Safari californien

Voyage en Californie à la découverte de la terre mère de micromobilités.

Safari californien

C'est en Californie qu'ont émergé les micromobilités, il fallait donc y aller pour comprendre ce phénomène. Récit d'un voyage à la rencontre de trottinettes et de vélos électriques.

(couverture : Diagonal freeway - Wayne Thiebaud 1993)

Sortie de chez les amis quelques heures avant le lever du jour, et je tombe déjà sur un spécimen isolé auréolé d’une lueur bleutée. Il attend au bord du trottoir un passant entreprenant.

Mon Uber roule en Prius. Il n'aura bientôt plus la place de regarder la route tellement il a de smartphones accrochés à son pare-brise. Et il écoute Nostalgie.

Aéroport de Roissy, passage des contrôles de sécurité, foule des grands jours. L'expérience de l'utilisateur d'un abattoir – vue "côté cochon". Vague souvenir de ce roman de Cory Doctorow (Makers) qui m'avait pourtant marqué. Un futur proche où les contrôles de sécurité deviennent tellement tatillons qu'un déplacement en avion nécessite fréquemment des contrôles dénudés, des retards et des refus d’embarquement arbitraires. Bientôt.

Il n’est finalement pas si impressionnant que ça cet A380, décevant. Déplacer un si gros truc pour aller voir des trottinettes…

Je mets le cap vers la Californie pour un safari à but purement scientifique : observer les essaims de trottinettes apparus récemment sur les trottoirs américains, pour en comprendre l'écologie particulière et accompagner leur migration éventuelle vers nos cieux. Aucun spécimen ne sera maltraité pendant cette étude.

Carnet de voyage.

Day 0 Los Angeles

30 minutes d’attente pour intégrer mes empreintes digitales et ma photo dans les bases de données du Homeland Security Department. L’occasion de regarder en boucle un film muet qui nous fait comprendre les USA en quelques cartes postales vidéo : Une fusée qui décolle dans un panache de fumée, un agriculteur qui pose fièrement devant son champ de maïs, deux blondes en bikini sur la plage, les 4 présidents gravés dans la falaise, un match de base-ball… Soit.

Los Angeles n’est pas qu’une ville faite pour la voiture, elle n’est habitée que par elles. Une nature de ville harmonieuse, cohérente. L’autoroute à 12 voies devient “urbaine” et passe à 6 pour pénétrer la ville, au détour d’un échangeur titanesque. Les immeubles aussi sont pour l’essentiel peuplés de voitures, au moins dans leurs premiers étages.

Seules erreurs au tableau qui viennent perturber cette harmonie : ces rares piétons qui traversent au pas de course les larges avenues sous la menace des moteurs rugissants, d’un compte à rebours menaçant ; et quelques vélos réfugiés sur les trottoirs.

Tiens, une trottinette rose. Spécimen zéro.

Le Musée Petersen est en fait un superbe parking. La confusion règne avec ces voitures de collection garées à côté des voitures des visiteurs. Une sorte de lieu de culte où l’on croise de magnifiques spécimens.

Culture maintenant, avec la visite du LACMA. Voiture toujours, mais des petites, avec Métropolis II de Chris Burden. Impressionnant. Une employée taciturne est nichée au cœur de l'installation, prête à intervenir à tout moment en cas de sortie de route d’un des bolides.

Le retour nocturne permet d’observer ça et là quelques trottinettes de différentes espèces, couchées sur le sol dans un parfait état d’abandon. Qui donc pour les traiter aussi sauvagement ?

Day 1 Santa Monica

Santa Monica donne l’impression d’avoir été construite selon des plans de décors de films américains. Les sans-abris et l’odeur de cannabis en plus.

C’est ici l’épicentre de l’explosion des micromobilités. Aux vélos partagés traditionnels (des Vélibs locaux), s’ajoutent ça et là des vélos en free-floating, mais surtout toutes les variétés ou presque de trottinettes électriques. C’est bien ici leur habitat naturel.

L’irruption de ces petits engins sur les trottoirs lustrés de Santa Monica ne remonte qu’à quelques mois, et leur présence n'est pas encore pleinement acceptée. Certains ont du mal à trouver leur place, et gênent le passage des piétons, d’autres se regroupent proprement dans de petits enclos délimités au sol. Mais souvent les trottinettes gisent par terre, poussées par quelques mains vengeresses.

Les échanges avec les acteurs locaux le confirment : l’irruption soudaine de ces centaines de trottinettes sur l’espace public est loin de passer inaperçue. Les slaloms entre les piétons de certains pilotes peu précautionneux, ou les tas d’engins abandonnés au milieux des trottoirs marquent les esprits : “Keep it out of the sidewalk, that's what people complain the most.”

La sensation d’être à cette période charnière où une nouvelle technologie se démocratise, mais doit encore être collectivement apprivoisée. Comme au temps de l’explosion du portable, où les wagons SNCF étaient animés par des dizaines de conversations téléphoniques impudiques.

Passage express par la Case Study House de Eames. Magnifiques vues sur le Pacifique, simplicité des volumes, légèreté des structure…

Le passage par le centre-ville de L.A. confirme la place centrale, unique, de la voiture dans la ville. Au pied de buildings serpentent de larges avenues dédiées au flot des voitures. Pour des raisons géologiques ou culturelles, le parking est assumé au lieu d’être enterré. Il s’insère entre les tours pour occuper tous les espaces encore libres, occupe les premiers niveaux, fragmente les trottoirs et les séparent de leurs voies d’accès… Les voitures filent à des allures inurbaines, les rares piétons attendent que le feu leur laisse quelques instants pour se glisser de l’autre côté du fleuve.

Day 2 UCLA

Nuit agitée. J’ai rêvé que j'étais dans une série américaine, en pleine course-poursuite entre les policiers du LAPD et une bande de gangster au volant d’un pick-up surpuissant. Ah non, c’est juste une voiture de police qui fend la nuit toutes sirènes hurlantes et qui vient de me réveiller.

Cap sur la University of California, L.A. (UCLA). On arrive en retard à notre rendez-vous avec Donald Shoup – le pape du parking – pour cause d’embouteillages et de difficultés à se garer, ironie. Une forme de Maitre Yoda souriant, optimiste et curieux, qui nous reçoit dans son petit bureau encombré jusqu’au plafond par des publications de toute sorte. L’échange est riche et porte autant sur ses questionnements autour de ces trottinettes apparues soudainement, que sur son travail sur le parking et la planification urbaine :

Quand j'ai publié le premier livre, la moitié des urbanistes pensait que j'étais fou, et l'autre moitié que j'étais un doux rêveur. Mais le livre a quand même été publié par l'American Planning Association. C'est comme si le Vatican publiait un livre recommandant le mariage homosexuel ! Ils étaient pourtant très critiques, mais maintenant - 14 ans après - San Francisco a enlevé toute obligation de stationnement, et mis en place un prix dynamique du stationnement. Tout ce que j'avais proposé y a été mis en place. Le monde de l'urbanisme peut donc changer de direction, je pense que l'on a fait un demi-tour complet.

UCLA est une forme d’oasis dans la ville. Les voitures (même les Uber et Lyft) sont cantonnées aux franges d’un campus serein, peuplé de bâtiments universitaires semés dans leur jardin comme autant de monuments à la gloire des architectures du siècle dernier. Les trottinettes sont là, ne manquant pas d’encombrer les accès aux bâtiments, voire de s’étaler au milieu des trottoirs.

Certaines trottinettes Bird (oiseau), ont été renommées Turd (fiente) au moyen d’un autocollant très propre, visiblement mis en place par un artiste de Santa Monica (#BirdTurds) qui a son petit succès sur les réseaux sociaux. On est loin du consensus visiblement.

Day 3 Big Sur

Chemins de traverse : cap sur San Francisco, en longeant le Pacifique. Magnifique.

A l’arrivée, on est plantés deux fois par des chauffeurs Uber. Plus de chance avec cette chauffeuse Lyft, qui nous pilote vers notre Airbnb en suivant le chemin indiqué par Waze. Welcome in #SF.

Day 4 Berkeley

Traversée en bateau de la Bay au petit matin, pour rejoindre le Craneway Pavillion. Un bâtiment industriel des années 30 absolument magnifique, niché au bord de l’eau. Avant d’accueillir ce congrès sur les micromobilités (trottinettes, vélos, etc…), c’était déjà un lieu dédié aux mobilités puisqu’on y produisit notamment la Ford A et les jeeps de la seconde guerre mondiale. Aussi un lieu symbolique de conquête de libertés pour les femmes.

Toute la journée, la brume et le soleil jouent à cache-cache pour révéler par surprise le skyline de San Francisco sous un nouveau jour.

Pendant ce temps se croisent des mondes à la tribune du Micromobility Summit :

  • des financiers passionnés de logarithmes
  • des start-upers modestes “we are building the largest transportation in the world”
  • d’autres plus ambitieux “we build the subway system of the 21st century”
  • des fonctionnaires municipaux qui partagent leur passion “the joy of public service is priceless”
  • des investisseurs passionnés d’action publique “regulatory risk is real”
  • et même une transhumaniste qui veut augmenter l’homme “we can be all superheros”

Cette dernière m’a fait penser à Wall-E, mais je ne pense pas que ce soit ce qu’elle avait en tête.

Découverte du concept de « moto-amnésie » : cette pathologie spécifique au conducteur de voiture, qui lui fait oublier qu’il n’est pas utilisateur que de ce mode de transport, et que lui aussi est piéton parfois, voire même cycliste.

A Los Angeles l’insertion de pistes cyclables sur un boulevard urbain (6 voies) donne lieu à une lutte acharnée des conducteurs de « Keep LA Moving » contre le passage à… 4 voies. Ce serait uniquement ridicule si l’impact se limitait à un boulevard, mais cet exemple freine les ambitions cyclistes de toutes les villes de la région, qui ont peur des levées de pare-choc des riverains.

Day 5

Aujourd’hui tournée des grands ducs, série de rendez-vous avec des opérateurs de micromobilité. On commence à y voir plus clair.

Théâtre ce soir. Des jeunes, 14-16 ans, impressionnants. Tous ont fait le choix de pièces sombres, voire noires : reflet du temps ou reflet de nos peurs d’adultes ? Passionnante représentation de « Words, Words, Words », de David Ives.

Day 6

Elle est belle cette ville, assez simplement. La richesse n’y est sans doute pas aussi ostensible qu’ailleurs. Elle est bien là pourtant.

Ses rues sont plus accueillantes aux vélos que celles de Los Angeles, excepté pour ce qui est de la topographie légendaire. Elles sont aussi plus calmes. Moins de F150 ici, les rues sont encombrées de Prius et Tesla.

Tiens, une voiture autonome. Un opérateur est quand même derrière le volant, mais sans le toucher. Super job.

Tiens une autre.

Quelques trottinettes et vélos en libre-service attendent ça et là. Ce sont les derniers spécimens laissés en liberté par la Ville après la battue qu’elle a organisée. Une interdiction quasi-complète qui est un contrecoup direct de l'invasion incontrôlée des Uber et Lyft. A l’époque la Ville a été dépossédée de tout pouvoir de régulation par l'État de Californie, qui a limité les contraintes sur les opérateurs. Les conséquences sont aujourd’hui très visibles, avec une intensification significative du trafic et de fortes perturbations dues aux véhicules qui déposent leurs passagers en double file.

Je ne pouvais pas passer à San Francisco sans aller voir le Golden Gate Bridge. Plus de 200m au-dessus d’une eau très agitée, il marque l’entrée de la Bay depuis la fin des années 30. Il a passé sans encombre des dizaines de tempêtes, bien mieux par exemple que le fameux Tacoma Narrows Bridge.

Des séismes aussi, notamment celui de 1989. Mais pas certain qu’il ne passe le suivant, quelques travaux sont donc en cours pour plus d’un milliard de dollars. Sans toucher à son image, le pont est peu à peu reconstruit sur lui-même. La moitié de l’acier a déjà été remplacé, le reste suivra.

Passionnante question que celle des infrastructures de la ville, ici comme ailleurs.

Mais bon, il est temps de rentrer.

Sylvain Grisot · Février 2019