Né sous le signe de l’hexagone
Un concept français inovant de chaussée urbaine démontable qui a inspiré le Sidewalk Labs de Google pour son projet urbain à Toronto.
Une ville, ça grandit. Souvent. Et pour grandir, une ville n’a que deux solutions : s’étaler ou se transformer. Elle peut s’étaler en conquérant plus ou moins élégamment les champs qui l’entoure. Elle peut sinon s’engager dans une auto-transformation, une reconstruction patiente lui permettant d’accueillir toujours plus d’usages à périmètre constant. Ce processus vertueux que j'ai appelé l’urbanisme circulaire, permet d’épargner (notamment) ces terres agricoles dont nous avons de plus en plus besoin.
Reconstruire la ville sur elle-même peut prendre des formes très différentes : réemploi de sites délaissés (friches industrielles, hôpitaux désaffectés…), densification du tissu urbain (bouts de jardins vendus pour la construction d’une maison, immeubles de 40 logements qui prennent la place de 3 pavillons…), voire même intensification des usages sans transformation (logements loués au lieu d’être vides, restaurants qui servent de coworking…)
Mais à chaque fois le même problème se pose : l’espace public urbain (la rue), censé être immuable, est perturbé par la transformation des espaces privés (les parcelles qui mutent). Le résultat ? Des projets urbains qui prennent des airs de quartiers en guerre pendant les années de chantier, ou des rues tout juste finies qui sont déjà défoncées pour aller chercher les réseaux qu’elles abritent. Au final des commerces qui pâtissent du désordre, des riverains excédés par les nuisances de chantiers, puis des enrobés rapiécés sommairement, qui finissent en nids de poules au bout de quelques années…
Des petits pavés en béton ont peuplé l’Ile de Nantes pour résoudre ce problème, en proposant un sol modulaire qui peut être monté et démonté à l’infini afin de permettre à la ville de s’adapter en continu au changement de ses usages. Si cette solution est adaptée aux trottoirs, elle est inapplicable pour les chaussées, dont l’enrobé doit être rapiécé après chaque opération.
On pourrait se contenter d’attendre les dégradations, puis de demander aux livreurs de pizza de combler les nids de poule, mais une autre solution serait d’imaginer une chaussée faite pour être régulièrement démontée. C’est ce qu’ont inventé les ingénieurs de l’IFSTTAR il y a une dizaine d’année.
Début de la visite.
L’IFSTTAR ? C’est l’Institut Français des Sciences et Technologies des Transports, de l’Aménagement et des Réseaux, un laboratoire de recherche public au nom un peu rêveur, mais qui est bel et bien tourné vers le concret de nos villes.
Comme Thierry Sedran — de l’IFSTTAR — nous le raconte, l’objectif initial était d’imaginer une chaussée capable de suivre les évolutions de la ville, tout en gardant toutes ses qualités dans le temps :
Quand on finit une chaussée en ville, à coup sûr quinze jours après il y a un gestionnaire de réseaux qui vient y faire un trou pour aller changer un tuyau ou un câble. On se retrouve avec des chaussées qui sont toujours défoncées parce qu’on n’arrive jamais à bien les reboucher après intervention. Il fallait donc trouver une technique qui permette d’accéder à nos réseaux et de restituer la chaussée rapidement, avec un état de surface nickel.
Au fur et à mesure des tests, le concept a évolué pour aboutir à un modèle relativement stabilisé de chaussée urbaine démontable ou « CUD » (On aime bien les acronymes dans ce monde-là aussi).
Le motif hexagonal très particulier de ce sol associe une recherche esthétique à des considérations purement techniques :
Toutes les géométries ne permettent pas de paver un espace. Vous pouvez paver un espace avec des triangles, des carrés ou des hexagones. Quand vous utilisez un triangle ou un carré, vous avez des angles qui sont assez pointus, et en roulant dessus vous concentrez les contraintes et risquez la rupture. D’où l’idée de l’hexagone qui permet d’avoir des angles ouverts et de minimiser ces risques.
Ce n’est pas un choix innovant, cette géométrie se retrouve couramment dans du pavage piéton (comme ceux de Gaudì à Barcelone), mais il est poussé ici à une toute autre échelle : les dalles font ici près d’un mètre de diamètre, pour 20 cm d’épaisseur dans leurs dernières versions. De beaux bébés.
Ces dalles dissimulent un travail approfondi de la sous-couche (qui contient les réseaux), destinée à être suffisamment souple pour être remaniée simplement, mais aussi assez stable pour se « découper » proprement à la pelle mécanique, sans provoquer d’effondrement. L’objectif est de réduire le temps et les nuisances de chantier en limitant notamment les besoins d’étaiement.
Un concept intéressant à plus d’un titre, dont le rendu surprenant dissimule pas mal d’innovations sur les matériaux et les méthodes, tirant notamment parti de la mécanisation croissante des chantiers.
Restait à se confronter au réel.
Nous avons travaillé un certain nombre d’années à développer différents types de dalles. Nous avons fait des dalles indépendantes, où les hexagones sont posés les uns à côté des autres. Cette technique a été déployée à Saint-Aubin-lès-Elbeuf près de Rouen. Ces grosses dalles qui sont assez pesantes sont stables grâce à leur poids. Cela convient pour un lotissement, mais dès que les trafics sont plus importants, les dalles ont tendance à battre et à générer du bruit.Nous avons donc développé une deuxième technique, les dalles emboîtées, testées à Nantes. Ces dalles — plus petites — sont solidarisées entre elles avec des languettes. Pour les démonter, vous enlevez quelques pavés sur le côté puis vous faites coulisser ces dalles les unes par rapport aux autres. Vous arrivez ainsi à démonter et remonter la chaussée très rapidement pour intervenir sur vos réseaux, sans risque de battement.
La confrontation au réel a donc permis de préciser le concept, mais aussi de démontrer les avantages de la CUD :
- Une capacité a être montée et démontée tout en gardant ses qualités au sol fini (contrairement à l’enrobé). La même souplesse qu’un pavé, mais pour un trafic bien supérieur.
- Une grande facilité d’intervention sur les réseaux sous-jacents, en limitant les nuisances et le temps de chantier.
- Mais aussi une capacité à réemployer les dalles au besoin, voire à les recycler.
Reste à donner une réalité économique à tout cela. L’analyse a montré à l’époque (il y a 10 ans) que sur l’ensemble de la vie de la chaussée (30 ans), en intégrant notamment les réductions de coûts d’entretien, d’intervention sur les réseaux et les nuisances aux riverains, la CUD était largement compétitive par rapport à une voirie urbaine traditionnelle.
Mais comme souvent cette analyse en coût global (dans le temps long), a du mal à faire passer un coût d’investissement (immédiat) significativement plus important, surtout quand la crise de 2008 sonne un coup d’arrêt à bien des chantiers d’aménagements. Les chantiers-tests s’arrêtent donc là :
Nous avons laissé vieillir nos structures, notamment celle de Nantes, qui a été soumise à un trafic quotidien de 20 à 30 poids lourds. Au bout de dix ans, la dalle est très belle encore. Ça va au-delà de nos espérances, ça se comporte très bien.
L’histoire va-t-elle en rester là ?
Non bien sûr, elle a repris récemment. Au printemps 2018 à Toronto, la filiale de Google Sidewalk Labs présente (sa) rue de demain, qu’elle compte bien déployer dans le quartier qu’elle est en train d’aménager : un prototype en bois de pavés hexagonaux, dissimulant des fonctionnalités poussées comme un éclairage, une signalisation dynamique, des capteurs, un chauffage permettant de dégager la glace…
En fouillant un peu, la forme hexagonale n’est pas le fruit du hasard, et la référence au travail de l’IFSTTAR est explicite. Mieux, les ingénieurs de Google sont venus à Nantes pour voir tout ça en vrai, et rencontrer les frenchies :
Les gens des Sidewalk Labs sont venus nous voir pendant deux jours, l’air très intéressés. J’espère qu’ils vont s’approprier le concept. Cela pourrait aller très vite, puisqu’ils ont des gros moyens financiers, que nous n’avons pas. C’est exactement notre souhait, que ces idées arrivent sur la place publique: nous n’avons volontairement pas breveté le système car nous sommes vraiment dans la démarche de la recherche publique : notre objectif est que ce soit une technique généralisée, que toutes les entreprises puissent acquérir.
Ce petit voyage, les ingénieurs des Sidewalk Labs de Google le racontent dans un podcast dédié. Au-delà des fonctionnalités supplémentaires, le cœur du concept (la modularité permettant d’accéder aux réseaux et de modifier la configuration de la chaussée en continu) est clairement repris. Reste à voir comment ce concept né sous le signe de l’hexagone va prendre vie à Toronto.
Loin des projecteurs des GAFA qui jouent à SimCity, à Nantes aussi les affaires ont repris. Agrémentée de nouvelles fonctionnalités (dalles poreuses à l’eau de pluie, couleur modifiable, capteurs, LED…), notre dalle hexagonale revient sur le devant de la scène dans le cadre du programme I-Street, qui bénéficie de financement dans le cadre du Programme d’Investissement d’Avenir (PIA) :
Nous en sommes au tout début de ces fonctionnalités avec la route de cinquième génération, la route intelligente équipée des capteurs dans tous les sens, de lumières,…
Après 10 ans d’arrêt, la chaussée urbaine démontable recherche donc de nouveaux espaces pour se déployer dans le cadre de démonstrateurs, prémices d’une commercialisation.
Concevoir des espaces publics (chaussées comme voiries) capables d’accompagner les transformations d’un bâti qui s’adapte aux changement des usages est manifestement possible. Reste à comprendre pourquoi des technologies qui démontrent leur pertinence peinent à passer à l’échelle (scale-up), comme l’illustrent les 10 ans d’arrêt du projet de chaussée urbaine démontable.
Sans doute est-il nécessaire de penser les arbitrages économiques selon une vision complète des coûts (en coût global, intégrant les économies d’exploitation et la réduction des nuisances) et pas uniquement sur le niveau des investissements à court terme. Un changement de regard qui induit des changements en profondeur sur le processus de fabrication et de gestion de la ville, interrogeant les acteurs et leurs missions.
Plus grave sans doute est la lumière crue jetée par cet exemple sur la faible capacité à déployer les innovations qui portent sur la fabrication de la ville : cette incapacité à passer de la (bonne) idée à un déploiement sur le terrain condamne-t-elle nos villes à attendre l’intervention des GAFA pour faire passer au réel les concepts issus de la recherche ?
Sylvain Grisot · Décembre 2018