Il faut tuer Jay Walker !

Jaywalker ou la grande campagne de communication pour accepter la voiture dans la ville.

Il faut tuer Jay Walker !

Connaissez-vous Jay Walker ? Je ne le connaissais pas il y a de ça quelques semaines, avant de dĂ©couvrir l’ampleur de la chasse Ă  l'homme engagĂ©e contre lui aux Etats-Unis. L'article d'un journal local de Tacoma (Etat de Washington) permet de comprendre la violence de la traque : "Les Automobile Clubs de tout le pays sont mobilisĂ©s pour aider Ă  exterminer Monsieur et Madame Jay Walker, et tous leurs petits Walkers." Glaçant.

C’était en 1913, la chasse dĂ©butait alors aux Etats-Unis, et n'a pas cessĂ© depuis. Bien sĂ»r Jay Walker n'a jamais existĂ©, mais il fallait l'inventer pour assurer la transition vers une ville dessinĂ©e par la voiture.

Ce Monsieur est le personnage central d'une campagne de communication contre le piéton qui traverse la route sans précaution, organisée par le lobby automobile dans les années 1910 et 1920. Le "Jay" doit pouvoir se traduire par "pequenot", celui qui ne sait pas se comporter dans la ville. Monsieur "Jay Walker" ne sait donc pas marcher (walk) en ville.

Cette campagne a été un tel succÚs que le nom propre se transforme en nom commun, et "jaywalker" entre au dictionnaire en 1924. Mais au-delà d'une consécration linguistique, cette opération d'ingénierie sociale est une magnifique réussite puisqu'en concentrant le regard sur le piéton - Monsieur Jay Walker - elle a réussi a instaurer la domination de la voiture dans l'espace public. AprÚs les esprits et le dictionnaire, ce sont la législation, l'organisation de la ville et des ses espaces publics suivront.

On oublie souvent qu'au début du 20e siÚcle, les rues étaient encore largement partagées entre plusieurs usages entre lesquels aucun mode de régulation hiérarchisé n'était instauré. Une forme de coexistence relativement pacifique, permise par les vitesses modestes des différents engins. Et oui, les enfants jouaient dans les rues, entre les calÚches, charrettes à bras et les autres piétons. La rue était à tout le monde.

Mais la révolution automobile est arrivée trÚs brutalement. Reprenons ces images bien connues de la 5e avenue à New York. Si en 1900, on distingue une seule voiture dans le défilé de calÚches, en 1913 les chevaux ont été totalement évincés de la rue.

Une révolution technologique et industrielle radicale en une décennie, un rythme bien plus rapide que celui du renouvellement concret des espaces publics, mais aussi des esprits. Une phase de transition s'engage donc pendant cette période, pendant laquelle la voiture envahit les rues, mais n'a pas pour autant assis sa domination sur la ville - et définitivement repoussé le piéton sur son petit trottoir.

Car la voiture est Ă©videmment trop rapide pour permettre une coexistence pacifique avec le fragile piĂ©ton. Le dĂ©but du siĂšcle est une pĂ©riode de lutte intense autour d'un sujet qui nous agite encore : Ă  qui appartient la rue ? Contrairement Ă  ce que l'on pourrait penser, la victoire de la reine automobile n'Ă©tait pas assurĂ©e : elle est rĂ©guliĂšrement dĂ©peinte comme un monstre tueur d'enfants, et des lĂ©gislations imposant de limitateurs de vitesse automatiques sont mĂȘme un temps envisagĂ©es (tiens, tiens....)

L'industrie automobile se devait de réagir, au risque de voir son développement limité faute d'infrastructures adaptées, mais surtout de pratiques collectives de l'espace public qui lui soient compatibles. Comme le résume trÚs bien Peter D. Norton :

"Avant que la rue puisse ĂȘtre reconstruite physiquement pour accueillir des vĂ©hicules Ă  moteur, elle devait ĂȘtre reconstruite socialement en tant qu'espace public moderne."

Il fallait donc engager une ingĂ©nierie sociale puissante pour que la voiture devienne, dans les esprits, la propriĂ©taire lĂ©gitime de la rue. Monsieur Jay Walker est donc prĂ©sentĂ© en empĂȘcheur de moderniser en rond, lui qui ne sait pas se comporter comme un urbain civilisĂ©. Mais on est loin d'une campagne gentiment moralisatrice comme on peut aujourd'hui les connaĂźtre, celle-ci utilise des ressorts puissants : le ridicule et la honte.

Monsieur Jay Walker est donc ridiculisé publiquement au cours de campagnes menées par les pouvoirs publics (affichage, signalétique, parades...) visant à faire naßtre un sentiment de honte auprÚs de ceux qui pourraient se voir associer à lui par leurs comportements déviants. Ce n'est donc plus la voiture qui tue, mais bien le piéton qui cherche la mort. Belle opération de retournement des esprits.

Les infrastructures se sont progressivement adaptĂ©es, avec la naissance prĂ©coce des passages cloutĂ©s (au dĂ©but ignorĂ©s par les piĂ©tons), des feux rouges, puis en 1925 d'une rĂ©glementation (Ă©videmment nĂ©e Ă  Los-Angeles) actant dĂ©finitivement la fin de l'Ă©galitĂ© des droits sur la rue et l'obligation faite aux piĂ©tons de respecter, eux aussi, des rĂšgles de circulation. Fait intĂ©ressant, les policiers n'ont pas eu besoin de verbaliser les piĂ©tons contrevenants, mais ont misĂ© une fois de plus sur la force du ridicule : ils signalaient les dĂ©viants d'un coup de sifflet, attirant le regard accusateur des honnĂȘtes citoyens contre les jaywalkers.

Avant de reconstruire l'espace public et ses rÚgles explicites d'usage il fallait donc bùtir de toute piÚce une nouvelle culture pour aligner les pratiques sur les besoins de la révolution technologique automobile. Une culture qui pose comme un état de fait légitime la prise de pouvoir de la voiture sur la rue, le piéton étant prié de ne pas la déranger. Depuis, la ville a été construite sur cette domination, et un compte à rebours indique encore aux rares piétons qui tentent de traverser les rues de Los-Angeles les quelques secondes qu'il leur reste pour traverser, histoire qu'ils pressent le pas.

Au-delĂ  de rappeler que la voiture ne dessine la ville que depuis un siĂšcle - un temps pas si long finalement - tentons de tirer de cette histoire quelques enseignements plus larges :

  • D'abord retenir qu'une technologie ne s'impose pas nĂ©cessairement par son avance technique ou Ă©conomique, mais qu'elle a aussi parfois besoin d'une reconstruction du cadre social dans laquelle elle Ă©volue afin de prospĂ©rer. Les Google Glass en ont fait les frais, les opĂ©rateurs de trottinettes Ă©lectriques feraient bien d'avoir cela en tĂȘte...
  • Ensuite que l'ingĂ©nierie sociale (sans doute plus efficacement que la communication traditionnelle) peut ĂȘtre un puissant levier pour amorcer des changement structurels de comportements collectifs, notamment quand elle mobilise sans complexe les puissants ressorts humains que sont le ridicule et la honte.

Au moment oĂč un changement de paradigme radical s'impose Ă  nous, et que nous luttons assez vainement pour dĂ©velopper les alternatives Ă  la voiture solo en ville et dĂ©carboner nos Ă©conomies, il est peut-ĂȘtre temps de retourner les armes de l'industrie automobile contre elle, et de lancer une chasse au Jay Walker du XXIĂšme siĂšcle.

Vous auriez une idĂ©e de nom pour incarner le personnage de cet honnĂȘte citoyen qui vient de dĂ©poser ses enfants Ă  l'Ă©cole en SUV diesel ?

Sylvain Grisot · Mai 2019

Pour aller plus loin :

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