Les deux visages d'Airbnb
Malgré tous les problèmes que posent Airbnb sur le parc de logements, attaquons nous à une question de fond : le modèle d'Airbnb peut-il nous inspirer pour penser et faire une ville plus frugale ?
Airbnb concentre les critiques, après avoir été l’exemple phare de l’économie du partage. Mais si l’on sort des discours convenus et des anathèmes, et que l’on analyse de façon détaillée le fonctionnement de cette plateforme, qu’apprend-t-on de son fonctionnement et quels sont ses effets sur la ville ? La façade léchée de son site web dissimule deux modèles de fonctionnement très différents, aux effets opposés sur la vie de nos villes.
Il y a toujours un charme particulier à découvrir une ville depuis un logement Airbnb : troquer la chambre aseptisée d’un hôtel au design clinquant contre un vrai logement encombré par une vie interrompue juste pour notre arrivée. C’est jouer à l’imaginer cette vie, au travers des quelques livres de la bibliothèque, des affaires maladroitement planquées dans les coins, ou de la tranche de bacon vieillissante qui habite parfois le fond du frigo…
Mais sortons des charmes de votre dernier week-end dans une capitale européenne si vous le voulez bien, et attaquons-nous à une question de fond : le modèle d’Airbnb peut-il nous inspirer pour penser et faire une ville plus frugale ?
Car une part importante de notre empreinte environnementale est liée à la croissance urbaine : les consommations de sols, de matériaux et d’énergie liées à l’étalement urbain et à la construction. L’urbanisme circulaire, en produisant une ville flexible, capable de s’adapter en continu aux évolutions des besoins, doit permettre une optimisation de l’usage des sols déjà artificialisés et la réduction de cette empreinte. Or une des clef de l’urbanisme circulaire est l’intensification des usages de l’existant, qui semble aussi au cœur du modèle Airbnb.
Airbnb et l’intensification des usages de l’existant
Airbnb n’est plus une startup qui brûle du cash ou un phénomène émergent, mais une des rares « licornes » à dégager des profits, dont la valeur est évaluée à 38 Md$ alors qu’elle n’est propriétaire d’aucun des 4,85 millions de logements qu’elle propose dans plus de 190 pays. Le tout en à peine 10 ans (le groupe hôtelier Accor a mis 50 ans à devenir propriétaire de 650 000 chambres d’hôtels, pour une évaluation de… 16 Md$ "seulement".
Nous ne sommes pas ici pour faire l’analyse de ce business, mais bien pour comprendre ses effets sur la ville, et s’il doit faire modèle. Cette histoire est palpitante : elle met en scène des matelas gonflables, des boites de céréales à l’effigie d’Obama, des investisseurs qui regardent passer les licornes, et même des inspecteurs des impôts… mais je laisserai à d’autres le soin de raconter cela.
Mais au fait comment fonctionne réellement Airbnb ? Partons d’un exemple :
Inès et Jérôme sont bien le genre d’hôtes mis en avant par Airbnb. Parisiens depuis quelques années, ils vivent dans un petit T3 du 11e arrondissement, chèrement loué grâce au récent poste de consultante junior d’Inès dans une de ces grosses boites de conseil dont nous tairons le nom. Jérôme quant à lui n’en finit pas de finir sa thèse d’anthropologie sur les pratiques communautaires des sports de glisse (ou un truc comme ça), ce qui impose au couple de fréquents week-ends dans les différents spots de surf et de ski que compte l’Europe.Souvent absent et à la recherche de revenus complémentaires, le couple a essayé la location de leur appart sur Airbnb. Les premiers tests ayant été concluants, ils ont rapidement intensifié ces sous-locations pendant leurs absences des week-ends et leurs vacances. Jérôme a même loué le bureau à des touristes allemands pendant un déplacement un peu long d’Inès chez un client au Vietnam.
Le modèle est donc finalement assez simple : un bien sous-valorisé par ses utilisateurs (l’appartement est vide les weekends) est mis à disposition temporairement par ceux-ci pour d’autres particuliers contre rémunération. Cela correspond à la définition canonique de l’« économie du partage », dont on parle un peu moins ces derniers temps. Et Airbnb au fait ? Ce n’est finalement que l’intermédiaire entre les particuliers, dont l’apparition a été rendue possible par la démocratisation des outils numériques, et qui prend une commission d’un peu moins de 15% sur la transaction.
Nous sommes donc en présence d’un modèle particulièrement vertueux :
- Pas de consommation de ressource (sol, matériaux, énergie…) supplémentaire : le logement existe, pas besoin d’en construire un
- La réponse à des besoins supplémentaires (il est occupé plus souvent)
- Une création de valeur économique (revenus complémentaires pour nos parisiens et voyage plus accessible pour leurs visiteurs)
Si on schématise l’occupation du logement, cela pourrait donner ça :
A gauche une représentation de l’occupation du logement d’Inès et Jérôme avant qu’ils ne se lancent dans l’aventure Airbnb : Chaque colonne représente le taux d’occupation selon le jour de la semaine, logiquement significativement plus faible les weekends. En cumulant toutes leurs absences, leur logement présente un taux d’occupation annuel d’environ 50%. Le reste du temps il ne sert à personne, dommage.
Le schéma à droite montre bien l’intérêt du modèle : en ajoutant un usage des lieux par des touristes de passage, le logement est désormais occupé à environ 80% sur l’année, sans investissement complémentaire.
D’un point de vue urbain, le modèle Airbnb serait une sorte de pierre philosophale qui crée de la richesse (usages et valeur économique) à partir de rien (pas de modification substantielle de l’existant) : c’est une intensification réelle des usages de la ville existante.
C’est donc en effet un bon exemple du tout premier des cycles de l’urbanisme circulaire qui doit permettre d’offrir une alternative à l’étalement urbain.
Les nombreux potentiels de transposition d’un modèle vertueux
Que retenir de ce parti-pris originel d’Airbnb, qui pourrait inspirer le processus de fabrication de la ville ?
- Le potentiel significatif des ressources urbaines sous-utilisées (pour Airbnb les logements régulièrement inoccupés)
- La capacité d’intensifier des usages de ces ressources, sans nécessairement engager de modification structurante ou d’investissements significatifs
- L’apparition de nouveaux acteurs au cours de ce processus d’intensification (plateforme, intermédiaire, conciergerie…) et/ou modes de gestion
Au-delà des seuls logements, cette approche se déploie encore trop progressivement sur d’autres éléments constitutifs de la ville, avec l’émergence d’initiatives permettant à peu de frais d’optimiser l’usage d’espaces existants :
- A Amsterdam, la ville met par exemple ses salles de réunion à disposition des associations locales
- Les postes de travail libres des entreprises tertiaires servent de plus en plus fréquemment à accueillir d’autres professionnels via des plateformes spécialisées
- Les parkings privés sous-utilisés s’ouvrent à l’extérieur pour valoriser les places disponibles en les louant à des utilisateurs hors de la copropriété
- Le CROUS transforme désormais un de ses restaurants universitaires en espace de coworking à la fin de son service de restauration
Mais plein d’autres pistes émergent, sur des ressources urbaines aussi diverses que des parcs, des salles de classe, des médiathèques ou des cours d’écoles…
Nous aurons l’occasion de revenir sur ces expériences, et les perspectives qu’elles ouvrent, mais il est temps de relire la ville telle qu’elle est déjà, sous toutes ses facettes et ses rythmes pour y déceler les potentiels d’intensification. Il y a aussi beaucoup à apprendre des expériences d’intensification des usages des espaces urbains existant pour concevoir et construire des espaces neufs plus flexibles et adaptables, capables de s’adapter dans le temps à de nouveaux usages.
Cependant, si l’intensification des usages induite par Airbnb peut inspirer des interventions sur la ville existante bien au delà des seuls logements, il faut rester en alerte face aux risques de dérives d’un modèle économique qui oublie ses fondamentaux.
La sclérose du modèle
Plusieurs problèmes ont en effet rapidement émergé au cours de la courte vie de la plateforme :
- L’évitement de l’impôt sur les sociétés, qui ”optimise” la taxation de ses bénéfices en jouant (comme d’autres) sur les différentiels de taux entre les pays européens. Les choses avancent sur ce front, mais lentement…
- Des loueurs qui “oublient” que la location de leur logement s’inscrit dans un cadre juridique et fiscal. La législation s’adapte et les collectivités (notamment la Ville de Paris) semblent vouloir siffler la fin de la partie.
Mais c’est un troisième problème qui nous préoccupe plus particulièrement ici : des occupations touristiques qui ne sont plus des compléments d’un usage par des habitants, mais deviennent la fonction exclusive de logements qui disparaissent alors du parc résidentiel.
Comme le note elle-même la plateforme dans sa communication, deux usages structurellement différents de la plateforme se sont en effet développés :
- Une activité en amateur consistant en la location partielle (une chambre , un weekend…) d’un logement dont l’usage principal est résidentiel.
- Une activité professionnelle (et donc quasi-hôtelière) consistant à louer tout au long de l’année un logement à pour un usage touristique, sans usage résidentiel.
L’activité en amateur correspond donc parfaitement à la pratique de nos parisiens. Mais imaginons qu’ils décident finalement de déménager au Pays Basque pour se rapprocher des vagues. Leur propriétaire est alors tenté de dédier son logement à des locations touristiques via Airbnb. Pour un propriétaire l’option Airbnb présente le mérite de la souplesse, nécessite certes un peu plus de gestion (qui se délègue simplement), mais surtout est très rémunératrice : des revenus entre 2 et 3 fois supérieurs à un bail.
Reprenons donc notre schéma d’occupation pour analyser l’effet de ce changement de mode de gestion de ce logement :
A gauche l’appartement d’Inès et Jérôme, très utilisé (taux d’occupation d’environ 80%) grâce à des occupations touristiques complémentaires. A droite le même logement après le départ du couple, mis en location à l’année sur Airbnb : on constate à la fois une baisse du taux d’occupation lié à la saisonnalité touristique (à environ 50%), mais surtout la disparition de l’usage résidentiel. Paris vient donc de perdre un logement.
La dérive du modèle Airbnb d’un complément d’un usage résidentiel vers une occupation exclusivement touristique des logements (un usage hôtelier) lui fait non seulement perdre sa capacité à intensifier les usages de l’existant, mais génère de fortes externalités négatives pour la ville : la disparition de logements du parc locatif résidentiel.
Certes, chaque modèle a ses moutons noirs, le tout est qu’ils restent marginaux. C’est malheureusement loin d’être le cas…
Pour comprendre la part des logements parisiens sur Airbnb dédiés exclusivement à l’accueil de touristes (donc probablement retirés du marché locatif), impossible de s’appuyer sur les rares données de la plateforme.
Nous pouvons par contre nous utiliser l’excellent travail de Murray Cox, qui a automatisé la collecte des annonces d’Airbnb pour agréger des données analysables. Ces informations officieuses souffrent sans doute d’erreurs et d’imprécisions, mais ce sont les données disponibles les plus fiables.
En août 2018, Airbnb proposait donc plus de 60 000 logements à Paris (soit plus de 4% de l’ensemble des logements de la capitale). Il est possible d’estimer le nombre de ces logements loués intégralement plus de 120 jours par ans (seuil légal à Paris indiquant théoriquement un usage exclusivement touristique) en analysant le nombre de commentaires (estimation : 15 000 logements), de jours disponibles à la location (plus de 16 000) ou en repérant les logements de loueurs proposant plus d’un logement (plus de 12 000).
Sur la base de données non officielles, au moins 20 à 30% des logements parisiens proposés sur Airbnb à Paris seraient donc exclusivement dédiés au logement touristique, sans usage résidentiel.
Cette évaluation est de plus fondée sur le seuil légal parisien de 120 jour de location par ans, qui marque théoriquement la limite entre une activité complémentaire à une occupation résidentielle et une occupation touristique. Mais est-il possible de libérer son logement 4 mois par ans ? A Amsterdam on estime manifestement que non, puisque ce seuil est plus réalistement fixé à 60 jours. La ville de New-York a mis en place une réglementation encore plus restrictive, en interdisant les locations de logements dans leur intégralité.
Nous sommes donc bien en face d’une dérive structurelle du modèle. Impossible de quantifier précisément les effets de l’irruption d’Airbnb dans le marché immobilier parisien, mais il est très probable qu’on lui doive une part significative de la baisse de la population parisienne depuis 2012, du fait du retrait du marché résidentiel d’un nombre significatif de logements.
Ne pas jeter le modèle avec l’eau du bain
Mal préservé, un tel modèle risque donc de se scléroser rapidement pour générer des effets inverses à ceux attendus. Pourtant d’autres plateformes ont cherché précocément à se préserver de ces dérives lors de la mise au point de leur modèle économique, sans nécessité de régulation extérieure : BlaBlaCar par exemple, en limitant drastiquement le prix des trajets en co-voiturage pour que celui-ci reste un complément de revenu sans être rentable en soi.
Mais au-delà de ces dérives, il y a des leçons intéressantes à retenir de l’irruption d’Airbnb dans le paysage urbain, pour développer une ville plus flexible par l’intensification des usages de l’existant, au-delà des seuls logements :
- Tout d’abord, la fabrique de la ville doit s’approprier le temps court. L’urbanisme s’est longtemps cantonné aux temps long (décennies, années) pour s’intéresser tardivement à des échelles plus courtes (mois) avec le développement des opérations temporaires. Pour travailler sur les usages, l’urbanisme doit désormais s’intéresser aux semaines, journées et heures.
- L’urbanisme est autant affaire de temps que d’espaces. Travailler sur ces temps courts, c’est aussi souvent renoncer aux interventions tangibles et à l’acte de construire, tout en conservant un véritable effet sur le réel.
- Le développement d’un urbanisme circulaire induit donc de s’intéresser aux espaces et aux temps, mais aussi aux acteurs et aux processus. Intensifier les usages nécessite des innovations dans les façons de faire, les organisations, les modèles économiques voire l’apparition de nouveaux acteurs.
Il est temps de fouiller les recoins de la ville pour en dénicher les ressources inexploitées, ce sera un de nos objectifs des prochains mois. L’enjeu de l’intensification des usages est bien entendu une optimisation du processus de fabrication de la ville permettant de limiter l’étalement urbain et la consommation de ressources et d’énergie. Mais au-delà d’une pertinence environnementale et économique, c’est aussi un levier de transformation générant une ville plus active, diverse, vive… Belle donc.
Sylvain Grisot · Août 2018