La piste des Communs
Gabriel Plassat est ingénieur à l'ADEME et co-fondateur de la Fabrique des mobilités. Nous avons exploré le thème des communs et de leur rapport à la ville, en évoquant le covoiturage, les enjeux de résilience des territoires et même la culture chinoise de la copie.
Sylvain GRISOT > Gabriel Plassat, tu es ingénieur à l'ADEME, actif sur de très nombreux sujets, notamment les énergies, les mobilités ou la prospective. Tu as aussi une autre casquette, c'est celle de co-fondateur de la Fabrique des Mobilités qui a pour ambition « de construire une mobilité plus durable via les communs. » Posons le sujet : qu'est-ce qu'on appelle les communs ?
Gabriel PLASSAT > Un commun se définit par une ressource, c'est un actif qui peut être de la connaissance, des données, un logiciel, un objet ou du matériel. Il se caractérise ensuite par des règles pour le gérer, qu'on retrouve dans la licence qui va être choisie, et une communauté qui va chercher à faire grandir cette ressource, à la constituer, à la développer, puis à l'améliorer. C'est assez différent d'une ressource où le propriétaire développe et garde la ressource.
Au départ, on a quelques acteurs qui s'accordent sur l'intérêt de cette ressource, mais finalement, on ne sait pas jusqu'où la communauté peut s'étendre et on ne sait pas non plus tous les usages de la ressource. Le commun, c'est une ressource, une licence et une communauté qui va gérer le développement de la ressource.
Et ce n'est pas que du logiciel, on va le voir. Cela peut aussi toucher des objets, de la donnée, des idées, etc. Cela a ceci d'intéressant que cela échappe souvent aux créateurs, car cela vit sa vie parce que qu'ils en font le choix. Est-ce que tu peux nous raconter un peu ton cheminement pour arriver à t'intéresser à ces questions-là ?
J’ai une formation d’ingénieur motoriste, mais il y a une dizaine d’années, j’ai commencé à m’intéresser aux systèmes. Je décide de passer de la technologie au système global du transport de marchandises et de comprendre quels sont les acteurs qui ont intérêt à ce que le système change. Quels sont les jeux d’acteurs qui vont alors émerger ? En 2008-2009, l’iPhone arrive, il commence à y avoir des applis… J’ai assez tôt la conviction que le numérique va jouer un rôle dans le domaine de la mobilité et des transports. On a alors des acteurs bien alignés dans le domaine avec des chaînes de commandement bien rigides dans un écosystème d’acteurs un peu bouillonnants. Et puis, arrivent des startups, petites, puis qui réussissent, transforment des marchés entiers et bouleversent les jeux d’acteurs. On ne sait alors plus très bien qui est concurrent, qui est allié… Une des caractéristiques du secteur du transport, c’est bien l’hétérogénéité de ces acteurs. Cela veut dire que pour avancer, il faut faire travailler ensemble des acteurs publics, privés, gros, petits avec des cultures différentes. Je me demande alors comment un écosystème d’acteurs hétérogènes devient intelligent et se coordonne ? Je m’intéresse donc aussi à l’intelligence collective et je découvre le concept d’objet « lien ». Par exemple, le ballon de foot est un objet lien qui permet aux équipes de se coordonner immédiatement, de se repositionner et de se reconfigurer sans chaîne de commandement. Tout le monde sait automatiquement ce qu'il doit faire à la fois en agissant sur le ballon, mais aussi en fonction de la position des autres. Quels sont alors les objets liens dans des écosystèmes industriels ?
Quel serait donc la relation entre le commun et l’objet lien ? Est-ce que cela pourrait prendre la forme, non pas d’auto-organisation, mais des formes d’organisation automatiques qui permettraient d’éviter la hiérarchie ?
L'hypothèse a été de dire que le commun pourrait être un objet lien dans un écosystème d'acteurs hétérogènes. J'en arrive au commun par ce cheminement, pas du tout par la théorie des communs que j’ai découvert après. En France, il y a énormément de théoriciens et de chemins académiques sur les communs, mais qui sont très étanches au monde industriel. D'ailleurs, avec des acteurs industriels, je n'utilise même pas ce mot parce qu'il est connoté et assez mal compris. Il ne permet pas de porter le message de la ressource utile aux acteurs. La question qu'on pose c'est de quoi vous avez besoin maintenant et que vous avez intérêt à faire ensemble. Il faut identifier la ressource qui permettra d’être utile maintenant, puis elle fera comme le ballon de foot : s’auto-coordonner autour de la ressource et de s’auto-adapter sans chaîne de commandement.
Finalement, c’est un peu le démarrage de l’Union Européenne qui a commencé par une coordination de quelques pays autour d’objets limités, notamment le charbon et l’acier. Un objet de coordination sur lequel il y a in intérêt commun, mais qui finalement permet d’inventer une forme de collectif pour aller encore plus loin. Tu as parlé notamment des enjeux de la mobilité et du transport qui sont au cœur de notre façon de faire la ville. Peut-on revenir sur des exemples développés notamment dans le cadre de la Fabrique des Mobilités, pour comprendre comment ces outils nous permettent de faire la ville autrement ?
On a essayé de bien découper les problèmes pour avoir moins de personnes sur chaque sujet, mais pour qu’elles se connaissent et qu’elles agissent ensemble : les acteurs de covoiturage, les acteurs de l’auto-partage, ceux du vélo, ceux de la trottinette… Des acteurs qui sont même concurrents vont pouvoir trouver des réponses en commun.
On a eu l’idée, dans la Fabrique des Mobilités, de créer un registre de preuve de covoiturage qui permet de certifier que deux personnes covoiturent. C’est entre l’utilisateur et l’opérateur, mais cela va intéresser un tiers, telle que l’autorité organisatrice qui va pouvoir inciter, par exemple en donnant de l’argent à celui du covoiture, de manière positive à effet immédiat. Deuxièmement, l’opérateur va envoyer à l’autorité, de façon anonyme, le trajet effectué en covoiturage. Cela permet à l’autorité de comprendre où les gens covoiturent sur son territoire et de prendre des meilleures décisions d’aménagement en s’appuyant sur les pratiques réelles. Cela met alors en relation trois parties prenantes sur le sujet du covoiturage.
Cela veut dire qu’on a des acteurs qui sont concurrents, mais qui vont travailler ensemble autour d’un objet lien et bâtir un socle de dialogue où des nouvelles normes pourront se construire. Comment est-ce que l’on passe de collaboration sur ces sujets, autour d’objets, tout en restant concurrents ?
Cela ne se fait pas en un claquement de doigts. Il faut du temps pour que les personnes se connaissent, se fassent un peu confiance, ou au minimum, s’écoutent. Il faut avoir une liste de proposition dans laquelle les acteurs peuvent piocher. L’opportunité générée par le commun doit être claire sur ce qu’elle permettra de faire. Parce que si vous ne le faites pas, des tiers vous poseront potentiellement des problèmes sur le marché. Par exemple, j’avais expliqué à l’époque que si Facebook rajoutait une fonction covoiturage sur sa plateforme, les acteurs du covoiturage pouvaient alors arrêter leurs activités. Donc fédérez-vous, trouvez des moyens de développer votre modèle économique, mais travaillez aussi avec le public pour être sur un système gagnant-gagnant.
On se fédère autour de l’objet lien, qui permet d’avoir une parole commune, mais il s’agit plus d’une conséquence que de l’objectif initial. Est-ce que ce type de démarche demande un état d’esprit particulier, avec des personnes qui a un moment de leur vie se seraient intéressées au logiciel libre ? Comment est-ce qu’on arrive à comprendre qu’une ressource mise en commun, plus elle est utilisée, plus elle sert à chacun individuellement ?
Plus on a une culture, plus cela parle effectivement. Mais il se trouve que le numérique remonte toutes les industries, donc que vous le vouliez ou non, il faut s’intéresser à ces sujets-là. Quand vous êtes une entreprise, vous avez intérêt à vous alléger d’un certain nombre de choses qui peuvent être portées par la communauté. Cela vous permet de vous recentrer sur votre différenciation sur le marché, de mutualiser ce qui l’est, de partager les risques, de créer un standard et de vous appuyer dessus.
On invite les acteurs et les entreprises à se former à cette façon de penser car, dans certains cas, cela peut être plus efficace que des démarches 100% propriétaires. Il faut gérer la porosité de la ressource : les licences aident à gérer cette perméabilité du tout privé et du tout ouvert. La licence est autant un territoire d’innovation que la ressource elle-même.
Il n’y a donc pas que ceux qui jouent en commun et ceux qui jouent ultra-fermés, mais des logiques de mettre en commun une partie des ressources aussi par intérêt. Cela permet d’élargir le portefeuille d’options, notamment dans la massification de solutions ou la structuration d’un nouveau marché. Il y a toute une typologie de licence qui permet d’ouvrir tout en gardant une forme de reconnaissance et de visibilité. Je pense aussi à tout le mouvement de l’open data, avec la prise de conscience des collectivités qu’elles avaient finalement beaucoup de données qui pouvaient être utiles, voire créer de la valeur. Avec des enjeux d’ouvrir les données, d’avoir des formats communs, etc. As-tu un retour d’expérience sur l’utilisation des données urbaines ?
Le transport a été l’un des premiers secteurs où l’open data s’est déployé. Un gros travail a été fait, notamment avec une plateforme nationale issue d’une directive européenne. Mais nous essayons de sortir de la dualité public = open data et privé = données fermées. Le RGPD permet aussi aux citoyens de récupérer les données. C’est un des objectifs du projet « Mon compte mobilité » dans lequel le citoyen aura ses données d’usage. Des acteurs tiers pourront interroger nos comptes mobilités pour savoir si on est éligible à certaines aides en fonction de comment on se déplace, par exemple. Cela permet à la fois de protéger la vie privée, mais aussi de tirer parti des données d’usage des citoyens.
Cela étant, je ne pense pas qu’aujourd’hui les collectivités ont eu un effet levier par la donnée pour prendre de meilleures décisions et revoir les offres de mobilité. Il y a encore tout un travail à faire sur les outils d’aide à la décision. Google développe un projet, Replica, pour faire du conseil aux collectivités aux s’appuyant sur les normes et les connaissances en données d’usage de Google. Le projet « Mon compte mobilité » pourrait être une autre option.
Donc, beaucoup d’enjeux sur la donnée pour faire la ville autrement et prendre des décisions. Peu de données sont encore issues des individus qui fréquentent et utilisent, et notamment sur les alternatives, avec des champs complétement aveugles comme le vélo ou les piétons. Nous avons encore énormément de données manquantes sur les infrastructures urbaines et les aménagements. Il y a encore beaucoup de domaines urbains où des outils, des données et des méthodes pourraient être valorisées grâce aux communs. Vous êtes en réflexion au sein de l’ADEME sur ces questions de résilience face aux changements, aux chocs. Quelles pourraient être les formes que prendraient ces communs autour de la résilience urbaine ?
Oui, c’est l’expérience de la Fabrique des Mobilités qui s’est répliquée dans plusieurs domaines comme l’énergie, la santé et l’éducation.
Cela a donné l’idée à l’ADEME de lancer, non pas un appel à projet, mais un appel à communs sur le thème de la résilience des territoires. La spécificité, c’est que nous allons imposer une licence pour que les ressources développées restent ouvertes. Nous avons travaillé sur neuf défis dans lesquels on peut proposer des solutions. Pour l’instant, on a reçu une vingtaine de projets de communs qui sont essentiellement des outils de diagnostic, de prise de décision et de compréhension de la complexité. Et aussi de outils pour gérer la connaissance dans ce domaine, sans s’y perdre. Les porteurs de projet déposent ce qu’ils ont envie et on peut faire des liens entre les projets, voire si ils peuvent fusionner ou si de la ressource peut être produite en commun. Cela réinterroge aussi le soutien public à l’innovation.
Finalement, ce processus d’élaboration de communs devient presque lui-même un commun. On voit qu’il y a des enjeux de documentation extrêmement important pour que ces méthodes aient la capacité de se déployer de façon quasiment autonome. Vous avez déjà acquis une expérience sur, grâce au domaine de la mobilité, ce qui fonctionne bien ou non. Cette question de la résilience urbaine est très vaste, mais on voit bien qu’on a énormément de difficultés à y répondre avec des outils traditionnels, d’où l’intérêt d’inventer de nouvelles façons de voir les choses. Il faudrait sûrement aussi qu’on ait de vraies définitions des enjeux de résilience pour mieux comprendre de quoi l’on parle. Quelles sont les pistes déjà amorcées, les projets proposés dans l’Appel à Communs ?
Il y a quelques projets sur le thème de la mobilité, mais également sur l’urbanisme avec un projet en lien avec la rue et les ilots de chaleur urbains. Je vous invite à aller voir sur le Wiki de la Résilience des Territoires, qui contient tous les projets. L’Appel se clôture en fin d’année, et certains projets ne seront pas financés, mais c’est parce qu’ils ne sont pas assez mûrs. L’Appel a aussi vocation à évoluer.
Ce n’est que le début d’une exploration des communs, un thème que nous est cher chez dixit.net, comme les sols communs, mais on y reviendra. Enfin, est-ce que tu aurais un conseil de lecture ou d’écoute pour aborder ce sujet ?
J’ai écrit un peu sur le sujet sur mon blog qui s’appelle Transport du Futur, même si cela ne parle pas que du transport.
Je regarde pas mal aussi du côté de la Chine parce que la conception de la propriété est très différente. La valeur de la copie non plus. C’est très dénigré en Europe, alors que c’est plutôt bien vu en Asie. Il y a un concept qui s’appelle « Shanzhai », qui a un peu le sens de « fake » en anglais. Les chinons sont capables de développer dans un temps très court n’importe quel objet, et en même temps, ils déclinent une version ouverte, comme un B2B, qui pourrait être utilisé par un autre acteur industriel. Je conseillerai donc ce livre Shanzhai : deconstruction in Chinese qui explique la culture asiatique de la copie.
Depuis quelques mois, il y a eu beaucoup d’acteurs industriels chinons, plutôt du monde du numérique, qui viennent dans le monde de l’automobile pour faire des plateformes véhicules open source. C’est fascinant de voir des acteurs avec d’importantes capacités financières et industrielles arriver sur le marché de l’automobile de cette façon-là. Cela tranche complétement avec le discours des constructions automobiles français ou européens.
Donc un vrai changement de culture et de rapport à cet objet par rapport aux grands industriels européens qui ont même des difficultés à se parler entre services. Merci beaucoup Gabriel, on va explorer et lire à ce sujet. A très bientôt.
Propos recueillis par Sylvain Grisot · dixit.net · mai 2021
Pour aller plus loin :
- Un survol de la théorie des biens communs, par Jean-Louis Combes, Pascale Combes-Motel et Sonia Schwartz. Revue d'économie du développement 2016/3-4 (Vol. 24).
- Le blog de Gabriel Plassat avec l’histoire de sa « transformation » en 3 articles.
- Le Blog FabMob avec de nombreux articles sur les communs.- Le wiki de la FabMob avec tous les projets de communs.
- Le wiki dédié à l'appel à Communs de l'ADEME sur la résilience des territoires.
- Et pour finir un article sur l'ouvrage "Shanzhai : deconstruction in Chinese".