Mettre les mains à la paille

Rencontre avec Volker Ehrlich, architecte associé à l'agence Trait Vivant, co-fondateur du Collect'IF Paille et enseignant à l'école d'architecture de Paris-La Villette. Il croit fermement en la capacité des matériaux biosourcés à constituer une alternative durable dans la construction de demain.

Mettre les mains à la paille

Volker Ehrlich est architecte co-associé à l'agence Trait Vivant, co-fondateur du Collect'IF Paille et enseignant à l'école d'architecture de Paris-La Villette. Il croit fermement en la capacité des matériaux biosourcés à constituer une alternative durable dans la construction. Nous l’avons rencontré à la sortie d’un de ses cours à l’école d’architecture pour en savoir plus.

Frédérique TRIBALLEAU > Bonjour Volker ! Je t’ai découvert lors d’un séminaire de Novabuild à Nantes sur la construction durable en Pays de la Loire. Tu avais marqué les esprits en insistant sur les stéréotypes infondés que pouvait avoir le monde de la construction sur les matériaux biosourcés. Avant de parler plus précisément de tes projets, qu’entends-tu par matériaux biosourcés ?

Volker EHRLICH > Marquer les esprits est, je pense, une tâche indispensable qui fait défaut. « Bio » renvoie à la notion de vie. Ce sont des matériaux issus d'un processus de métabolisme propre à la vie. Ils se différencient des matériaux naturels, qu'on appelle parfois géosourcés, qui sont des matériaux inertes et non issus d'une reproduction avec un cycle de régénération comme les matériaux biosourcés. Je ne suis pas plus sensible aux biosourcés qu'aux géosourcés. Ce qui m'intéresse, c'est de travailler, de comprendre et de mettre en œuvre des matériaux faiblement transformés, dans un état le plus proche possible à leur état naturel. L'avantage d’un matériau qui se renouvelle par régénération, du fait qu'il est issu d'un métabolisme, c'est évidemment sa grande disponibilité. S'il se renouvelle, la disponibilité se renouvelle. Alors que les matériaux géosourcés se renouvellent à une échelle beaucoup plus lente. Ces matériaux demandent notre attention dans un monde où l'activité de la construction est fortement liée à des matériaux très transformés, loin de leur état naturel, impliquant un emploi et un besoin en énergie très important. De plus, on n'a pas beaucoup de reculs sur la durabilité et le comportement de ces matériaux dans le temps, car ces transformations ne se sont opérées que depuis l'après-guerre.

Ces matériaux biosourcés ou géosourcés, en tout cas faiblement transformés, sont souvent victimes de stéréotypes. Ils seraient moins costauds, moins faciles à employer, plus chers… Est-ce qu'on peut revenir sur ces éléments ?

Je pense qu'ils sont victimes d'un conditionnement culturel, qui est une manière de marquer notre façon de voir et de comprendre les choses. Il est vrai que dans notre société, on ne construit plus soi-même en général. On a très peu de contact avec ces matériaux. Quand il est question de se protéger dans une situation de guerre ou autre, pour faire un bunker, on ne prend pas le bois mais le béton, et effectivement les monuments restants de ces guerres qu’on n'arrive pas à faire partir sont en béton. Mais pour autant, est-ce qu'il faut introduire le béton à tout prix de manière courante dans l'acte de bâtir, même de la maison individuelle ? Je ne suis pas certain.

Si on avait l'esprit un peu plus libre de se construire nous-mêmes notre sensibilité, je pense qu'on arriverait très vite à avoir une autre sensibilité sociétale. Parce que cette même société aime bien aller en forêt, se mettre au bord de l'eau, aller en vacances dans les centres-villes anciens, comme à Venise, Berlin ou Amsterdam. Ce sont des villes qui ont été construites dans des milieux parfois extrêmement agressifs, parce que marins, avec une ambiance fortement chargée en sel. Si elles avaient été construites en béton armé, ces villes n'existeraient plus. La capacité de ces matériaux naturels est justement de pouvoir mettre en œuvre leurs apprentissages au cours du temps. Pour le bois, par exemple, on a colonisé des terres pendant 400 millions d'années au cours desquelles cette matière a su s'adapter aux conditions les plus agressives. On ne peut pas avoir cette certitude avec le béton. Il est beaucoup trop rigide pour pouvoir résister à un sol qui bouge, ou à des conditions d’eaux montantes et descendantes avec des rythmes variables. On est néanmoins conditionné, on vit des à priori reliés aux intérêts de certains. Mais quand je vois mes collègues s’asseoir au bord du canal, j'ai encore l'espoir que nous avons d’autres sensibilités que de vouloir se retrouver dans un milieu scellé et bétonné.

Trait Vivant

Le béton peut en effet être utile dans certains contextes, mais n'a pas la même résilience que les matériaux biosourcés. Ces derniers ne sont pas utilisés aux mêmes fins dans la construction. Il n'y a pas le même taux renouvèlement pour certains, et surtout ils ne sont pas tous locaux. Selon les territoires ,il y en a des matériaux plus accessibles que d'autres. Tu travailles notamment avec le matériau paille. Peux-tu revenir sur ses avantages spécifiques, mais aussi les conditions de sa mise en œuvre ?

Effectivement, je suis Allemand et souvent on me demande comment j’ai atterri ici en France, alors que la construction dite écologique a une avance de 20 ans en Allemagne. Mais là où il y a un peu plus de patrimoines, de savoir-faire et de retour d'expérience dans le domaine de la construction, en France, c'est la construction en botte de paille. Il y a plusieurs raisons à cela, dont l’une est que la France a une agriculture céréalière importante par comparaison au reste de l'Europe. Une autre est qu'il y a un patrimoine historique de 10 000 bâtiments existants en botte de paille. La plupart de ces bâtiments ont été construits par les agriculteurs eux-mêmes.

Historiquement, le début de la botte de paille vient des colons qui commençaient à habiter le Nebraska, au centre du continent américain. Ils n’y trouvaient pas ou très peu d'autres plantes, arbres ou matières fibreuses, et ils venaient occuper ces terres justement pour la culture céréalière. Ils construisaient d'abord leurs maisons en mottes de terre en blocs superposés. L'agriculture américaine se concentrait au centre de l'État, encore au 19ème siècle, dans une société du cheval avec un besoin très important en litière.

La question se posait de comment faire pour que cette production secondaire, la tige, les céréales, donc la paille, puisse être employée où il y a une concentration importante en population, sur les côtes du continent. Cette question motivait le fait de compresser la paille pour en faire des bottes, des matériaux qui se transportent et qui s'exportent. Transporter moins d'air et plus de matière signifie densifier la matière. Et c'est comme ça qu'on a vu à partir des années 1870 les premiers essais où les presses de vigne ont été détournées pour presser la paille. C’est donc aux États-Unis que la construction en botte de paille est née.

On a remarqué que les murs de bottes de paille permettaient d’apporter une fraicheur et surtout en période froide de maintenir la chaleur. Le procédé constructif correspond exactement à celui des mottes de terre. Quand on voit les premières images de l'époque, des familles assises avec beaucoup de fierté à côté ou sur ces bâtiments même, cela correspond à cette capacité d'avoir une compréhension de la qualité matérielle pour en avoir un usage intelligent pour laquelle elle n'était pas prévue initialement. En France, il y a eu beaucoup de constructions par les agriculteurs, souvent faites de manière un peu simple, et la plupart du temps, sans aucune déclaration. C'est une des raisons pour laquelle on n'a pas des chiffres exacts. Mais cela permet quand même un retour d'expérience important.

Aujourd'hui en France, il me semble que plus que 50 % de l'ensemble de ces bâtiments, selon les enquêtes qu'on a pu faire, utilisent de la paille provenant d'un rayon inférieur à 50 kilomètres. Peu importe où on se situe en France, c'est systématique. Même en Île-de-France, les bottes avec lesquelles nous travaillons viennent parfois de la Basse-Normandie, toujours dans un rayon en dessous de 100 kilomètres. Alors que certains matériaux sur le chantier ont parcouru plusieurs pays. Ça vaut aussi pour les isolants qui sont des fois vus comme concurrentiels à la paille, la fibre de bois ou la fibre de chanvre, parce que ces matériaux sont produits dans un pays, collés dans un autre, séchés dans un troisième pour revenir enfin ici. C'est difficile à retracer, même les fabricants ne connaissent pas toujours les chemins parcourus. Alors qu'avec la paille, quand on connait l'agriculteur qui l'a cultivée et qui l’a faite presser, il n'y a pas de doute sur le produit final. Après, d'où viennent le tracteur, l'énergie et les pesticides, c'est une autre question. En tout cas, la proximité de la matière est un des paramètres importants.

Peux-tu nous donner des exemples de réalisations en bottes de pailles, ce que tu fais à la fois en neuf, mais aussi en rénovation ? Quelles sont les avantages, les contraintes ou les conditions ?

La contrainte principale est l’eau. La botte de paille doit rester sèche pour ne pas la rendre nutritive. Si la paille fonctionne très bien en tant que litière, c'est qu'elle est très peu nutritive, pour les animaux par exemple, qui ne peuvent pas la digérer. Et ça vaut aussi pour les insectes, les champignons, mais à condition qu'elle reste sèche. Donc il y a une exigence de maintenir une humidité inférieure à 20 %. Pour une botte de qualité, il faut aussi un minimum de densité, et une géométrie suffisamment plane et parallélépipédique. Aussi, sur chantier, si la paille est à nue, elle n'est pas protégée, il faut donc veiller à chaque instant qu'elle ne prenne pas l'eau ou que cette eau puisse être évaporée avant la finition de ce pan de mur. A part ça, pas d’autres contraintes importantes.

La légende du loup qui souffle sur la maison en paille, je ne l’ai jamais vue ! Concernant les rongeurs, à partir du moment où la botte a une densité de 80 kilos au m3, qui est la densité exigée, ils ne peuvent plus entrer, la résistance mécanique est trop importante. Pour le feu, ce n'est pas très différent, il ne se propage pas dans une botte de paille qui a cette densité, parce qu'il y a très peu d'oxygène. Ca vient contredire l'image qu'on peut se faire d'un incendie d’un mur en botte de paille. Et ça correspond un peu à ce qu'on trouve dans le bois. C'est comme si vous vouliez brûler un annuaire de téléphone, ce n'est pas possible. Les tests qui se multiplient en laboratoire ont démontré qu'il n'y a pas vraiment d'autres facteurs contraignants.

De mon point de vue, la seule limite, c'est l'imagination du concepteur. Ce n'est pas parce que la botte est parallélépipède que le bâtiment doit l'être, loin de là. On a prouvé à plusieurs occasions qu'on peut construire aussi bien en plan qu'en coupe avec des formes rondes et autre. On peut aussi utiliser la paille en structure, pour l’ensemble des charges du bâtiment : la toiture, la neige, le mobilier, les personnes…

Tu es aussi cofondateur du Collect'IF paille. Quelles sont vos missions ? Est-ce que cela permet un développement de filière plus locale en Ile-de-France?

Le Collect'IF paille a vu le jour en tant qu'association en 2016. L'idée principale était d'avoir une entité régionale et représentative de l'enjeu de la construction en botte de paille. En Île-de-France, on est pas mal de concepteurs, mais, malheureusement, l'artisanat se fait un peu attendre. On a aussi des acteurs de la production en plâtre, le réseau de plâtrerie est donc cofondateur. Et puis, on a quand même des artisans ou même des jeunes architectes qui se convertissent en artisans. Cela fait plaisir de voir que le Collect'IF peut rassembler ces personnes, clarifier où sont les besoins et tenter d’y répondre.

Le Collect'IF est un représentant au niveau régional du réseau français de la construction en bottes de paille (RFCP). Historiquement, c'est le RFCP qui a sorti ces règles pro-paille en 2012. Aujourd'hui, cela constitue une base fiable pour pouvoir assurer et diffuser ce savoir-faire. Au niveau du Collect'IF, on a pu faire depuis 2015 beaucoup d'actions dans ce sens : on a accueilli des étudiants d'architecture sur des chantiers pédagogiques qu'on a coorganisés, on organise des visites de chantier, etc. Il y a aussi eu des rencontres nationales en 2017 à Paris. On a, je pense, eu la chance d’avoir de l'énergie disponible parmi les représentants de ce réseau pour agir et faire entendre les intérêts de la botte de paille.

Trait Vivant

Je voudrais revenir sur cette notion à la fois de matériaux, mais aussi d'humain. Est-ce que, finalement, travailler des matériaux plus naturels, c'est aussi ramener un peu de bien-être dans les chantiers ? On touche ce qu'on est en train de faire, on a l'impression d'être plus compétent, d'avoir les capacités et de le faire en plus avec des gens qui sont aussi sensibilisés au sujet. Est-ce que cela ramène un équilibre nouveau sur le chantier ?

Cette question renvoie vraiment à la motivation, ou même à l'enjeu primaire de l'acte de bâtir : comment et pourquoi construire ? Je pense qu'il y a une notion de composer et d'assembler les matières pour en faire un espace fermé pour entrer dedans, qui s'est beaucoup perdu. L'émerveillement qui émane de ces espaces devrait nous toucher, nous parler. Si vous entrez dans une architecture, ce n'est pas uniquement l'espace qu'on peut mesurer, mais ce qu’elle exprime, indépendamment des choses facilement mesurables et quantifiables. Cette notion poétique, qui est certes résultante de la technique, de la matérialité et de la bonne application de ces paramètres, c'est l'essence même de l'exercice architectural. Je dirais que ça devrait être l'enjeu principal. Les acteurs dans le bâtiment, pas uniquement des artisans ou les usagers, mais aussi les décisionnaires politiques, les formateurs, donc les professeurs, devraient se poser cette question. Il y a comme une perte de lien avec l'émerveillement. Et si on ne se pose pas cette question, on est très vite pris par des fonctionnements auxquels on se soumet de manière un peu inconsciente : compter nos sous, les mètres carrés, les volumes… On oublie les vraies questions de la qualité spatiale.

Est-ce que les matériaux naturels peuvent avoir un rôle là-dedans ? C'est essentiellement eux qui vont pouvoir nous rappeler la richesse naturelle, loin des plaques préfabriquées en béton ou en polypropylène qui se ressemblent de l’une à l’autre et qui sortent de lignes de fabrication. Alors que ce n'est jamais le cas dans les bâtiments naturels. Une planche qui sort d'un tronc n'est sûrement pas la même que celle d’à côté, alors que dans la mise en œuvre, elles se valent toutes les deux. Les enduits à la chaux, le plâtre, et puis surtout les argiles ont pour qualité de changer à chaque instant d’aspect et de reflet avec la lumière.

Il y a vraiment un message là-dedans. C'est ce qui fait notre attirance pour les centres historiques, on aime regarder les bâtiments. Même s'il n'y a pas le colombage bois visible, inconsciemment on le sent presque derrière. Les surfaces sont inégales, par rapport à l’espace autour, mais surtout par rapport à nous. Et on a vraiment besoin de ça. Je pense que notre société ressent un vide, une fatigue qui est conséquence d'une absence de stimulation et de sens pour les choses qu'on fait. Les matériaux naturels peuvent apporter ça, parce que travailler la matière, sentir qu’on la façonne, sentir son corps en tant qu'acteur plutôt que juste le doigt qui touche une tablette tactile pour mettre en marche une machine de façonnage, je peux vous dire que ce sont deux sensations parfaitement différentes. Ce n'est pas tant le produit final qui nous importe, mais l'ensemble de l'énergie corporelle qui se trouve dans un bâtiment que le corps a pu participer à façonner.

En architecture, on pourrait inciter et inviter des participants à assurer un certain nombre de tâches en chantier participatif.  Les étudiants sont très demandeurs et cherchent un peu de sens, un peu de présence et d'empreintes de leur action corporelle. Ils la trouvent en façonnant la terre. Parce qu'en effet dans ce monde, on est tenu assez loin du contact avec la terre, le bois, les plantes, la nature. En tout cas dans mon entourage, je sens beaucoup de demande, par les étudiants en architecture, mais aussi parmi mes clients. Ça les transforme, ça les fait entrer dans un monde qui leur parle.

C’est un noble objectif en architecture, de ré-entrer en contact, en dialogue, en écoute avec ce monde pour lui faire un peu moins de mal et se construire ensemble. Merci, ça me paraît être un bon mot de fin de se servir des matériaux naturels pour se construire, s'équilibrer, retrouver du sens à ce qu'on fait, que ce soit dans son travail, mais aussi pour construire sa propre maison. Ce type de matériaux peut convaincre des gens à remettre les mains dans la terre, dans la paille.

C'est la notion d'arriver chez soi. Certains philosophes disent : « On est sur terre pour réellement arriver chez nous-mêmes, pour nous trouver, pour savoir nous connaître et reconnaître ». Et si on construit sa maison, son chez soi, est-ce qu'on est vraiment chez soi si on n'a pas pu profiter de cet acte de mettre en place cet endroit, sans se poser cette question en parallèle, ce qu'on cherche réellement en tant que personne, mais aussi en tant que milieu qu'on souhaite habiter. Cette question reste très abstraite et loin de la réalité de la pratique du quotidien. Ça va être difficile, je pense, de trouver ce chez-soi.

Propos recueillis par Frédérique Triballeau en mai 2022

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