Droit du sol, droit au sol
Benoit Grimonprez est docteur en droit et professeur de droit de l'agriculture et de l'environnement à l'université de Poitiers. Il est l'auteur d'un petit livre écrit avec Dominique Potier et Pierre Blanc : « La terre en commun. Plaidoyer pour une justice foncière. »
Benoit Grimonprez est docteur en droit et professeur de droit de l'agriculture et de l'environnement à l'université de Poitiers. Il est l'auteur de plusieurs études et ouvrages sur les politiques agricoles et alimentaires et notamment un petit livre écrit avec Dominique Potier et Pierre Blanc : « La terre en commun. Plaidoyer pour une justice foncière. » Avec Sylvain, ils ont discuté de la possibilité de penser et gérer ensemble nos territoires agricoles et urbains dans leurs dimensions juridiques, géopolitiques et historiques.
Sylvain Grisot > Votre livre est une synthèse courte, très dynamique qui croise tout un ensemble d’enjeux juridiques, géopolitiques et historiques. C'est un texte très accessible. Il revient sur ces questions du foncier, du monde agricole, du sol. Vous insérez le droit non pas comme une forme de matière à part, mais vous l'intégrez en complètement dans son rapport au politique, au social et donc des phénomènes qu'on vit autour de nous : la question de l'accès à la terre pour les agriculteurs, de la perte de sols agricoles liée à l'extension du domaine de la ville, ou la perte de la qualité agronomique des sols liée à certaines pratiques agricoles et culturales. Pouvez-vous nous préciser ces enjeux ?
Benoit Grimonprez > Bien sûr. Déjà, pourquoi se posent les questions d'accès à la ressource foncière ? Tout simplement car la ressource foncière est en quantité limitée. On ne peut pas l'étendre et il y a une concurrence de plus en plus féroce entre les candidats au foncier qui veulent en tirer profit. Quand on a peu d'offres et beaucoup de demandes, soit on laisse faire le marché et, dans ce cas-là, la ressource ira au plus offrant, soit on va essayer d'instaurer des règles du jeu de ce marché pour le réguler. Si un vendeur peut choisir son acheteur, on va faire en sorte de prioriser certains acteurs par rapport à d'autres en fonction de ce qu'ils possèdent déjà et de leur projet.
Ces problématiques qui sous-tendent l'accès au foncier sont plus prégnantes en milieu rural qu'en milieu urbain. Depuis les années 1960, c'est la profession agricole qui a elle-même créé, sous couvert du législateur, des instruments spécifiques de régulation pour éviter les “cumulards” selon les termes de l’époque, soit l’accaparement du foncier. On voulait déjà une répartition à peu près équitable de cette ressource foncière, car c'était en lien avec le modèle agricole qu'on se représentait, plutôt familial, par opposition à une tendance qui grossissait dans les pays anglo-saxons, d'un modèle très industriel. On ne peut pas dire qu'on y soit totalement parvenu, car le phénomène de concentration n'a cessé de s'accentuer avec le temps, bien que la France ait connu moins de spéculation sur le foncier agricoles que les pays limitrophes.
On parle souvent de l’étalement urbain, de cette consommation d'espaces agricoles pour faire la ville, mais peut-on revenir sur la question de la qualité agronomique des sols qui est peut-être pour les urbains et les urbanistes ?
Ces 40 dernières années, on a raisonné sur la quantité de sols, le nombre de surfaces que les acteurs possédaient, et donc des rendements et aides allouées sur le nombre d’hectares. Et on a délaissé les problèmes de qualité des sols. Aujourd'hui ils entraînent des rendements qui plafonnent, et une baisse des services écosystémiques rendus par les sols, notamment avec le stockage du carbone. On reproche aux usages urbains de ne plus concevoir le sol comme une matière qui abrite la vie, qui recèle aussi des qualités écologiques. Mais dans les champs aussi, les pratiques dégradent ces qualités. C'est un sujet majeur, et la loi ne s'en est pas complètement emparée, car il est difficile de réguler les usages de la terre.
Qu'est-ce qu'on fait de la terre que l'on possède ? D'un point de vue politique et juridique, on a complètement dissocié la question de la régulation du marché foncier, soit le rôle des politiques foncières avec les instruments des politiques foncières, les baux ruraux, la SAFER, etc.. de la législation environnementale, la régulation des engrais, des pesticides, la préservation de la biodiversité. On ne s’est pas rendu compte qu'il faudrait dans la régulation du foncier introduire des éléments qualitatifs : qu'est-ce qu'on fait sur ce foncier, à qui on l'attribue, quels sont les critères permettant d'attribuer de manière prioritaire le foncier à quelqu'un ? Est-ce que c'est simplement parce qu'il a un diplôme, une formation, est-ce que c'est simplement parce qu'il est fils d'exploitants agricoles ou par ce qu'il a un projet économique viable ou que son projet préserve aussi l'environnement, est en lien avec le territoire ? Si on veut faire de l'agro-écologie, on n'en fait pas hors sol, on en fait par rapport à un système parcellaire, à la configuration d'une exploitation, aux exploitations voisines, aux infrastructures.
Pourriez-vous nous donner une définition du concept de foncier dans un cadre juridique ?
Le foncier est une abstraction, qui désigne une réalité que les scientifiques appelleront le sol. C'est un mot abstrait, qui rend immatérielle une chose, conçue de manière unidimensionnelle. Il est dominé par une conception du droit de propriété. Depuis 200 ans, c'est le modèle théorique, le schéma intellectuel dominant et qui emporte par la suite toutes les lois, et puis toutes les pratiques économiques.
Ce n’est pas rien parce que ce droit de propriété est dans la Déclaration universelle des droits de l'homme. Ces 200 ans d'histoire emportent donc des droits de faire ce que je veux de mon foncier, ou presque. Mais cette liberté elle se heurte aujourd’hui aux limites planétaires, à ces enjeux sociaux, environnementaux. Pour autant, on parle toujours d'un droit de propriété. Cette question de la propriété, ça amène quoi juridiquement ?
Le droit de propriété a été conçu comme s'exerçant sur une chose matérielle. Le propriétaire pouvait retirer toutes les utilités de sa chose par rapport à sa configuration matérielle. L'archétype, c'est l'immeuble. On va considérer que dans les limites de la parcelle cadastrale de l’immeuble, tout appartient au propriétaire, l'ensemble des utilités du bien. Il peut construire, extraire la terre, planter, faire n'importe quel usage tant que c'est permis par les lois et les règlements. Aujourd'hui, on a une modification très profonde de ce schéma là, en résonnant davantage sur l’utilité, sans remettre forcément en cause le droit de propriété en lui-même. On fait la différence entre des utilités privatives qu'on va réserver aux propriétaires et des utilités collectives des choses, auxquels ils n’auraient pas accès, ou qu’ils devraient préserver.
Je peux par exemple construire sur mon terrain, mais je dois préserver une capacité d'infiltration pour éviter de provoquer des inondations qui toucheraient les voisins, au-delà de mes propres limites parcellaires.
Ou je peux me rendre propriétaire de prairies, mais je dois maintenir leur caractère de prairies, sans construire ou labourer les sols, car cela rend des services écosystémiques en termes de stockage de carbone et de biodiversité. Bien sûr, ça demande à réfléchir selon chaque type de biens. Un bien qui est situé en plein centre-ville ne va pas avoir les mêmes caractéristiques qu'un bien situé dans une zone humide, en montagne ou dans des plaines céréalières.
On considère à la fois la vie dans le sol, la capacité de stockage de carbone, de production alimentaire, de perméabilité pour les eaux, une somme de service qui serait bien difficile de quantifier. Dans votre ouvrage vous pointez le besoin d'un “droit du sol”, de mettre en cohérence les différentes politiques publiques ou cadres juridiques. Est-ce que vous pouvez expliquer cela ?
L'expression droit du sol est un peu provocatrice, car elle laisse entendre que le sol pourrait être titulaire de droit, alors qu’en principe, seules les personnes sont titulaires de droits sur les choses. Il y a tout un courant intellectuel et juridique qui aimerait conférer une sorte de personnalité à certains éléments de la nature. Pour les animaux bien sûr, mais aussi à des entités naturelles, des fleuves, des forêts. Il s'agirait d'en faire des objets dignes de protection, envers lesquels les personnes seraient redevables d'un certain nombre d'obligations. Il y a aussi derrière ça une forme de sortie de l'abstraction, c'est un virage juridique important.
Le droit est un peu schizophrène. D'un côté, il n'a pas à modifier sa conception du sol en tant que bien particulier et à continuer à raisonner en termes de propriété, de marché. Et puis de l'autre, les politiques environnementales ont accumulé des contraintes d'ordre public, des polices administratives pour ceux qui utilisaient les sols pour restreindre les usages. Le marché d'un côté, les contraintes de l'autre. Je ne trouve pas qu'il s'agisse d'une bonne manière de faire de la politique, car ça entraîne beaucoup d'incompréhension chez les propriétaires et exploitants, qu'ils soient agricoles ou pas, qui ne vivent l'environnement et l'écologie que comme une somme de contraintes qui ne fait pas sens, comme quelque chose qui restreint leur liberté.
Ça repose aussi ces questions de décision collective dans un monde où on reste extrêmement marqué par, d’un côté, cette propriété qui devrait être complète sans limites et de l'autre, le bien public géré par une autre abstraction qu'est l'État et ses différentes formes d'intervention sur le territoire. On a peut-être ces questions autour des communs, des sols communs. Nous avons évoqué le droit DU sol, mais pouvez-vous nous expliquer ce qu'est ce droit AU sol ?
Le droit au sol laisse entendre que toute personne, à condition qu'elles remplissent certains critères, pourrait prétendre à accéder à tout ou partie des utilités que procure le sol. C'est une logique plus prégnante en matière agricole car il y a des enjeux d'intérêt général de préservation des paysages, de production de nourriture, de renouvellement des générations d'agriculteurs. Sur d’autres types de biens, par exemple dans le domaine immatériel, il y a des licences obligatoires pour pouvoir accéder à un bien considéré comme utile à tout le monde. Ce serait un petit peu transposer cette logique au foncier. Mais comme il y a pléthores de candidats et peu de ressources disponibles, il faut arbitrer et poser des critères définis au niveau national ou territorial.
L'exploitation va ainsi rendre des services d'intérêt collectif, mais on peut aussi élargir l'échelle de la communauté au territoire lui-même. Le commun n'est pas intellectuellement conçu avec les outils opérationnels qui sont censés l'accompagner, donc c'est là tout l'effort qui reste à faire. On a une gouvernance qui aujourd'hui est complètement éclatée entre des collectivités qui vont définir dans leurs documents d'urbanisme les usages du sol, la destination des différentes zones du territoire. On a des acteurs opérationnels comme les établissements publics fonciers et les SAFER qui vont intervenir sur le marché pour le court-circuiter et réattribuer des parcelles, mais plein d'autres droits de priorité existent. On a des locataires qui sont prioritaires même sur les SAFER, des propriétaires voisins pour l'acquisition de parcelles boisées, des associations qui rentrent dans ce jeu-là pour maîtriser du foncier, et puis l'allouer à certains agriculteurs biologiques par exemple. Donc une gouvernance aujourd'hui qui n’est pas du tout rationalisée où le foncier va tomber dans un courant économique de pensée. Soit dans le courant assez général de la libre exploitation des surfaces, ça va passer par la SAFER, les chambres d'agriculture, avec un certain système de régulation. Soit du côté d'une agriculture ou d'une conception alternative de l'usage des sols et ça va suivre un autre canal souvent pour aller vers ce milieu alternatif.
Comment est-ce qu'on arrive, si ce n'est à penser collectivement le territoire, au moins à coordonner des politiques agricoles et urbaines ? Aujourd'hui, beaucoup de documents d'urbanisme sont élaborés sans grand regard sur l'usage agricole des sols, comme étant plutôt des zones d'extension possible. On est dans des mondes segmentés et fragmentés. Vous appelez à transformer tout ça aussi en une stratégie de territoire, en appelant notamment les SCoT à apporter aussi une stratégie agricole. Qu'est-ce que vous entrevoyez comme perspective ou comme proposition ?
Les politiques urbaines à travers la réforme du droit de l'urbanisme, au-delà de la répartition spatiale des usages, ne vont pas aller beaucoup plus loin. De l'autre côté, les politiques foncières agricoles ne s'aventurent pas sur le terrain de l'urbanisme, en dépit les documents de planification urbaine qui aujourd'hui couvrent tous les territoires ruraux, notamment sur de l'alimentation de proximité, le maintien d’une ceinture maraîchère ou agricole périurbaine. Mais cette projection de la ville par rapport à l'agriculture qui l'entoure ne se traduit absolument pas dans les instruments propres à l'agriculture. Aujourd'hui, je crois qu'il est essentiel de faire vraiment des documents de territoires qui transcendent ce clivage complètement éculé entre l'urbain et le rural qui révèlent leurs complémentarités et interdépendances.
Interdépendance alimentaire, on l'a bien vu avec ces enjeux de proximité pendant la pandémie, mais aussi une transition des villes qui passe par l'usage de matériaux biosourcés, produits par nos agriculteurs. Je pense qu’on ne va pas clore cette discussion aujourd'hui, ce n'est que le début d'une amorce sur le sujet. Merci à vous.
Propos recueillis par Sylvain Grisot en janvier 2022
Pour aller plus loin :
- La terre en commun, plaidoyer pour une justice foncière (2019), Benoît Grimonprez, Pierre Blanc et Dominique Potier
- L'agriculture urbaine : une agriculture juridiquement comme les autres? , Benoît Grimonprez, Revue de droit rural, août 2019, Etude 18.
- Droit du foncier, comment lutter contre la spéculation, Actu Juridique (2020)