376 transats de plage à New York

Il y a tout juste 10 ans, Times Square est devenue partiellement piétonne. Voici l'histoire de cette petite révolution urbaine pleine d'enseignements, racontée par celle qui l'a amorcée : Janette Sadik-Khan.

376 transats de plage à New York

Vous connaissez Times Square bien sûr. Cœur de New York, carrefour du monde. Une place bouillonnante d'activité, parcourue par des centaines de milliers de personnes chaque jour. Une configuration urbaine étrange aussi, avec cet immeuble proue iconique, bardé d'affichages publicitaires scintillants. Il y a tout juste 10 ans, Times Square est devenue partiellement piétonne. Voici l'histoire de cette petite révolution urbaine pleine d'enseignements, racontée par celle qui l'a amorcée : Janette Sadik-Khan.

To plan is human, to implement, divine.

— Jerold Kayden

Cela fait longtemps que j'utilise des extraits de sa passionnante conférence TED pour mes cours, mais j'étais passé à côté du récit détaillé de son expérience à la direction du Département Transport de la Ville de New York pendant 6 ans, qu'elle retrace dans un livre au titre explicite : Street Fight (merci Adrien pour le conseil).

Janette Sadik-Khan a fait partie de l'administration Bloomberg à New York. Aux États-Unis c'est plus qu'une ligne sur un cv, c'est faire partie de cette génération de civil servants (un terme anglais tellement plus explicite que « fonctionnaire ») qui s'est formée au cours des 3 mandats de Maire de Michael Bloomberg et qui a changé la ville, ainsi que la façon de la penser et de la gérer. Une génération qui désormais peuple les postes de direction et d'innovation partout dans le pays, et ailleurs.

Janette Sadik-Khan raconte dans son ouvrage les changements amorcés dans la physionomie des espaces publics et de leurs usages pendant ces quelques années que l'on imagine denses : focalisation du service transport sur les usagers de la ville et leur sécurité (et plus sur la seule circulation des véhicules), recherche de bonnes pratiques à l'étranger, batailles épiques pour la création de centaines de kilomètres de pistes cyclables protégées, mise en place d'un vaste système de vélos partagés, création d'un réseau de bus à haut niveau de services, entretien des infrastructures, etc.

Mais c'est sur le réaménagement d'une série de places publiques que le propos est sans doute le plus intéressant. Revenons donc à Times Square. La configuration de cette place est le résultat de la percussion délicate entre le quadrillage orthogonal de Manhattan et le tracé en biais plus incertain de Broadway, qui suit un ancien sentier indien : Wickquasgeck Path. Le résultat : un accident improbable dans le tissu urbain répétitif du cœur de la ville, qui génère des bâtiments emblématiques, mais aussi jusqu'en 2009 un incroyable bazar avec des croisements à feux ingérables et des centaines de piétons qui se faufilent entre les voitures omniprésentes. Plus qu’une place, c’est un carrefour impossible : les infrastructures routières occupent alors 89 % de la surface, alors que 82 % des usagers sont des piétons.

En 2009, alors que la campagne pour sa réélection est en cours, Michael Bloomberg prend le risque d’accepter une proposition audacieuse de Janette Sadik-Khan : couper la circulation automobile sur un large tronçon de Broadway aux abords de Times Square pour simplifier les carrefours, fluidifier la circulation, et ouvrir les espaces libérés aux piétons.

La fin de l'histoire est donc connue : l'opération est engagée malgré les cris scandalisés proférés de toute part… et les prophéties d’encombrements catastrophiques et de fermetures de boutiques se révèlent finalement inexactes. Au-delà du résultat, c'est la méthode de mise en œuvre qui est riche en enseignements. Les équipes de Janette Sadik-Khan ont déployé à Times Square une méthode testée précédemment sur d'autres espaces moins emblématiques sur la base (notamment) de trois principes que je me permets d’extraire ici : (1) observer les lignes de désir, (2) lancer des boules de boue et (3) écouter les données.

Cela demande sans doute quelques explications…

1. Observer les lignes de désir

Desire lines are the native operative code for a new approach to urban design. Instead of asking why people aren't following the rules and design of the road, we need to ask ourselves why the rules and design of the road aren't following the people.

— Janette Sadik-Khan

Les desire lines n'ont malheureusement pas de traduction digne de ce nom en français, « cheminement d'âne » n’est pas à la hauteur de la version anglo-saxonne. Ce sont bien entendu ces petits chemins boueux qui serpentent souvent au milieu du gazon des espaces publics, façonnés par celles et ceux qui préfèrent passer là plutôt que sur les cheminements officiels qui ont été pavés pour eux d'un onéreux granit breton. Les usages réels contre le geste du concepteur.

Pas un brin d'herbe bien sûr à Time-Square. Pour suivre la piste des usages en amont de toute transformation, un patient travail d'observation a été réalisé, notamment de ces piétons qui risquent leur vie en traversant le flot tumultueux du trafic. Un changement de culture pour un Département Transport habitué depuis des décennies à compter les voitures et qui désormais suit les vélos, interroge les commerçants et observe les sites où les piétons s'assoient malgré l’absence de bancs.

Suivre les desire lines, c'est chercher à détecter dans les usages discrets existants les futurs possibles des lieux, plutôt que de chercher — vainement — à les dicter de haut. Très bien.

2. Jeter des boules de boue

Après cette phase de compréhension des usages, les urbanistes de la ville de New York auraient pu passer quelques mois à rédiger un cahier des charges touffu avant de lancer une vaste consultation internationale. Plus de 300 équipes auraient postulé, mais cinq seulement auraient été retenues pour participer à un épuisant concours, abreuvant pendant des mois un jury pléthorique (et pluridisciplinaire) de panneaux d'exposition A0, de vidéos 3D et de maquettes en carton recyclable. Éreinté par l'épreuve, l'heureux gagnant serait ensuite entré dans une phase sans fin de conception ponctuée d'étapes de concertation sous forme de jet de post-it contre les murs au cours de workshops nocturnes, jusqu'à finalement aboutir à un projet aussi consensuel que mou. Et là, auraient débutés les 24 mois de travaux permettant de dépenser les 9 millions de dollars (hors taxes) nécessaires pour aménager tout ça, étendus progressivement à 32 mois et 13,2 millions (toujours hors taxes).

Ils auraient pu, mais non. Plutôt que de prendre un temps infini pour surtout ne rien risquer, ils ont choisi d'essayer, mais vite, quitte à faire des erreurs. C'est là qu'entrent en scène les boules de boues, avec le conseil intraduisible du père de Janette Sadik-Khan à sa fille : lance des boules de boue sur le mur pour voir celle qui tiendra. En clair : prends le risque de te tromper pour trouver la bonne solution.

La méthode pourrait porter le nom d'urbanisme tactique, même si elle ne reprend pas ces termes : mettre en œuvre rapidement des aménagements urbains avec des moyens légers et réversibles permettant de tester la transformation, et ne la pérenniser que si le résultat est probant.

À Times Square, pas d'appel à un concepteur de renom, de matériaux onéreux et de mobilier sur mesure : l'intervention est frugale et économe, à base de gros plots de chantier orange pour couper la circulation sur Broadway, de résine et de peinture pour recouvrir l'enrobé et d'un peu de signalétique pour égayer le tout. Une intervention tellement rapide que les tables et les chaises commandées par la Ville n'arriveront pas à temps, nécessitant d’acheter d'urgence tout le stock de chaises disponible chez un grossiste du coin : 376 transats de plage colorés à 10,74 dollars pièce.

Et ça marche. Immédiatement. Non seulement les New-Yorkais blasés et les touristes se disputent les places sur ces chaises dépareillées, mais le débat dans la presse se focalise sur l’esthétique douteuse du mobilier, et plus sur la coupure de la circulation automobile sur une large section de Broadway.

Had we tried to convince everyone in New York City that the Times Square project would work before we took the first step - answered every cabbie's doubt and refuted every newspaper columnist's armchair analysis - it would have taken five years just to break the ground.

— Janette Sadik-Khan

Le caractère non définitif de l'aménagement permet de légitimer une action rapide et imparfaite puisque tout est réversible. C'est aussi admettre que l'on peut passer des années à dialoguer sur des plans au 1/500 et des perspectives 3D sans même arriver à se mettre d'accord sur ce qui est représenté sur l’image. Nous avons besoin du réel pour dialoguer.

Mais ce type d'aménagement réversible est aussi une magnifique opportunité de « prendre le risque d'y aller » pour l'élu : Michael Bloomberg n'aurait sans doute pas pris la décision d'engager l'opération si elle n'intégrait pas cette phase pilote de 6 mois, qui aurait pu se conclure par un retour en arrière.

3. Ecouter les données

In God we trust. Everyone else, bring data.

— Michael Bloomberg

Et c'est là évidemment qu'interviennent les données. C'est souvent oublié en France, mais une phase d'expérimentation n'a de sens que si elle s'accompagne d'une vraie évaluation des résultats. De toute façon, avec un Maire milliardaire qui a bâti sa fortune sur l'information financière, impossible de passer outre une vraie évaluation des résultats de cette période de test.

Les fameux 13 000 taxis jaunes de la ville sont alors entrés en piste. Inutile de demander leur avis aux chauffeurs : là-bas comme ailleurs, ils confirmeront que tout va toujours plus mal qu'avant. Non, ce sont les GPS installés systématiquement sur les compteurs qui ont permis d'analyser plusieurs centaines de milliers de trajets et de les comparer à la situation d'avant coupure de la circulation. Ce travail a permis de confirmer une amélioration de la circulation par la simplification du croisement. Mieux encore, l'accidentologie a été considérablement réduite, et l'analyse détaillée des impacts économiques a démontré que le commerce bénéficiait largement des aménagements.

Quelques mois de test ont donc permis de démontrer que le changement était non seulement possible mais souhaitable — sans doute plus efficacement que des années de débats. À cette étape d'expérimentation a donc rapidement succédé un aménagement pérenne piloté par Snøhetta, largement nourri par les usages qui ont pu émerger grâce à la libération précoce de l'espace.

Alors non, cette méthode n'a pas vocation à supprimer les débats en amont et les conflits en aval des projets, le récit de la mise en place des pistes cyclables New-Yorkaises par Janette Sadik-Khan est édifiant sur le sujet. Mais l'espace public se prête parfaitement aux aménagements temporaires, alors autant en profiter.

Écouter les usages, tester les aménagements et évaluer réellement les résultats est un moyen simple d'aller plus vite, de faciliter l'appropriation du changement, mais aussi d'améliorer les aménagements et de faire naître de nouveaux usages.

C'est un retournement des temps du projet (on réalise avant de concevoir), mais aussi des rôles des acteurs, avec des Collectivités en première ligne pour imaginer et réaliser les phases de prototypage. Le changement de méthode est essentiel à l'heure où nos villes doivent amorcer une refonte importante de leurs espaces publics, pour rééquilibrer le partage de l'espace en faveur des mobilités douces.

Pour paraphraser Janette Sadik-Khan, si on a pu le faire à New York, c'est qu'on peut le faire ici.

— Sylvain Grisot / Septembre 2019