Construire avec la ville d'hier

Peut-on construire la ville future avec les morceaux de celle d'hier ? Oui, et c'est Sébastien Duprat, directeur de Cycle Up qui nous l'explique.

Construire avec la ville d'hier

Entretien avec Sébastien Duprat de Cycle Up, à la fois place de marché en ligne et structure de conseil spécialisée dans le réemploi des matériaux de construction. Peut-on construire la ville future avec les morceaux de celle d'hier ? Sans doute, mais en repensant les pratiques et en inventant de nouveaux modes de coopération entre les acteurs.

Frédérique Triballeau > Bonjour, pourriez-vous tout d’abord vous présenter, ainsi que votre structure Cycle-Up ?

Sébastien Duprat > Je suis directeur général de Cycle-Up. Pendant les 15 premières années de ma carrière, j’ai œuvré en maîtrise d’œuvre, puis en conseil sur les questions d’immobilier et de ville durable, et enfin dans l’accompagnement de grands projets immobiliers, pour leurs performances énergétiques et environnementales. Il y a maintenant 18 mois, avec mes collègues, nous avons fondé Cycle Up. Dans les chantiers sur lesquels nous intervenions, il y avait toujours beaucoup de matériaux dans les bennes, parfois intacts voire neufs ! Nous nous obstinions à créer de la valeur et à construire bas carbone, mais dans les faits, ces grands projets restaient extrêmement gourmands en ressources, gaspillant beaucoup de matières. C’est à ce moment que nous avons voulu développer des solutions d’économie circulaire pour le bâtiment.

Cycle Up est une place de marché en ligne autant qu’une structure de conseil. Les acteurs du bâtiment ont besoin des deux. Nous les accompagnons pour entrer dans l’économie circulaire : mobiliser leur organisation, lever les freins économiques et méthodologiques. En parallèle, il faut stimuler la rencontre entre l’offre et la demande de matériaux de réemploi, l’économie circulaire est une question de flux. Nous avons commencé à développer des échanges de matériaux, avec notre seul carnet d’adresses, avec conviction en fonction des opportunités. Mais nous avons vite souhaité digitaliser ces échanges pour accélérer le mouvement et nous adresser à bien plus d’acteurs, avec une meilleure traçabilité.

Cycle Up formalise, accompagne et valorise ce qui existe souvent déjà de manière informelle et opaque. Ces transactions, le soir, à la fin des chantiers, totalement officieuses et qui ne respectent ni le code de l’environnement, ni celui du commerce ou du travail. Dans ces conditions, le maître d’ouvrage n’en perçoit aucun bénéfice pour son projet et le territoire ne voir aucun développement en matière d’emploi. On pourrait prendre l’exemple de Blablacar qui n’a pas inventé l'autostop, et nous, nous n’avons pas inventé le réemploi de matériaux. En apportant confiance et service, on peut développer une pratique au service de tous.

Frédérique Triballeau > Est-ce que cela fonctionne comme un Bon Coin des matériaux ? Quel est le service proposé derrière les échanges de matériaux ?

Sébastien Duprat > Le Bon Coin, c’est pour notre secteur un mauvais exemple, car il a été pensé pour les particuliers. Il s’agit bien d’un endroit où les gens se rencontrent pour envisager une transaction. Mais sur le Bon Coin, tout se passe « hors ligne » : le lieu du rendez-vous, le paiement, sans protection contre le recel et les mauvaises surprises de dernière minute, etc. Pour Cycle Up, au regard de notre cible professionnelle, le parcours d’achat est finalisé par un bon de commande avec signature électronique permettant la traçabilité des matériaux, le suivi des prix et le calcul du bilan carbone. Nous offrons aussi une série de services, comme le démontage ou le transport logistique avec des partenaires qui sont souvent des entreprises d’insertion. L’objectif, c’est que le réemploi se déroule dans des conditions optimales.

Frédérique Triballeau > Quelles sont les entreprises qui achètent sur votre plateforme ? Sont-elles aussi clientes de votre offre de conseil ?

Sébastien Duprat > Pas nécessairement. Ces deux offres sont indépendantes et notre plateforme est ouverte et utilisées par d’autres structures de conseil. Ce ne sont souvent pas les mêmes clients. Ceux qui ont besoin de conseils sont principalement les foncières et promoteurs immobiliers, afin de réaliser des diagnostics sur leur patrimoine ou d’accompagner leurs opérations. Sur la plateforme, les utilisateurs sont plutôt des constructeurs, architectes et des démolisseurs. On anime ces deux communautés, mais elles se croisent et nous participons à la mise en relation. Il nous arrive aussi régulièrement de valoriser sur la plateforme les matériaux identifiés dans le cadre de nos missions d’audit ressources.

Notre plateforme est ouverte à tous, entièrement gratuite et nous ne gagnons de l’argent que si les clients gagnent de l’argent. L’idée est d’engager les acteurs à tenter l’aventure du circulaire sans engager de dépenses préalables. Si les ventes fonctionnent, Cycle Up pourra alors facturer une commission de 5%. Si la ressource ne trouve pas preneur, ils n’auront rien perdu.

Frédérique Triballeau > Pourquoi est-il important selon vous de réemployer les matériaux du bâtiment ?

Sébastien Duprat > Pour 3 raisons. Premièrement, c’est économique. Et cela répond à des enjeux de logement abordable et de maitrise des dépenses immobilières, privées et publiques. Deuxièmement, c’est bas carbone. Cela répond de manière très pragmatique aux enjeux climatiques, en consommant moins de ressources et en émettant moins de CO2, en évitant la benne et évitant de la consommation de ressources pour produire de nouveaux matériaux. Troisièmement, cela s’inscrit dans un projet social et local : les matériaux sont déjà sur place, et les emplois pour le transport et le reconditionnement sont locaux. Il s’agit ainsi de relocaliser l’économie et de développer des filières locales d’emploi.

Frédérique Triballeau > Quelles sont les raisons qui motivent les entreprises que vous accompagnez ?

Sébastien Duprat > Le réemploi, c’est une solution environnementale qui permet d’envisager des économies, cela séduit beaucoup les entreprises qui sont dans un cadre compétitif très exigeant. Pour les grands groupes immobiliers, les motifs "carbone" ou « social » comptent beaucoup, pour se distinguer et répondre à leurs engagements RSE et accompagner leur politique d’innovation. L’économie circulaire a l’avantage d’être une démarche pragmatique et que l’on peut communiquer facilement et dont on peut mesurer les bénéfices. Dire que l’on va utiliser les matériaux qui échappent ainsi à la décharge et que l’on va faire travailler les entreprises du votre territoire, tout le monde trouve ça positif. Il y a d’autres sujets environnementaux bien plus complexes à communiquer et à mesurer.

Frédérique Triballeau > En effet. Mais que reste-t-il comme frein à un développement plus massif du réemploi ?

Sébastien Duprat > Il y a toujours le réflexe de consommation de toujours plus nouveaux produits dans une logique linéaire bien installée, puis de jeter des déchets, vite emportés. Et puis, il y a l’instinct de compétition très fort dans le secteur hautement concurrentiel ; L’économie circulaire consiste à échanger des matériaux, il faut souvent accepter de collaborer avec ses concurrents. Notre travail consiste à installer des comportements de coopération au milieu d’un jeu compétitif prononcé. Puis, il y a des modalités contractuelles, juridiques et assurantielles, qui changent des habitudes. C’est tout à fait faisable, mais il faut changer les habitudes de travail, les contrats types et installer de nouveaux partenariats. Ce n’est pas la même dynamique d’acheter à l’avance des portes dans un catalogue ou d’attendre la phase de réalisation pour voir les opportunités « disponibles au moment du chantier ».

Frédérique Triballeau > Est-ce que l’on pourrait alors considérer les bâtiments comme des banques de matériaux ?

Sébastien Duprat > Oui, c'est une partie de notre solution. Les bâtiments, il ne faudrait pas les déconstruire avant d’en avoir valorisé les matériaux. Sur la plateforme Cycle Up, on trouve des milliers de produits bons à être achetés et réemployés. La plus large part est encore en place dans des immeubles vides ! On ira les déposer une fois qu’une entreprise se sera montrée intéressée.

Frédérique Triballeau > Quelles sont les difficultés principales que vous avez rencontrées ?

Sébastien Duprat > Au début, les assurances apparaissaient comme le frein principal. Mais nous avons pu le lever en mettant au point une solution d’assurance avec Allianz pour que les clients de Cycle Up puissent effectuer des transactions en toute confiance.

Frédérique Triballeau > Donc chaque matériau de votre site est assuré. Quelle est la grille assurantielle alors ?

Sébastien Duprat > Pour tout vous dire, elle est très simple : c’est intégré dans les 5% de commission intégrés à la plateforme. Les conditions sont transparentes et visibles en ligne. Cela dit, au fur et à mesure de la massification sur ce marché, conditions pourraient évoluer. Mais pour le moment, la garantie matériaux s’étend une année, ce qui permet de vérifier la bonne re-mise en oeuvre.

Frédérique Triballeau > Êtes-vous optimiste quant au développement de l'activité ?

Sébastien Duprat > Je suis résolument optimiste ! Tout va beaucoup plus vite que ce que nous avions prévu. La croissance est au rendez-vous, nous avons récemment ouvert le service en Belgique et au Luxembourg. Il y a une nette accélération et qui semble profonde. On a dépassé l’effet de mode, nous travaillons avec des clients normaux, sur des projets normaux, avec des budgets normaux. Nous ne participons pas uniquement à des projets expérimentaux ou particulièrement innovants. Les six premiers mois, nous observions une transaction par mois. Les six suivants, une par semaine. Et maintenant, la plateforme enregistre près d’une transaction par jour ! Nous sommes maintenant 12 dans l’équipe, c’est plus qu’encourageant d’en être déjà là 18 mois après le lancement !

Frédérique Triballeau > Oui ! Et vous l’imaginez comment cette question du réemploi dans le bâtiment, dans 10 ou 15 ans ? Se sera-t-elle généralisée ?

Sébastien Duprat > Je pense que cela sera devenu un marché comme les autres. Il y aura plus d’acteurs économiques qui se seront structurés, avec le développement des savoir-faire de reconditionnement et des filières complètes structurées et économiquement robustes.

Frédérique Triballeau > Dans 10-15 ans, imaginez-vous qu’une ville entière qui puisse être circulaire ?

Sébastien Duprat > Je pense qu’on n’aura de moins en moins le choix. Les ressources ne sont pas infinies. Le jour du dépassement mondial était ce matin. On n’aura pas le choix d’être circulaire, les matériaux sont parfois le théâtre d’une authentique « guerre » économique. C’est déjà le cas sur certaines ressources. Aujourd’hui, il y a des pays qui menacent de stopper l’exportation des terres rares ou du sable, car il n’y en a presque plus. J’espère juste que cette transition sera pilotée et anticipée, plutôt que subie et anarchique.

Il y a de vrais défis avec les villes aujourd’hui : la croissance démographique, le renouvellement urbain ou l’urbanisme transitoire. Il faut faire le pont et des connexions entre la circularité et les nouvelles dynamiques urbaines.

Enfin, il y a les défis sociaux majeurs du mal-logement, de la rénovation énergétique et de l’accueil de populations en grande difficulté. L’économie circulaire développe des briques de solutions pour répondre à ces enjeux et trouver des réponses au profit des territoires et des populations.

De nouvelles formes d’urbanisme, des défis planétaires, des personnes à accueillir : on aura de nombreuses innovations techniques et sociales à imaginer avec des matériaux réemployés.

dixit.net / Octobre 2019