Bifurquer vers un urbanisme circulaire

Pourquoi il est nécessaire, urgent et souhaitable de faire bifurquer la fabrique de la ville vers un urbanisme circulaire.

Bifurquer vers un urbanisme circulaire

Bonjour,

Mon nom est Sylvain Grisot, je suis urbaniste. J’ai créé l'agence dixit.net il y a 5 ans, après avoir construit des sanitaires dans des bidonvilles de l’océan Indien, commis quelques écoquartiers ici ou là, et tartiné de zones d’activités le bord d'échangeurs autoroutiers.

Aujourd'hui, mon travail est d’imaginer des futurs positifs à des friches urbaines ou à de futures friches, et plus largement d'accompagner celles et ceux qui travaillent sur la ville déjà là. Refaire la ville sur la ville, c’est maintenant mon quotidien.

Je suis aussi enseignant et chercheur. J'ai publié récemment un petit livre, le "Manifeste pour un urbanisme circulaire" dont l'écriture a été l’occasion de prendre du recul sur ma pratique, et plus largement sur notre façon de faire la ville.

En général, on commence ce type de discours par dire qu'en France, la ville s'étend en consommant la surface d'un département tous les 10 ans. Il y a des variations sur ce thème, c’est tous les 7 ans ou 8 ans selon les discours, les interlocuteurs ou les époques. Mais j’ai une bonne nouvelle. En fait, il nous faut 20 ans pour artificialiser une surface équivalente à celle d’un département métropolitain moyen. Cela veut dire que depuis biens longtemps nous parlons d'un problème sans même être capables de le mesurer correctement. Ce n’est que depuis un an que nous avons des données précises (bien qu’imparfaites). Comment peut-on traiter sérieusement un problème sans le quantifier correctement ?

Alors finalement, rien de grave ? Certainement pas ! Un département tous les 20 ans, cela fait quand même 30 000 hectares artificialisés chaque année. C'est une vingtaine de Notre-Dame-des-Landes ou plus de 350 EuropaCity. Tous les ans. Et pourtant il n'y a pas de manifestations dans les rues ni de tribunes dans Libération. La ville grandit en dévorant sa campagne. En silence.

Nous sommes dans l'impasse

Nous avons forgé un modèle de développement urbain inefficace. Nos villes grandissent trois fois plus vite que leur population. Un quart du sol consommé pour les besoins d’habitat en France est localisé dans des communes qui perdent des habitants. Pendant que les lotissements poussent en entrée de ville, les logements vacants sont tous les jours plus nombreux, les zones d’activités et logistiques se multiplient sans multiplier les emplois, et les centres-villes se meurent d'être délaissés au profit de leurs périphéries.

Nous consommons toujours plus de sols pour faire la ville, mais cela répond de moins en moins bien à nos besoins d'urbains.

Les impacts pourtant sont insupportables : la dépendance à la voiture, les émissions de gaz à effet de serre, les impacts sur les écosystèmes et une perte de sols agricoles qui porte atteinte à notre sécurité alimentaire. Mais c'est aussi un urbanisme à fragmentation que nous avons créé, qui repousse les ménages aux revenus normaux bien au-delà du cœur des métropoles.

Faisons le constat de nos impuissances

En 2000 déjà, la loi "Solidarité et Renouvellement Urbain" avait tout dit. Elle avait posé les constats et mis en place des outils pour "faire la ville sur la ville". Depuis, une litanie de textes législatifs importants est venue enfoncer le clou. Pourtant, il n'y a pas eu d’inversion réelle de la courbe, la ville continue de s'étaler. En 2010, Télérama titrait sur la "France moche". Cela a lancé un grand débat dans la profession, mais qui n’est pas sorti du cercle des initiés.

Aujourd’hui, les débats sont relancés avec le "Zéro Artificialisation Nette", les manifestants en jaune autour des ronds-points du Leclerc et la crise sanitaire. Il est plus que temps d'avancer.

Où en sommes-nous ? En fait, la seule chose qui a vraiment atténué la consommation des sols par les villes françaises, ce sont les impacts tardifs de la crise économique de 2008. Mais on constate depuis, une stagnation voire une reprise du rythme de l'étalement, qui repart discrètement à la hausse. On peut tergiverser sur les chiffres, mais la tendance n’est pas bonne.

Les remaniements législatifs successifs n’ont pas changé la donne, la prohibition ne fonctionne pas. Ce n’est pas tant l’étalement urbain qu’il faut contraindre, mais les alternatives qu’il faut rendre enfin possibles. Car le problème est systémique : nous avons bâti un système qui est fondé sur la consommation sans limites d’une ressource pourtant non renouvelable, le sol. Nous savons très bien construire du neuf dans les champs, nous avons industrialisé ces processus. Mais nous savons beaucoup moins bien refaire la ville existante pour répondre à nos besoins de développement.

Le problème est systémique

L’étalement urbain multiplie les usages de la voiture, mais il est aussi la conséquence du développement du système automobile. La première Ford T est sortie d'usine en 1908, mais ce n’est qu’en 1925 que nous avons vraiment commencé à adapter la ville à la voiture. C'était à Los Angeles, l'épicentre de la culture automobile, avec les premières règles donnant la priorité à la voiture sur les autres usages de la rue. Cela a moins d’un siècle. Le premier lotissement a été créé en périphérie de New York après la Seconde Guerre mondiale, mais le modèle du suburb a mis deux décennies à se diffuser aux États-Unis, parallèlement à l'extension massive des infrastructures routières à partir du milieu des années 1950.

L’étalement urbain n’a réellement commencé en France qu’après les Trente Glorieuses, avec les Chalandonnettes pour symbole d'un retournement de la fabrique de la ville : un tournant des politiques urbaines, au début des années 1970, mais aussi un changement de message de l'Etat. Virage pavillonnaire et ode à la propriété, confirmés par les lois de décentralisation qui donnent au maire en ce début des années 1980, le pouvoir de créer le foncier qui accueillera les périurbains, comme on les appellera plus tard.

Cela veut dire que nous sommes en train de parler d’un système de production de la ville qui a moins de 50 ans. Mais c'est suffisant pour que nous n'ayons tous connu que ça pendant notre carrière professionnelle. C'est ça notre "normal", notre point de référence.

C’est ce que j’ai appelé, l’"urbanisme linéaire". La matière première de la fabrique de la ville, c'est le sol, le foncier. Un sol essentiellement agricole. Trop souvent, il est urbanisé pour un usage unique, dans une forme d’obsolescence programmée qui structure nos façons de construire la ville. En bout de chaîne, une fois cet usage éteint, on retrouve des friches, des sols délaissés, des logements vacants ou des bâtiments sous-utilisés.

Il est temps de bifurquer vers un urbanisme circulaire.

Il n'est plus possible de continuer comme cela. Il faut changer, et vite. Il y a urgence car faire la ville c’est long, très long même. La ville de 2030 est déjà là et les 2/3 de celle de 2050 nous entourent déjà. C'est maintenant que nous construisons le dernier tiers qui doit être exemplaire, mais il est surtout temps de travailler sur la ville existante.

Bifurquer vers un urbanisme circulaire, c’est se dire qu’après un demi-siècle consacré à étaler la ville, il est temps de la construire sur elle-même, mais de le faire vraiment. L'urbanisme circulaire mobilise des boucles alternatives au processus linéaire, en cherchant à donner plus d'usages urbains aux sols déjà artificialisés, au lieu d'en consommer de nouveaux.

L’urbanisme circulaire est un appel à inverser les priorités de la fabrique de la ville en privilégiant désormais le travail sur l’existant et la reconstruction de la ville sur la ville, et plus la construction neuve en périphérie. Alors que le Zéro Artificialisation Nette cherche à transposer la séquence Éviter / Réduire / Compenser, c'est sans doute d'une séquence Éviter/Éviter/Éviter dont nous avons vraiment besoin :

  • Éviter de construire en intensifiant les usages, c'est travailler pas seulement les espaces, mais aussi les temps de la ville en identifiant les lieux qui peuvent répondre à de nouveaux besoins sans travaux lourds : un restaurant collectif qui accueille un espace de coworking l'après-midi, une salle de réunion qui sert le soir à des associations... C'est aussi construire aujourd'hui des bâtiments pensés pour accueillir une vraie diversité d'usages.
  • Éviter de déconstruire en transformant des bâtiments pour permettre de répondre à de nouveaux besoins : aménagement d'un ancien équipement pour l'accueil d'acteurs de l'économie sociale et solidaire, transformation pérenne d'une ancienne halle industrielle en espace de micro-production... C'est également mettre fin à l'obsolescence programmée en pensant aujourd'hui des bâtiments qui auront eux aussi sept vies et en anticipant leur déconstruction future.
  • Éviter d'étaler la ville en densifiant et en recyclant les espaces urbains pour offrir plus d'usages urbains dans la ville existante : construction raisonnée de logements individuels dans des jardins devenus trop grands, mobilisation du foncier sous-utilisé des zones d'activités pour accueillir de nouvelles entreprises, réaménagement ou renaturation de friches... C'est aussi - quand il n'est vraiment pas possible de faire autrement - penser des extensions urbaines proches de tout et sobres en foncier.

La très bonne nouvelle est qu'il n’y a rien à inventer, tout existe déjà. Partout des pionniers multiplient les expériences, testent les solutions, développent des projets démonstrateurs. Rien n'est à inventer, mais tout reste à faire, car il faut désormais massifier ces alternatives concrètes à l'étalement de la ville, pour en faire le nouveau normal du demi-siècle à venir.

Des paroles aux actes

Il est donc temps de passer à l'action. Mais faire bifurquer tout un système de production nécessite plus que de beaux discours ou de modestes changements des règles. Plusieurs pistes d'action :

  • Révéler le foncier invisible pour identifier les potentiels du tissu urbain existant, en général simplement ignoré : friches industrielles bien sûr, mais aussi friches de demain, quartiers densifiables, bâtiments sous-utilisés... Nous avons besoin d'atlas foncier sur tous les territoires, de normes pour les faire parler ensemble et d'observatoires pour les faire vivre.
  • Forger les outils nécessaires à la construction de la ville sur la ville en développant les opérateurs de recyclage du foncier que sont les EPF, des aménageurs et des promoteurs dédiés à la construction de la ville sur la ville. Il faudra aussi penser le temps long et développer des outils de maîtrise foncière durable pour des espaces stratégiques : logements abordables, commerces de centre-ville, fonciers économiques, lisières agricoles...
  • Développer les compétences des professionnels pour leur permettre de s'impliquer dans des projets différents : expertises spécifiques nécessaires au travail sur l'existant, mais aussi management de projets complexes et capacité de mise en dialogue des parties prenantes... Refaire la ville sur la ville n'est pas seulement plus complexe que de l'étendre, c'est un autre exercice. Changeons de matière grise en coulant moins de béton et en misant sur l'intelligence.
  • Assurer la cohérence de l’action enfin, à toutes les échelles en mettant fin aux concurrences territoriales qui ruinent les initiatives de sobriété foncière et s'assurer que chacun fasse sa part : à la métropole d'attirer mais aussi de garder les siens, et notamment ses familles ; au périurbain de valoriser ses immenses potentiels pour se réinventer dans de nouvelles proximités ; aux villes intermédiaires de s'inventer un futur propre sans singer les recettes des plus grandes ; et au rural aussi de s'inventer un avenir épargnant ses sols.

Et maintenant, bifurquons !

L’étalement urbain n’est finalement pas le problème, mais le symptôme de nos abandons. Nous avons délégué pendant cinquante ans au système automobile le soin de dessiner nos territoires. L'étalement urbain est le résultat par défaut de nos politiques d’aménagement.

Alors que la pandémie nous fait prendre conscience de nos fragilités et que la crise climatique pointe son nez, il y a désormais urgence à changer. Ce n'est pas un changement de curseur ou une transition douce vers un hypothétique 2050 dont nous avons aujourd'hui besoin, mais d'une bifurcation nette et rapide de la fabrique de la ville vers un urbanisme circulaire.

Alors il y a urgence, mais les solutions sont déjà là. La Commission Citoyenne pour le Climat a fixé un horizon en proposant de diviser par deux notre consommation de sol dans la prochaine décennie. Elle a surtout démontré qu'il était possible de mobiliser des citoyens sur ce sujet complexe si l'on s'en donne les moyens. À nous désormais d'expliquer inlassablement aux élus, professionnels et citoyens pour les mobiliser.

Nous devons cesser dès maintenant de multiplier les erreurs : tout ménage qui s’installe un peu trop loin de la ville va souffrir trop longtemps de sa dépendance à l'automobile, tout hectare de sol agricole aménagé pour accueillir un hangar de trop nous manquera pour nous nourrir pendant des décennies, tout bâtiment construit trop vite sera le tas de débris sous lequel nous croulerons plus tard.

À nous désormais de consacrer le prochain demi-siècle à reconstruire la ville sur elle-même, après avoir passé le précédent à l'étaler. Il nous faut massifier les solutions imaginées par les pionniers pour construire cette ville frugale, proche, inclusive et résiliente dont nous avons besoin. Cette ville dont nous avons besoin, mais surtout envie.

Alors bifurquons.

Sylvain Grisot · Septembre 2020

Pour en savoir plus, lisez le "Manifeste pour un urbanisme circulaire"

Illustration couverture : Vincent Charruau