Asphalte Jungle : Technosols
François Vadepied est paysagiste, cofondateur de l'agence Wagon Landscaping, et enseignant à l'École Supérieur d'Architecture des Jardins et des Paysages à Paris. Frédérique Triballeau l'a rencontré pour discuter de son projet Asphalte Jungle, une désimperméabilisation de 18 m2 dans la cour d'un l'immeuble dans le 11ème arrondissement à Paris.
Frédérique TRIBALLEAU > Pourquoi se lancer dans une telle démarche expérimentale ?
François VADEPIED > On a commencé il y a 10 ans avec une réflexion sur la question des sols en ville et comment on pouvait les refertiliser. A l'époque, dans le cadre d'un festival de jardin, on s'est rendu compte des qualités qu'offraient les sols si on les réutilisait. On proposait alors un jardin expérimental où on avait découpé l'enrobé et planté, mais tout avait été exporté. Avec l'Asphalte Jungle, l'idée a été de plutôt travailler sur un recyclage des matériaux de la ville et savoir comment on pouvait faire un sol fertile à partir de ces matériaux existants.
C'est donc une sorte de technosol. Comment ça fonctionne et pourquoi cette idée ? Est-ce que, finalement, la biodiversité revient ?
C'est dans le cadre d'un appel à projets FAIRE, monté par le Pavillon de l'Arsenal, et qu'on a gagné il y a deux ans, et avec Elogie-Siemp, bailleur social à Paris, qu'on a pu monter ce projet. On s'est demandé comment réutiliser tous les matériaux dans un endroit si restreint pour transformer une cour 100 % minéralisée en jardin. Il s'agissait d'une typologie de cour dans un urbain très dense. Recycler in situ tous les matériaux et créer de la fertilité dans la ville nous paraissait pertinent pour travailler à des échelles bien plus grandes, avec beaucoup d'usages déjà présents : gestion des poubelles, circulations piétonnes, stockage des vélos, etc. Il fallait comprendre comment fonctionnait la cour, quels étaient les réseaux, et proposer le dessin d'un jardin et d’une méthode de travail. Une particularité de l'agence est qu'on fait à la fois la conception et la réalisation, pour nous permettre d’avoir une contrôle global du projet. On a donc proposé l'esquisse et fait une découpe d'enrobé avec une scie diamant, puis trié les matériaux et enlevé la couche d'enrobé. En dessous, il y a le sol parisien, souvent des remblais. On décompacte tout ça, on analyse les différents types de matériaux et on réorganise ce substrat en faisant des horizons.
Effectivement, c'est ce qu'on appelle un technosol, on va mélanger des matériaux pour recréer un sol à partir de matériaux artificiels et créer un sol fertile. On a en partie concassé les enrobés pour créer une couche drainante et une sous-couche gravat, donc pas fertile, et assez inerte. Nous l'avons mélangé et rajouté à du terreau, par l’apport de substrat de fertilité. Cela créer un horizon drainant, auquel on rajoute une couche fertile, et enfin du paillage autour des plantations. C'est un foisonnement, il y a plus de volume après décompactage, car on a transformé le sol. On a alors fait un cadre en bois pour absorber ce volume supplémentaire.
La deuxième partie consiste à travailler sur une palette végétale adaptée à ce type d'environnement. Sur ce projet, on est dans une situation qui est très abritée, puisque c'est une cour, mais où il y a quand même assez à l'ombre. Il faut donc adapter la palette en fonction de cette luminosité. La stratégie est de prendre un spectre de plantes très vaste, et important, pour qu'elles se complètent ou se succèdent en cas de mauvais état. Cela demand aussi de travailler sur des semis, des plantations de vivaces, adaptés au terrain sec puisqu'ils ne devraient pas être arrosés à priori. Avec une grande densité de végétal, on s'assure un entretien minimum et payant puisqu'au bout de trois mois, il y avait un foisonnement. Le jardin, de fait de sa situation très protégée, n'a pratiquement pas gelé dans cette cour et a été « luxuriant » même pendant l'hiver.
Vous disiez que vous travaillez à l'agence sur ces notions de désimperméabilisation de sol en ville depuis une dizaine d'années. Au moment de l'expérimentation, saviez vous vers quoi vous alliez ?
C'était le moment de tester nos recherches dans un contexte auquel on n'avait jamais été confronté, cet urbain dense, puisqu'on avait plutôt travaillé sur des friches, plus larges mais délaissées. Là, l'enjeu était de vraiment tout recycler in situ. Il y a une demande de la part des habitants à ce qu'il y ait un effet intéressant sur la qualité de jardin. Il faut vraiment en termes de détail sur les bordures, sur le paillage, bien dessiner les choses pour que ça soit accepté. Un autre enjeu était la communication auprès des acteurs locaux pour permettre à d'autres bailleurs et acteurs de la ville de voir que ça fonctionne et qu'on peut refertiliser ces sols urbains.
Vous avez aussi travaillé avec un bailleur. Quel était l'intérêt de ce partenariat ? Est-ce qu'il y a une forme de réplicabilité de ce projet avec ce même bailleur dans d'autres lieux, voir avec d'autres bailleurs ?
Il y a effectivement une réplicabilité, car c'est un enjeu important dans la ville avec le réchauffement climatique, la gestion des eaux, la biodiversité, corrélés à des zones extrêmement imperméables dans les cœurs d'îlot, et des sols noirs qui accumulent la chaleur. On a présenté le jardin à Paris Habitat et d'autres bailleurs, et quelques visites vont être menées. C'est un sujet qui intéresse les gens, une fois que le projet est compris comme efficace et sans surcharge de travail et d'entretien. Les coûts induits par l'expérimentation peuvent être découplés dans les chaînes de travail des entreprises. Il y a des connaissances à avoir permettant d'éviter le coût d'exportation des matériaux, de créer du déchet, ou de limiter les importations de terre arable. De plus, on n'a pas besoin de réhabiliter l'ensemble des espaces. Finalement, on garde les sols enrobés existants qui sont des très bonnes surfaces pour marcher ou pour circuler. On fait simplement des emporte-pièces qui peuvent dessiner des espaces. On crée donc un espace de jardin, mais tout en gardant ces matériaux autour. Il y a un impact très faible dans la réhabilitation de l'espace, qui est intéressant parce qu'on peut changer radicalement d’endroit tout en ayant des coûts assez faibles et limités.
Oui, il y a vraiment cette notion de métabolisme directement au cœur d'îlot ou dans une cour d'école. Et Paris semble assez sujette à ce genre de questionnement d'ilot de chaleur.
La nouvelle étape, c'est la désimperméabilisation dans les cours d'école, c'est revoir le sol de la ville comme une ressource. Cela demande de changer les process des entreprises, des maîtres d'ouvrage et de considérer cette ressource. Ça veut dire faire des analyses en amont des matériaux qui seront intégrés dans un futur sol fertile, pour identifier les potentielles sous-couches polluées par des hydrocarbures qui ne pourront pas être réutilisées, par exemple. Si le feu est vert sur les matériaux, on propose une stratégie de leur réemploi in situ et de création d'un espace en fonction de ce réemploi avec les palettes végétales qui correspondent. Les entreprises d'entretien commencent à s'y mettre, mais ces espaces demandent une attention différente d'un espace vert classique, comme un grand ensemble dans une copropriété.
Au-delà des changements de process, c'est même un changement culturel. C'est de considérer le sol et de se dire qu’en ville, il n'est pas forcément pollué, qu'il peut accueillir une biodiversité certaine, quitte à faire des vrais diagnostics sol. Et puis, il y a aussi un changement de regard sur la biodiversité qu'on y amène, dont il ne faut pas forcément s'occuper.
Ça pose aussi la question du regard des usagers et comment ils acceptent cette transformation de leur espace quotidien. Sur l'Asphalte Jungle, il y a une approche assez ornementale, parce qu'on est dans un cœur urbain. On pourrait avoir des approches beaucoup plus sauvages dans les palettes végétales, ça dépend où on se situe. Mais là, ça a vraiment été très bien accepté par les riverains.
Est-ce que vous allez en faire d'autres ? Et grâce à cette première expérience, est-ce que vous savez déjà ce que vous referiez, mais surtout ce que vous ne referiez pas ?
Ce sont des process qu'on teste depuis pas mal de temps, il y a des choses qu'on faisait avant, mais qu'on ne referait plus. Surtout en termes de gestion des matériaux, et essayer au maximum de tout garder sur site et tout réemployer, viser la zéro exportation. Ce qui n'a pas été forcément le cas sur certains projets, on les concevrait peut-être différemment. On a un peu tâtonné, parce qu’il y a toujours un risque : « Est-ce qu’il y a des dynamiques végétales ? Est-ce que les plantes vont bien se comporter dans ces milieux-là ? » Et on s'aperçoit que même quand on reste avec les matériaux du site, si on sait bien les traiter et adapter la palette végétale au contexte, on n'a jamais aucun problème de reprise de végétaux. Les pousses sont même importantes, et plutôt fertiles. Parce que ce sont des sols assez drainants, si on enrichit un petit peu avec un apport de compost, les sols fonctionnent bien avec les plantes adaptées.
C'est presque une surprise finalement que cela fonctionne ?
Oui, dans beaucoup de ces jardins-là, ça a été des vraies surprises, parce qu'on a vu des dynamiques et des floraisons très efficaces. On a un autre jardin à Aubervilliers qui s'appelle le Jardin Des Joyeux sur un parking qui a été démonté, beaucoup plus grand, sur 1800 m2. On a uniquement rapporté un peu de substrats et on le jardine depuis cinq ans. C'est un projet avec l'OPH d'Aubervilliers qui nous a confié l'entretien de cet espace un peu en attente, parce qu'il y a tout un projet de rénovation urbaine dans le quartier. C'est un entretien qu'on appelle un jardinage par soustraction, c'est-à-dire qu'on ne replante rien, mais simplement on observe les semis, les pousses, et on fait une sélection pour que tout le monde ait sa place dans le jardin, que ça soit les plantes, les semis qu'on a fait ou les plantes sauvages qui poussent spontanément. Ce sont finalement des interventions assez courtes, puisqu'on y va généralement une demi-journée, cinq fois par an. On voit qu'en travaillant comme ça, on a vraiment un enrichissement du jardin chaque année.
Et celui-là, c'est un jardin temporaire. C'est intéressant sur des endroits où on sait qu'ils vont être vide ou en tout cas délaissés pendant tant d'années. C'est l'occasion d'y faire un jardin avec votre méthode, où tout se fait in situ. Cette démarche est-elle fréquente ?
Ça nous est arrivé de temps en temps, sur un parking de 1 700 m2 notamment. Donc avec une perte de chaleur, d'eau et d'espace. Depuis six ans, c'est devenu vraiment un jardin qui absorbe l'eau. En cas d'orage, il pouvait y avoir 30 mètres cubes d'eau qui partait dans les réseaux. Là, ils sont fixés par la porosité qui a été créée et par la végétation, ce qui apporte de la fraîcheur. Je pense que les habitants autour se sont attachés au jardin aussi. C'est du temporaire qui dure. Ces projets sont pas mal pratiqués, pas que dans le cadre de désimperméabilisation, mais dans les jardins temporaires qu'on a réalisé, et qui ont duré pendant longtemps. On aime cette idée d'une temporalité qu'on ne connaît pas, mais qui généralement perdure.
Oui, je me mets à la place de ceux qui vont réhabiliter, qui vont restructurer le quartier ensuite, je trouve que c'est presque risqué, parce que les riverains vont s'attacher, j'imagine, à cet espace vert, à ce jardin qui n'existait pas avant et voudront le garder.
Oui, il y a une anecdote sur ce jardin. Il n'y a pas très longtemps, Paris Express voulait faire des sondages géologiques et n'avait trouvé que cet endroit pour le faire. On a assisté à une levée de boucliers de certaines personnes autour pour protester. Donc, oui, il y a un certain attachement à ce lieu.
Et maintenant qu'il a pris sa place et qu'il fait partie intégrante du quartier, il faut le considérer comme de l'existant. Est-ce que vous auriez un conseil de lecture ou de projets pour prolonger la conversation sur la désimperméabilisation et le rapport de nature-ville ?
Nous travaillons actuellement avec plusieurs laboratoire sur le projet Dessert financé par l’Ademe. Il s’agit de comprendre d’un point de vu scientifique comment ces sols issus de la désimpermabilisation des enrobés évoluent dans le temps. Après une dizaine d’année d’expérimentation qui a permis de valider l’intérêt paysager, d’économie circulaire et des dynamiques végétales créées, il faut maintenant bien comprendre l’impact environnemental pour ajuster au mieux ce type d’action. On travaille aussi avec tout un labo de science sur les questions des technosols. Il n'y a pas de publication encore. Sol & Co et Anne Blanchart avec qui j'enseigne à l'ESAJ sont de bonnes références. Mais on pourrait aussi faire encore de la pub au Pavillon de l'Arsenal, ce sont eux qui ont fait le déclenchement de ce projet.
Propos recueillis par Frédérique Triballeau en avril 2022