Champignons des villes
Et si on faisait pousser du shiitake, ce délicieux champignon japonais, dans un bâtiment qui attend d'être démoli ? C'est le pari de Champignons urbains à Nantes.
Non, ce n'est encore pas la bonne porte. Décidément j'ai du mal à les trouver, ces entrées. Celle de l'ancien Marché d'Intérêt National (MIN) de Nantes est désormais barricadée. Les engins de chantier ont commencé leur ballet pour effacer toute trace de ce coeur alimentaire de la ville, niché depuis la fin des années 1960 au sein de ce que l'on nomme depuis peu l'île de Nantes. Ce lieu singulier qui vit quand les autres dorment a déménagé de l'autre côté du périphérique dans des locaux tout neufs, pour laisser place à la ville qui pousse, et notamment au nouveau CHU.
Moi, je cherche des champignons. Non ce n’est pas une cueillette en sous-bois, mais la rencontre de producteurs de shiitakes, un champignon japonais. Ils occupent temporairement une partie de l’ancienne halle aux fleurs qui sert de camp de base à toute sorte d'activités de ce type. Un gardien taciturne m'indique vaguement la direction d'une petite porte. Je suis donc le couloir poussiéreux avant de déboucher dans un grand hall que je reconnais pour l'avoir visité il y a bientôt dix ans, à une heure très matinale. Une modeste pancarte me confirme enfin que c'est là : "le champignon urbain". Rencontre avec un des trois associés. Il pousse une bâche qui dissimule des étagères métalliques montées sur roulettes, densément garnies de gros pains bruns ou blancs, hérissés de magnifiques champignons. Urbains bien entendu.
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Romain Redais > Le champignon est un être vivant à digestion externe. C'est un peu comme si tu déposais tes enzymes digestives sur ton steak, et que tu repassais par là trois jours après avec une paille pour aspirer ce qui reste. Le champignon fait un peu ça en fait.
Sylvain Grisot > La parabole est sympathique.
Romain Redais > Voilà, à l'heure de manger c'est sympa. Ça explique d'ailleurs la grande utilité écologique des champignons : avec leur manie de balancer des enzymes un peu partout, ils dégradent la matière pour leur propre usage, mais aussi pour les autres. Ils participent comme cela aux grands cycles naturels de la matière, les cycles biogéochimiques. Les champignons forment ainsi un des maillons essentiels de recirculation du carbone dans l'atmosphère grâce à leur digestion des matières organiques et au rejet du CO2. Or les organismes vivants sur terre, les arbres, les plantes, sont tous basés sur la chimie du carbone.
Sylvain Grisot > Pour reprendre cette logique de cycles, la “matière” urbaine, bâtie que vous occupez maintenant, quelle était sa vie avant ?
Romain Redais > En fait ces lieux ont déjà eu plusieurs vies. D’abord comme point de vente d'un producteur local de fleurs, qui s'est finalement transformé en distributeur avec des approvisionnements à l'étranger. Il vendait aussi du matériel de décoration pour les commerçants.
Sylvain Grisot > Vous venez donc occuper un interstice temporel, puisqu'on connaît la suite de l'histoire avec dans quelques années la construction du CHU et du quartier qui va avec, un bout de ville tout neuf. Vous êtes finalement bien des champignons urbains, vous venez finir de digérer le bâtiment avant de relancer un cycle de construction ?
Romain Redais > Oui et balancer nos enzymes dans les murs ! Cette idée de recirculation est vraiment à l'origine de l'histoire, mais cela dépasse la question des bâtiments. En fait on voulait produire en ville, ou plutôt produire en ville était la conséquence logique des idées qu'on avait en tête. Notre idée est de récupérer d'ici 2 ou 3 ans des sous-produits urbains, du marc de café et de la drêche de brasserie par exemple, pour les intégrer dans notre mélange de substrat de culture et produire des champignons. Il faut savoir que la plupart des déchets urbains organiques sont brûlés alors qu'ils contiennent 50 à 70 % d'eau, c'est stupide. J'ai travaillé un peu en brasserie et quand tu es brasseur urbain tu produis chaque semaine plusieurs centaines de kilos de drêches de brasserie. C'est du grain, de la céréale bouillie, qui a servi à fabriquer le moût qui ensuite donnera de la bière. Si tu n'as pas un champ, des vaches ou un élevage de poules à proximité, et c'est rarement le cas en ville, c'est très difficile de se débarrasser de ces tonnes de matière. Un des points de départ de l'histoire des champignons urbains a donc été de revaloriser la drêche de brasserie, mais sans lui faire faire des kilomètres en camion..
Sylvain Grisot > Où avez-vous commencé à produire ?
Romain Redais > Dans mon garage à Rezé, comme Steve Jobs. Donc à petite échelle évidemment. Mais si la culture de champignons est urbaine, c'est justement parce qu'elle n'a besoin que de petites surfaces. Même avec une unité de production de 10 litres, on peut faire des tests intéressants. Cela a duré pendant un peu moins d'un an. Nous sommes ensuite allés à Scopéli, un supermarché coopératif à Rezé pas très loin d'ici. Ils occupaient le bâtiment d'une ancienne salle de sport, dans laquelle il y avait un bassin aquatique qui ne servait plus qu'à stocker des cagettes de kiwis. On a installé un tunnel maraîcher dans la piscine vide et on a commencé à produire des champignons. Je ne sais plus exactement combien on en a produit, mais cela devait être quelque chose comme 250 kilos ou 300 kilos. Ça nous a encouragés à continuer les tests. On est donc partis chez un maraîcher basé aux Sorinières, qui nous a prêté un bout de son hangar pour continuer à faire nos essais. Là, on a dû produire environ une tonne en 6-8 mois, avant d'aller dans les Bas de Chantenay dans un ancien centre de tri de la poste pour quelques mois, et puis enfin d'arriver ici.
Sylvain Grisot > Donc toujours des lieux entre deux vies, des temps incertains de ces cycles de la matière urbaine, pour continuer à filer la métaphore. Vous allez aussi devoir libérer les lieux d'ici quelques années et encore migrer ailleurs, quelles sont les prochaines étapes ?
Romain Redais > À long terme on ne sait pas trop, mais on doit augmenter la production. Il nous faudrait à peu près doubler la production pour atteindre un équilibre économique. Cela ne se fera pas ici d’une part faute de place, et d’autre part parce que les conditions estivales ne sont pas favorables. Ces locaux montent trop en température l’été pour les champignons. On va garder ce site pour la production en saison fraîche et fabriquera donc sans doute ici notre substrat. C’est à la chapelle du Martray qu’on va augmenter notre production. Cette chapelle a pas mal de qualités, notamment thermiques. Les murs en granit font 80 cm, ça a un effet de lissage thermique considérable. Il ne fait pas trop froid l'hiver et pas trop chaud l'été. L'idée est d'y déployer une capacité de production qui soit à peu près équivalente à celle du MIN en montant une boîte à l'intérieur, une sorte de gros chalet en bois de 40 mètres carrés permettant de contrôler le microclimat. Et puis ce sera également un lieu de vente plus accessible qu'ici.
Après il faudra quitter le MIN, mais on nous a dit d’ici 5-7 ans et ça nous paraît lointain pour une boîte qui démarre. On regarde aussi du côté de l'Est nantais, à Doulon Gohards, où il y a un gros projet qui laisse une belle place à l'agriculture urbaine, je ne sais pas si tu connais.
Sylvain Grisot > J'y habite.
Romain Redais > Alors tu vois bien. On suit le projet agricole qui pourrait être intéressant pour nous. Il y aurait l'opportunité de mutualiser du matériel agricole avec les maraîchers par exemple, mais aussi des réseaux de vente de nos produits et d'achat de matière première pour fabriquer le substrat (paillage de bois par exemple). Et puis notre substrat de culture usagé a encore une bonne valeur agronomique. Il, peut retenir 4 fois son poids en eau, il est riche en carbone, c'est intéressant pour la structure du sol. Nos déchets pourraient donc servir à la production agricole, encore une boucle. Il y aurait ainsi une vraie valeur ajoutée à être proche des maraîchers.
Sylvain Grisot > Revenons sur ces lieux que vous occupez, jusqu'ici toujours temporairement. Ils doivent avoir des caractéristiques particulières pour votre production ou ils sont juste plus abordables économiquement ?
Romain Redais > On n'est pas sur des typologies très compliquées, on a juste besoin de locaux fermés. Ce qui nous intéresse le plus ce sont les anciens hangars, les ateliers... Et comme j'ai l'impression qu'à Nantes il s'en abandonne plus qu'il ne s'en construit, c'est une ressource qui est abondante.
Sylvain Grisot > Les vieux hangars sont un peu vos drêches de brasserie à vous, un sous-produit de la fabrique de la ville que vous valorisez ?
Romain Redais > Oui c'est des déchets, les drêches de bâtiments ! Mais pour nous ça a aussi du sens d'occuper un bâtiment existant et pas des locaux neufs pensés pour nos besoins. C'est un défi intellectuel d'occuper ces locaux où à aucun moment personne ne s'est jamais dit "tiens, si on faisait pousser des champignons là-dedans ?" C'était un grossiste de fleurs, on en a fait une champignonnière. C'est vraiment intéressant de chercher à tirer le meilleur parti de bâtiments pas du tout prévus pour cela. La chapelle du Martray c'est quand même savoureux, on y donnait la messe, et nous on va y faire pousser des champignons. Et puis il y a effectivement l'idée de revaloriser des mètres carrés inutilisés.
Sylvain Grisot > Vous occupez actuellement quelle surface, et pour produire combien de champignons ?
Romain Redais > Faire pousser des champignons en ville ça marche bien, car ça prend peu de place. L’installation que tu vois ici fait 40 mètres carrés de surface de production brute, auxquels il faut rajouter environ cinq fois plus pour les dépendances d'une champignonnière, soit environ 200-250 mètres carrés pour une unité de production. Avec ça, on a produit cette année 4,3 tonnes, avec un démarrage tardif et une période creuse l'été. On devrait arriver à 5 tonnes à l’année prochaine sur ce site.
Sylvain Grisot > Ah oui quand même ! Quels sont les autres besoins fonctionnels pour votre production ? Il me semble que le shiitake a besoin de lumière ?
Romain Redais > La lumière ce n'est pas compliqué, il suffit d'allumer des néons et c'est bon. Si on avait de la lumière naturelle, ce serait mieux pour une question environnementale. Mais fonctionnellement avec un éclairage artificiel ça tourne. On a par contre une préférence pour des locaux de plain-pied pour faciliter la logistique. Donc de l'eau, de l'électricité et si c'est possible un bon comportement thermique. On veut éviter la climatisation, on doit donc s'adapter aux ondulations thermiques naturelles du bâtiment pour générer un microclimat favorable.
Sylvain Grisot > Pas de chauffage ?
Romain Redais > Non pas besoin. Tu vois on a huit lignes ici, qui correspondent à huit lots de une tonne de substrat réparti sur quatre étagères roulantes chacune. Et bien chaque lot produit 200 watts de chaleur. On a donc un radiateur de 1600 watts qui chauffe en permanence. On doit juste ventiler pour évacuer le C02 produit par la respiration des champignons.
Sylvain Grisot > Et vous avez pas mal de matières entrantes ?
Romain Redais > C'est une très bonne question. Oui beaucoup, c'est quatre à cinq fois la quantité de champignons produits. Donc pour une production de 5 tonnes par an ça veut dire faire entrer 20 à 25 tonnes de substrat.
Sylvain Grisot > Tous ces gros pains de substrat sur les étagères n’ont pas la même couleur, cela correspond à des compositions différentes ?
Romain Redais > Non pas du tout, pour le shiitake, c’est un mélange de paille, de sciure de chêne, de son de blé et de millet. Les différentes couleurs correspondent à des stades d'évolution du substrat de culture. Quand ils sont complètement blancs, c'est qu'ils viennent juste d'être mis en production et quand ils sont complètement marron c'est la fin de production. C'est de développement d'une pellicule qu'on appelle le stroma qui fait la différence entre les deux. Le stroma c'est l'équivalent de notre peau à nous, un mélange de cellules mortes et vivantes qui nous protège. Il est constitué de chitine, une molécule très résistante qu'on retrouve dans la carapace des insectes ou des crustacés. Et la couleur marron est due à la mélanine, c'est exactement le même pigment qui nous fait bronzer l'été sur les plages de Pornic. La mélanine a un rôle protecteur pour le champignon, un peu comme les tanins pour un arbre, qui va empêcher des ravageurs de venir.
Sylvain Grisot > Et toute cette matière vient d'où ?
Romain Redais > Pour le moment les pains de substrat arrivent tout faits de Bretagne, livrés par un gros producteur. L'idée est bien de produire prochainement notre propre substrat à partir de sous-produits urbains, et notamment les drêches, mais on y va progressivement. Il fallait d'abord démontrer que l'on arrivait à produire nos champignons et à les vendre, avant de passer à la maîtrise de la partie amont et d'investir dans une ligne de fabrication de substrat. Mais on veut logiquement être autonomes aussi sur cet aspect-là.
Sylvain Grisot > Et à l'autre bout de la chaîne, comment distribuez-vous votre production ?
Romain Redais > La moitié de nos ventes environ passent par une grosse quinzaine d'AMAP situées à 3-4 km autour de l'exploitation. On fait aussi quelques marchés, des points de vente locaux et des restaurateurs.
Sylvain Grisot > Donc du local, pas ou peu d'intermédiaires, mais beaucoup de temps.
Romain Redais > Oui, vraiment beaucoup. On y passe à peu près deux fois le temps que nous prend la production. On pourrait mutualiser cette distribution aux AMAP avec d’autres producteurs urbains, il y a des réflexions dans ce sens.
Sylvain Grisot > Donc finalement recréer un acteur intermédiaire pour cette logistique urbaine, avec sans doute des besoins de surface de stockage ?
Romain Redais > Oui exactement. On pourrait aussi imaginer autre chose, qu’on fait déjà un peu. En fait, tout est pensé pour que les flux alimentaires viennent de la campagne pour aller en ville, mais pas l’inverse. Mais en fait on est les seuls producteurs de champignons de tout le département, on a donc commencé à renverser le flux avec des copains maraîchers qu'on croise en ville sur des AMAP, qui repartent avec nos champignons pour les vendre à la campagne, chez eux, dans leur magasin de producteur. Alors là, la logistique est optimisée, puisqu’ils évitent de repartir à vide. Évidemment à notre niveau c'est des volumes ridicules, mais si on pouvait imaginer plus de dialogue entre ville et campagne, on aurait un bilan de carbone bien meilleur.
Sylvain Grisot > Tu parles de magasin de producteur ? Ça aurait du sens un magasin de producteurs urbains ?
Romain Redais > Oui je pense, mais il faut développer la production urbaine. Faire en ville du maraîchage ultra-intensif sur des surfaces très petites avec beaucoup de matière organique, ça a du sens. Notre collègue maraîcher qui travaille sur des bacs rehaussés a constaté qu’avec l’îlot de chaleur urbain, il gagne plusieurs semaines sur sa saison de production, ce qui lui permet de mieux rentabiliser les mètres carrés, il n’y a donc pas que des inconvénients.
Sylvain Grisot > J’ai bien compris que vous aviez déjà pas mal de projets à mener pour les prochaines années. Mais est-ce que votre démarche se diffuse ? Est-ce que vous inoculez d’autres lieux ?
Romain Redais > On dialogue beaucoup, le milieu du champignon ce n'est pas immense, et on a tous les mêmes problèmes, on a donc tendance naturellement à se passer des coups de fil et à se donner un peu des coups de main. Finalement vu qu'on est tous sur des productions locales, on n'est pas concurrents. Par exemple notre stagiaire Alison va monter la même chose au Pays basque. On a eu un stagiaire qui voulait monter aussi un site de production au Portugal. On a des contacts avec des gens de Bordeaux, de Marseille, de Bruxelles. Certains sont plus avancés que d'autres. Nous on n'a clairement rien inventé avec le champignon en ville. C’est le champignon de Bruxelles qui est sans doute le précurseur, en installant une champignonnière dans les caves des anciens abattoirs de la ville et en utilisant les drêches de brasserie dans leur substrat.
Là-bas aussi ils recréent des boucles.
dixit.net / Janvier 2020