Habiter les interstices

Luc Schuiten nous dessine un monde où les rapports humain-nature serait plus doux et plus harmonieux en travaillant notamment sur les interstices de la ville.

Habiter les interstices

Entretien avec l'architecte utopiste belge Luc Schuiten, inventeur et bâtisseur d'un monde où les rapports humain-nature seraient plus doux et plus harmonieux. Un monde où l'on apprendrait enfin de la nature, sans la blesser. Autant de réflexions qui l'ont mené à développer le projet Archi-Human : des logements construits dans les interstices de la ville, pour sortir des sans-abris de la rue.

Frédérique Triballeau > Vous vous définissez comme un architecte utopiste. Pourriez-vous me dire ce que cela signifie pour vous et en quoi est-ce que cela enrichit votre travail d'architecte ?

Luc Schuiten > L'utopie, c'est ce qui n'a pas encore été expérimenté. Ce n’est pas suivre les voies qui sont connues, mais chercher comment répondre à nos vrais besoins avec des solutions innovantes. Me définir comme architecte utopiste, c'est un peu une provocation. Les politiciens voient l'utopie comme une injure, car cela paraît irréalisable. Alors que c'est de continuer à avancer vers un monde de consommation et d'argent qui n'est pas réaliste. Mon métier d'architecte utopiste c'est finalement de trouver des solutions réalistes. Des solutions qui correspondent beaucoup plus à la planète et qui nous réconcilient avec le vivant.

Le dessin est alors un formidable moyen de se projeter dans le futur et d’imaginer ce à quoi on voudrait qu’il ressemble.

Frédérique Triballeau > Cette façon de définir votre travail pose-t-elle des questions aux autres architectes ?

Luc Schuiten > Je ne sais pas très bien répondre à cette question parce qu'il y a autant d'avis différents qu'il y a d'architectes. Il y a des architectes que cela insupporte, d'autres qui trouvent cela vraiment intéressant. Ce qui nous manque le plus, c'est une vision positive de l'avenir. Ce que l'on nous montre ne fonctionne pas, dépense trop d'énergie et n'est plus en phase avec notre monde. Mon travail est une manière de m'inscrire dans le concret.

Frédérique Triballeau > Est-ce que vous pourriez me raconter d'où vient votre projet Archi Human ?

Luc Schuiten > Cela remonte assez loin. J'ai commencé mon travail d'architecte par une petite maison autonome que j'ai habitée durant une dizaine d'années avec ma famille. Une maison autoconstruite dans la forêt. C'était une des premières d'Europe qui fonctionnait avec les énergies du climat, du soleil, du vent, avec la récupération des eaux de pluie, etc... Cela m'a bien plu de faire l'expérience de cette vie en pleine nature, mais j'ai vite compris que c'est la ville qui est le premier lieu dans lequel il faut intervenir. C'est là que se trouve la majorité des gens, et c'est là aussi que le malaise est le plus grand. Tout y a été minéralisé, la nature n'a plus le droit de cité et on se retrouve dans un environnement de plus en plus hostile. J'ai senti qu'il fallait apporter une réponse à ce problème-là. Une réponse peut-être ponctuelle, mais très concrète.

J'ai commencé il y a 25 ans à travailler sur les espaces résiduels en ville. Il s’agit de "laissés pour compte" urbains dont personne ne s'occupe. Cela me paraissait alors assez facile de trouver des solutions d'aménagement avec les pouvoirs publics. Ces espaces deviennent vite des dépotoirs, des endroits où la publicité s’étale dans tous les sens. Ma réflexion de départ était d'y installer des portions de nature recomposée, avec l’idée de pouvoir trouver des endroits qui font rêver, qui sont poétiques, afin de réenchanter la ville. Car il s’agit de rendre la ville aimable.

J’ai fait de multiples projets qui n’ont jamais abouti. Cela ne m’a pas découragé pour autant. Il faut dire que j'avais trouvé une vraie satisfaction à chercher des solutions et à montrer qu'elles étaient possibles. Ces projets ont leur place dans mes tiroirs, mais certains ont aussi pu faire l’objet d’expositions. Ce n’était pas grand-chose, mais il me suffisait de voir que cela intéressait. Et puis j'ai pu avancer dans ma réflexion et dans ma manière de m'investir dans la ville.

Beaucoup plus récemment, en voyant les sans-abris dans les rues, j'ai pensé qu'il fallait les intégrer dans ces espaces résiduels. Il y a là un sens encore plus profond, encore plus important à ma profession d’architecte. J'ai donc fait de nouvelles propositions dans ces lieux délaissés, avec l’idée d’insérer 3 ou 4 logements en fonction de l’espace disponible.

J’ai trouvé des partenaires, nous avons créé une association sans but lucratif et nous sommes allés voir les politiques avec des projets très concrets sur des terrains déjà ciblés. Cela leur a plu, ils nous les ont cédés avec un bail emphytéotique pour 1 €. Nous avons alors réuni des capitaux pour pouvoir construire et nous avons maintenant plusieurs projets qui avancent bien et devraient être réalisés prochainement.

Frédérique Triballeau > En dehors des pouvoirs publics, quels sont vos autres partenaires ?

Luc Schuiten > Nos premiers partenaires sont les associations sociales. Sans elles on ne peut rien faire, car elles seules connaissent le terrain. Les trois associations de notre association travaillent avec le programme Housing First. Le principe est de loger sans condition des gens qui sont en grande précarité et qui sont souvent depuis fort longtemps à la rue. On leur donne un logement sans limite de temps, et sans leur demander quoi que ce soit en retour, si ce n’est de le respecter. Ce côté inconditionnel est très important, il est à la base de ce programme né aux États-Unis. Nous sommes aussi en partenariat avec une organisation française la Foncière Chênelet, autant intéressée par les enjeux humains qu'écologiques.

Frédérique Triballeau > En termes d'écologie, quelles sont les ambitions de ces projets ?

Luc Schuiten > Dans le programme Archi Human, l’idée était de faire de nouvelles constructions en matériaux biosourcés. Elles pourront alors revenir un jour à la nature sans devenir des déchets. Nous avons élaboré une réflexion autour de la circularité des matériaux et sur les chancres, ces espaces-déchets rejetés par la ville, pour les transformer en quelque chose de précieux. On peut d'ailleurs faire un parallèle avec ces humains qui ont eux aussi été rejetés par la société.

Propositions de projets Archi Human à Bruxelles, Luc Schuiten

Frédérique Triballeau > Une petite question technique. J'ai pu voir que vous parliez de biobéton fabriqué par les coquillages et de bioverre par les insectes. Mais qu'est-ce que c'est ? Je ne connais pas du tout.

Luc Schuiten > Mais moi non plus ! Cela fait partie d'une réflexion biomimétique. Le coquillage est un biobéton magnifique : il prend le sable qu’il lui faut autour de lui, en absorbant du CO2 plutôt que d’en produire. Le coquillage est un exemple remarquable et si lui le fait, alors pourquoi pas nous ? Il crée du béton sans haute température, sans haute pression, sans usine, simplement avec son organisme. Nous aussi avons appris des technologies incroyables, mais elles sont toujours liées à l’industrie, voire à l’industrie de la guerre. Nous ne sommes pas suffisamment allés chercher du côté des voies douces, biologiques et biomimétiques. Il y a maintenant des laboratoires qui y travaillent, car on sait que cela pourrait permettre de découvrir de vraies solutions pour la planète. Mais cela n’avance pas très vite, car les capitaux n'affluent pas autant que si le projet était de faire une super bombe atomique.

Frédérique Triballeau > Oh oui... Pour finir, comment rêvez-vous la ville en 2040 ?

Luc Schuiten > Je rêve surtout avec un crayon et un pinceau. Le rêve doit se traduire par une image, je dois pouvoir m’y promener et proposer à d’autres gens de me rejoindre.

En fait, je n’aime pas le terme “rêver” car le rêve peut se transformer en cauchemar. Dans le rêve, tout est possible, on peut voler juste en agitant les mains. Mais moi, j’essaie de construire. Construire peut passer simplement par un dessin, toute réalisation passe par un dessin. Pour un architecte, dessiner quelque chose, c’est déjà anticiper sur le futur. C’est le secret qui est le fondement de la pensée, c’est là-dedans que va s’inscrire le langage qui est ensuite mis en scène. C’est bien un travail prospectif, mais je ne dirais pas que ce que j’imagine est nécessairement le plus probable. C’est plutôt ce qu’il serait intéressant de bâtir, le sens vers lequel il faudrait aller.

Il s’agit surtout de faire comprendre à un maximum de gens que d’autres futurs sont possibles et que c’est à nous, maintenant, de les réaliser.

Et ça, c’est très loin d'être un rêve...

Pour aller plus loin :