Faire du virus un cheval de Troie pour reconquérir nos rues
C'est le moment de repenser le partage de la rue en retrouvant la bonne mesure et l'échelle humaine, un peu distante certes, de nos villes.
Il nous faut gérer le dégel progressif de nos villes et dans l'urgence permettre aux gens de reprendre leurs mouvements. Cette fameuse distanciation physique (et pas sociale) imposée par la pandémie nous empêche tout simplement de faire comme avant. Un mètre, deux mètres, six pieds... Il nous faut redonner bonne mesure à nos villes, retrouver une échelle humaine un peu plus distante. L'occasion est unique de repenser le partage centenaire de la rue, il ne faut pas la gâcher.
Le transport en commun va devoir affronter une grave crise de confiance. L'occasion pour lui de retravailler son offre pour donner envie et devenir un choix positif, et plus la seule option d'une clientèle captive (ce qu'il est pourtant dans trop de territoires). Offre cadencée, stations accueillantes et propres, paiement sans contact, de la place dans les véhicules... Le travail est immense pour repenser l'offre.
Mais c'est l'occasion de questionner aussi la demande : pourquoi dimensionner nos infrastructures de transport pour des pics d'usage matinaux de quelques dizaines de minutes seulement ? Il faut (enfin) retravailler les temps pour lisser les usages, quitte à changer quelques habitudes.
Il va falloir en changer des choses, plein. Mais il faut pourtant y arriver, car sans transports collectifs, nos villes ne fonctionnent tout simplement pas. La voiture n'est évidemment pas la solution. Polluante et énergivore, elle prend de toute façon trop de place. Il nous faut regarder l'équation en face : la voiture dévore les mètres carrés, or c'est de cela que nous manquons dans la ville. L'espace public est limité spatialement, à nous d'en optimiser l'usage pour maximiser le passage des gens, pas des engins. La voiture n'est simplement pas la solution.
Et puis cette période de confinement a fait réaliser à beaucoup l'absurdité d'un système de mobilité qui dédie souvent 50% de l'espace public à la seule voiture, qu'elle soit en circulation ou en stationnement. Personne n'a vraiment envie de retourner à la case d'avant : pollution de l'air, bruit, danger et enfants exclus des rues.
Alors place aux vélos, aux piétons, aux trottinettes, aux gyropodes, aux bâtons sauteurs et aux tapis volants. Toutes les alternatives sont bonnes, mais il faut leur faire vraiment de la place. Cela fait longtemps qu'un changement de modèle est nécessaire, mais nous étions coincés entre deux syndromes :
- La poule et l'oeuf : faute d'usage on ne construit pas d'infrastructure pour les mobilités non-automobiles ("personne ne va les utiliser !"), mais faute d'infrastructure personne ne circule sans voiture ("c'est trop dangereux d'aller à l'école en vélo à cause de la circulation, alors j'amène mon enfant en voiture.")
- Le couteau suisse : un outil qui fait tout, fait tout mal. Chercher à concilier tous les modes de déplacement dans une même rue, c'est se résoudre à dégrader les conditions pour chacun. Il faut faire des choix et prioriser des modes différents dans chaque rue.
Et là, tout change. À la faveur d'un virus qui nous impose ses conditions (et d'élections municipales qui n'en finissent pas mais marquent un vif intérêt pour les enjeux écologiques en général et le vélo en particulier...) les villes françaises installent un peu partout des pistes cyclables à l'élégance discutable. Le terme d' #UrbanismeTactique est sur toutes les lèvres (ne pas oublier le #) mais on fait du temporaire, avec l'espoir secret qu'un jour "la vie reprendra comme avant".
Or, il faut à tout prix éviter le retour à l'anormal. Transformons ce satané virus en cheval de Troie pour reconquérir nos rues. Ce n'est pas une parenthèse dans la vie de la ville qui s'écrit à coup de peinture jaune et de cônes en plastique, mais le début d'une nouvelle ère pour nos rues.
Car l'urbanisme tactique n'est pas que l'emploi de moyens frugaux pour un temps limité dans l'espace public, c'est un outil de dialogue pour transformer durablement l'espace urbain. À New York il y a une dizaine d'années ce sont des plots bétons et des transats de plage qui ont amorcé la transformation radicale de Time Square, pas un grand concours d'archi et des années de concertation houleuse. Plus qu'un outil de design physique de l'espace, l'urbanisme tactique peut aussi être un outil de dialogue. Au lieu de passer des années à pinailler sur un plan de voirie que personne ne comprend, et qui ne sera jamais parfaitement au point, pourquoi ne pas tester en vrai ? Pour voir, pour essayer différentes variantes, pour dialoguer sur du concret, pour mesurer les effets sur le réel.
Il y a une forme de modestie esthétique dans ces pistes cyclables peintes à la hâte ou ces rues bloquées avec les moyens du bord, mais surtout une modestie du designer. On sort de l'attitude parfois trop assurée du concepteur pour accepter de se tromper, de refaire et même de tout défaire.
Alors allons-y. Les placards des collectivités et les ordinateurs des associations regorgent de schémas de réseaux cyclables imparfaits, mettons-les en oeuvre rapidement. Limitons-nous à l'essentiel : les grands axes et les points noirs, mais n'oublions surtout pas les piétons et les usages statiques : bars, restaurants, commerces de rue, expositions, repos...
Nous avons une mine d'or spatiale à notre disposition : le stationnement. D'habitude on ne touche pas au parking, jamais. C'est l'espace au monde le plus disputé, juste après la bande de Gaza (l'expression est de Donald Shoup, le pape américain du parking), mais là, il y a urgence. Prenons la place pour y faire des choses essentielles, on verra ensuite, "Après" comme on dit souvent ces temps-ci.
Photo de Guillaume Porcher
Bien sûr il va falloir expliquer (l'urgence), rassurer (par le caractère réversible), mais surtout aller vite. Il faudra aussi forger les outils pour nourrir les débats à venir, quand reviendra la tentation d'un retour à l'anormal une fois la crise passée. Les termes du débat auront changé : ce n'est pas la réduction de la place de la voiture qu'il faudra justifier, mais son retour. Nous aurons besoin de données d'usage objectives, de mesurer les flux de piétons, de vélos comme de voitures, de quantifier les bouchons, la pollution de l'air à tous les carrefours, l'évolution du chiffre d'affaire des commerces... Bref, sortir des deux indicateurs habituellement utilisés : l'habitude et le doigt mouillé. Il n'y a pas d'urbanisme tactique sans évaluation quantitative objective.
Alors arrêtons d'encombrer les réseaux sociaux et multiplions les essais, faisons des erreurs, mais occupons l'espace et regardons sincèrement ce qu'il s'y passe. Et puis gonflez votre vélo, occupez ces pistes toutes imparfaites et transformez le temporaire en évidence : les rues de nos villes sont faites pour leurs habitants, pas pour les voitures.
Sylvain Grisot / dixit.net / mai 2020
Pour aller plus loin sur le sujet, quelques papiers beaucoup plus complets :