La ville du réemploi

Echange avec l'architecte Aniss Tlemsamani autour de la structuration d'un écosystème circulaire dans le bâtiment à Nantes et des enjeux du réemploi dans la ville.

La ville du réemploi

Cet article est la retranscription d'un entretien réalisé le 17 novembre 2020 avec l'architecte Aniss Tlemsamani. Vous pouvez aussi l'écouter via notre podcast.

Aniss Tlemsamani bonjour. Est-ce que tu pourrais te présenter ?

Je suis architecte exerçant à Nantes depuis maintenant une douzaine d'années. Je suis sorti de l'École d'Architecture de Nantes en 2008. Je me suis mis en exercice dans la foulée. J'ai beaucoup travaillé sur des projets de petite échelle avec une approche environnementale assez marquée. Je me suis également essayé à de la programmation d'habitat participatif en AMO.

Aujourd'hui, je travaille sur un sujet auquel je m’étais intéressé dès la fin de mes études : la circularité des matériaux dans le bâtiment et les travaux publics. Je me suis vite aperçu qu’il y avait encore peu de travail dans ce domaine à la sortie de mes études. Chemin faisant, je m’ennuyais un peu dans ma pratique, alors je me suis réintéressé au sujet une dizaine d’années plus tard, et le paysage a bien évolué.

C’est une idée très concrète : comment on construit des rues, des bâtiments dans une logique circulaire ? Est-ce que tu peux nous préciser ce qu’est un écosystème circulaire dans le bâtiment et les travaux publics ?

Aujourd’hui, dans l’approche du bâtiment et des matériaux, le terme qui revient le plus souvent est celui de « réemploi ». En fait, le réemploi n’est qu’une des modalités de la circularité de la matière. Il y a aussi la réutilisation des matériaux et le recyclage, qui est la méthode la plus connue. Ce qui fait écosystème, à mon sens, c’est de lier ces trois modalités qui sont complémentaires les unes des autres.

Pour le recyclage, j’ai en tête du béton qu’on concasse et qu’on utilise comme matériau de base en structure de chaussée. En revanche, quelle est la nuance entre réutilisation et réemploi ?

Le réemploi, c’est la réutilisation d’un matériau à usage identique, alors que la réutilisation implique que le matériau soit « dégradé » en passant par le statut de déchet, ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas de valeur d’usage. Mais on peut le détourner de l’usage initial.

D'accord. Soit une porte que l'on retire d’un bâtiment qui vient d’être déconstruit et qu’on réutilise sur un bâtiment neuf, soit une porte qui passe par la case benne avant d’être remise sur un autre chantier pour servir à autre chose. C'est donc la logique des trois R : réemploi, réutilisation, recyclage.

Mais à quoi cela sert-il de faire tout ça ? Pourquoi ne pas avoir des produits neufs pour des bâtiments neufs ?

C’est le débat classique aujourd’hui pour passer d’une économie linéaire à une économique circulaire. Le secteur du bâtiment est très consommateur de ressources et de matériaux. Aujourd'hui, en France, on construit énormément avec des matériaux inertes comme le béton, les parpaings, les briques… Cela génère des volumes de matériaux inertes énormes. On peut bien sûr recycler simplement du béton en gravât, mais il y a encore tous les autres matériaux. Quand on parle de réemploi, on parle souvent plus du second œuvre ou des matériaux de menuiserie, qui concernent 20-30% des matériaux présents dans un bâtiment.

L’idée est donc de limiter la consommation de ressource par la fabrique de la ville et les déchets qui sont émis lors des démolitions-reconstruction. Grâce aux études sur le métabolisme urbain, qui analyse les flux entrants et sortants de la ville, on constate que le BTP a une part extrêmement importante. On parle aussi beaucoup de la logique de « mine urbaine ». Pourrais-tu nous expliquer ce concept que je trouve assez éclairant ?

On fait souvent le parallèle avec le vivant où la notion de déchet n’existe pas. Tous les systèmes vivants réutilisent et recyclent la matière sous différentes formes dans une logique de complémentarité successive. Il n'y a que les humains qui génèrent des déchets. Par la circularité dans le métabolisme urbain, on essaie de se rapprocher de ce système-là. La mine urbaine c’est faire avec ce qui est déjà dans la ville.

Le bâtiment existant qui n’a plus d’usage rentre dans le cycle et c’est de lui qu’on va tirer les ressources pour le bâtiment de demain.

Tout à fait. Il faut bien comprendre que dans cette approche, le recyclage n’est que la dernière des modalités, car c’est celle qui reste la plus consommatrice en ressources et en énergie. Il y a plein d’autres possibilités d’optimisation avant le recyclage, comme le réemploi et la réutilisation.

Il y a plusieurs boucles et plus la boucle est courte, plus elle est pertinente, c'est à dire réutiliser un matériau pour ce à quoi il sert initialement. Nous avons donc bien compris pourquoi il faut faire un écosystème circulaire, mais pas encore comment. Est-ce qu’il y a déjà des territoires qui ont avancé sur ces logiques d’écosystèmes circulaires dans le bâtiment et les travaux publics ?

Oui, il y a plein d’initiatives qui ont émergé en France ces dix dernières années, mais aussi à Bruxelles qui est un territoire d’expérimentation de ces pratiques. Mais les acteurs qui apparaissent interviennent souvent à un seul maillon de l’échelle et la difficulté est de créer un écosystème où tous ces maillons se complètent les uns les autres. C’est plus ou moins abouti selon les territoires. Il y a Plaine Commune en région parisienne qui est soutenu par une volonté politique forte de faire système et qui prend le sujet à bras le corps en faisant un diagnostic territorial global, mais ce sont des initiatives qui restent rares.

Aujourd’hui, tu portes une dynamique de projet similaire à Nantes. Est-ce que tu peux nous expliquer où nous en sommes sur le territoire, mais aussi quels sont les freins au développement à ce projet qui peut paraître évident et qui pourtant n’éclot pas spontanément ?

Sur le territoire nantais, j’anime un groupe de travail, chapeauté par le cluster régional Novabuild, dédié à la massification d’un écosystème circulaire. On s’appuie sur des acteurs qui existent déjà et qui ont commencé à mettre en place des logiques de collaboration et de complémentarité sur les questions de recyclages des déchets de chantiers, sur la dépose sélective ou bien sur le stockage et la revente de matériaux. Il faut aussi travailler en amont sur les diagnostics ressources.

Les freins à la massification de ces démarches, c’est qu’il faut pouvoir agir en amont et en aval en même temps. Il faut être capable de caractériser les ressources, de savoir où sont les gisements, ce qu’on peut en tirer, ce qu’on peut revendre, quelles sont les capacités logistiques que l’on peut mobiliser, comment la stocker, etc… C’est toute une chaîne d’acteurs à mettre en place.

Donc à la fois connaître l’offre, les bâtiments qui ont vocation à être déconstruits, ce qu’il y a dedans, ce qu’on peut récupérer, mais aussi gérer les savoir-faire et la logistique, de façon à faire émerger une organisation en marché local.

Tout à fait. Les maîtrises d’ouvrage ont un rôle fondamental à jouer puisqu’elles peuvent s’inscrire dans la réalisation de diagnostics ressources. Aujourd’hui, dans le cadre des permis de démolir, elles font des diagnostics déchets, mais avec l’évolution de loi, elles seront très proches d’un diagnostic ressources, passé une certaine échelle d’opération.

Ceux qui demandent un permis de démolir, au-delà de recenser les matériaux dangereux, vont aussi devoir regarder les potentialités de réemploi. Mais localement, la difficulté est d’arriver à synchroniser l’offre et la demande. L’offre émane d’un chantier de déconstruction qui a lieu à un instant T et la demande d’un chantier de construction qui n’a pas forcément lieu au même moment. Il faut que les maîtres d’ouvrage, les constructeurs, les aménageurs, les promoteurs, aient envie et aient des équipes qui soient en capacité d’intégrer cela. Comment est-ce qu’on parvient à synchroniser cette offre et cette demande ?

Il faut avoir une approche assez souple, car il y a plein de manières de répondre à cela. La plus simple, c’est de réussir à maintenir des matériaux sur place pour un réemploi ou une réutilisation in situ. Cela ne peut pas se faire pour tous les matériaux, mais c’est la première possibilité à envisager. Ensuite, il faut décliner : qu’est-ce qu’on peut stocker, qu’est-ce qu’on peut vendre maintenant ou plus tard. Cela pose des questions en termes d’infrastructures, il faut des lieux et des espaces de stockage disponibles et garantir l’assurabilité des matériaux.

Cette démarche implique beaucoup de matière grise en amont pour envisager toutes les solutions possibles, pour avoir toujours un plan B.

Le but étant de rester aussi dans la logique de circuit court. On ne va pas commencer à déconstruire d’un côté de la France pour envoyer les matériaux de l’autre côté. Ce qui veut dire qu’on a besoin de place dans la ville pour conserver des stocks. C’est un peu l’arrière-cour de la fabrique de la ville, qu’on a précautionneusement sortie du périmètre urbain, sortie de notre vue. Cela pose des questions intéressantes sur l’aménagement de la ville et de la visibilité de ce qui l’a fait fonctionner.

Sur un autre aspect, pour toi qui es architecte, en quoi cet enjeu de circularité des matériaux vient questionner la conception d’un bâtiment ?

Cela peut réinterroger en profondeur le processus de conception, car le matériau peut être très singulier, même si aujourd’hui nous sommes astreints à garantir la conformité d’une façon ou d’une autre. Il y a aussi la question de la quantité. Il y a une souplesse à trouver pour réinterroger le projet en fonction des ressources disponibles. À la différence d’un projet classique, où la question de la quantité ne se pose pas. De plus, tous les matériaux n’auront pas forcément la même nature. Ce qui relève de l’aspect extérieur des constructions doit être affiché au permis de construire, il faut donc aussi être en capacité de garantir très en amont la disponibilité des ressources.

On voit bien qu’il est finalement beaucoup question des relations entre les acteurs, avec notamment de nouveaux entrants. Qu’est-ce que cela change dans les dynamiques d’acteurs sur le territoire ?

Cela l’enrichit, car on est plutôt dans une logique de complémentarité que de concurrence. On peut imaginer que ceux qu’on appelle les démolisseurs vont évoluer dans leurs pratiques. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de place pour des acteurs spécialisés dans la dépose sélective. C’est une compétence particulière, on ne dépose pas des matériaux n'importe comment, il y a une façon de faire si on veut en conserver la valeur d'usage. C’est aussi un champ de compétences qui a émergé dans la dernière décennie, avec de nouveaux bureaux d’études.

Donc à la fois des acteurs existants qui modifient leurs pratiques et des nouveaux qui émergent, avec des modes de relations plutôt en coopération, ne serait-ce que pour s’entendre sur les ressources disponibles. Pour revenir à Nantes, où est-ce que tu en es et quelles sont les prochaines étapes ?

À Nantes, les acteurs commencent à travailler ensemble en bonne intelligence et trouvent intérêt à cette complémentarité. Notamment autour du projet urbain Pirmil Les Isles qui a des ambitions fortes en termes de transition des modes constructifs. À ce titre, l'écosystème du réemploi, du recyclage et de la réutilisation a été intégré parmi d'autres filières, le bois, la paille, le chanvre dans le processus d'évolution des modes constructifs vis-à-vis des opérateurs qui vont viendront acquérir les lots. Il y a donc des moteurs assez importants sur le territoire ce qui promet une capacité de massification et de changement d’échelle. Les aménageurs ont vraiment un rôle important à jouer, car ils travaillent à grande échelle.

Des envies et des acteurs de toutes natures qui émergent, avec le réseau NovaBuild qui sert de support à ce dialogue. On a hâte de suivre l’avancée de ces démarches, les réussites comme les difficultés.

Enfin, pour continuer de s’informer sur ce sujet, aurais-tu un conseil de lecture à partager avec nous ?

Oui, j’en ai un qui est une excellente introduction au sujet du réemploi : c'est le catalogue Matière Grise de l'exposition qui a eu lieu en 2014 au Pavillon de l'Arsenal à Paris, qui avait été chapeauté par les architectes d'Encore Heureux. Pour moi, c’est le plus bel ouvrage de vulgarisation sur le sujet, car les contributions sont diverses et viennent de plein de champs de compétences différents. Cela donne des exemples aux quatre coins du monde d’architectures et de réemploi. Pour moi, c’est important aussi de créer le désir, de voir toute l’inventivité qui peut découler de ces démarches.

Propos recueillis par Sylvain Grisot · CC-BY dixit.net · Décembre 2020

Illustration principale : Le pavillon circulaire réalisé par Encore Heueux en 2015, dont la façade est constituée de 180 portes en bois provenant d'une opération de réhabilitation d'un immeuble de logements du 19e arrondissement.