Planifier Singapour
Estelle Forget est consultante en développement et en aménagement durable des territoires. Elle nous parle de ces sujets vu de Singapour, territoire particulièrement contraint.
Une retranscription du podcast enregistré le 15 janvier 2020 que vous pouvez écouter ici :
Frédérique Triballeau > Estelle Forget, vous êtes consultante en développement durable et en aménagement durable des territoires, vous avez écrit plusieurs livres dont Petit traité d'urbanisme et de planification de Singapour à l'usage des décideurs. C'est le sujet qui nous intéresse aujourd'hui. Tout d'abord, est-ce que je peux vous demander de vous présenter plus amplement ?
Bonjour Frédérique, merci pour l'invitation. J'ai commencé ma carrière en cabinet d'avocats. Ensuite, je suis allée dans le secteur financier puis, j'ai cherché à donner un peu plus de sens à ce que je faisais. Je suis alors retournée à l'université - Paris-Dauphine - pour faire un master en développement durable et responsabilité des organisations. J'ai eu, parmi les intervenants, un monsieur qui s'appelle Robert Lion qui m'a complètement transmis sa passion de l'aménagement et de l'urbanisme. Robert Lion a été le patron de la Caisse des dépôts et consignations pendant une quinzaine d'années. Il s'est préalablement occupé des offices HLM et il a également été directeur de cabinet de Pierre Mauroy pendant le premier septennat de François Mitterrand. À la sortie de cette formation à Dauphine, je me suis intéressée à la formation des jeunes qui se destinent à ce beau métier de l'aménagement et de l'urbanisme. J'ai créé un concours pluridisciplinaire qui s'appelle Ergapolis et qui aidait à décloisonner les expertises des futurs architectes, ingénieurs, urbanistes, économistes, sociologues et paysagistes. Ils intervenaient en amont des commandes publiques pour les collectivités locales et ils proposaient différentes solutions d'aménagement de leurs territoires. À la suite de cela, je suis partie en Asie, à Singapour, qui est selon moi un modèle d'excellence en termes d'urbanisme et d'aménagement du territoire. En tout cas, c'est extrêmement performant. La ville veut être un laboratoire d'innovation de la Smart City, donc c'est tout à fait naturellement que je suis allée à Singapour. J'ai eu la chance de travailler avec le docteur Liu Thai Ker qui est le père de l'urbanisme de Singapour. Maintenant, je suis de retour en France depuis septembre.
Vous êtes allée à Singapour, vous avez même écrit un livre sur l'urbanisme et la planification à Singapour. Un des premiers thèmes qui ressortent de votre livre, c'est qu'il y a énormément d'habitants sur un si petit territoire. Quelle forme de densité cela nécessite ? Vous parlez notamment du besoin d'être vraiment exemplaire sur ce sujet.
Pour certains, la densité, c'est un gros mot et pour d'autres, cela se passe relativement bien. Il faut voir les rapports d'échelle lorsqu'on parle de densité. Par exemple, Paris intramuros est une ville extrêmement dense. Singapour, c'est près de 6 millions d'habitants sur un territoire de plus de 700 kilomètres carrés. On a effectivement une densité qui est assez importante, mais elle a été pensée, elle a été conceptualisée et elle a été organisée de manière à mixer les populations. Singapour n'a qu'une cinquantaine d'années, 55 ans pour être plus précise. Mais la région a sept siècles d'histoire. Singapour est un des seuls pays au monde qui a eu son indépendance sans la demander. Singapour qui était un comptoir anglais a été rattaché après la seconde guerre mondiale à la fédération de Malaisie. Les habitants de Singapour souhaitaient avoir les mêmes droits que les malais. Mais, en Malaisie une distinction est faite entre les autochtones : les malais, des malaisiens issus de l’immigration et ce, même si cela fait plusieurs siècles. À Singapour, la population était constituée de malais, de chinois, d’indiens… Des chinois qui venaient pour décharger les bateaux, des Indiens qui travaillaient dans les cultures de noix de cajou… Mais aussi des eurasiens, des européens, etc. Singapour dont la population était multiculturelle et revendiquait ainsi d’avoir les mêmes droits que les malais. Cependant, les malais ne voulaient pas en entendre parler, ils ont donné à Singapour son indépendance le 9 août 1965, la cité-état est née.
Lee Kuan Yew est devenu le premier Premier ministre de Singapour. Liu Thai Ker a été en charge de l’urbanisme et de la planification de Singapour. Il est reconnu comme étant le père de l'urbanisme de Singapour. La situation est compliquée. Ils héritent d’une population d'un peu plus d'un million de personnes, pour la plupart inéduquées, extrêmement pauvres et vivant majoritairement dans des bidonvilles, ce qu'on appelle les Kampongs. Il n'y avait pas de ressources naturelles, il n'y avait pas d'eau potable, il n'y avait rien, en fait. La seule chose dont ils disposaient, c'était un port en eau profonde et un peu d'industries manufacturières et les habitants de Singapour. Il a fallu, pour garder cette indépendance et vivre dans un territoire un peu hostile, faire preuve d'exemplarité. La vision de Lee Kuan Yew était de se positionner au rang international. Imaginez-vous vous positionner au rang international quand vous avez des habitants inéduqués qui vivent dans des bidonvilles ?
L'urbanisme a contribué énormément à favoriser l'essor de Singapour tel qu'on le connaît aujourd'hui. Ils se sont fait aider au début par des experts du PNUD pour réaliser le premier master plan. Mais, très rapidement, les prévisions démographiques ont été dépassées. À peine 20 ans plus tard, ils se rendaient compte qu'en termes de démographie, ils cassaient les compteurs. Avec un territoire contraint puisque c’est une île, ils devaient avoir une vision à plus long terme. Ils ont donc imaginé un plan d'urbanisme à 100 ans sur lequel ils ont vraiment pensé la densité en mixant la population. Une population multiethnique avec des confessions religieuses différentes : bouddhiste, hindouiste, musulman, confucianiste, catholique, juif, protestant, etc. qui pouvait rapidement devenir une véritable pétaudière d’autant qu’il n'y avait pas d'identité nationale. La cité-État étant naissante, il n'y avait pas cette notion d'appartenance. Ils ont organisé, pensé et conceptualisé le plan d'urbanisme en partant du nombre d'habitants par parcelle. Ils se disent qu’à partir de tant d'habitants, le territoire doit avoir tel type de commerce, tel type de service public, tel type d'infrastructure de transport. Tout est pensé à grosses mailles à l’échelle du territoire. Et à l'échelle de l'ultra-parcelle, tout est possible en termes de style d'aménagement. Avec ce type de planification il est évident que l’on se pose moins de question. Il n'y a pas un maire qui va négocier une école maternelle, un stade, une piscine, cela n'existe pas à Singapour. On sait qu'à partir de 3 000 personnes, vous avez une école, que les infrastructures sont prévues, que les transports sont prévus. La question ne se pose pas.
Il y a aussi cette notion, vous avez commencé à l'aborder, de multiethnicité dans les logements et du le sol comme majoritairement propriété de l'État à Singapour à 76 %. Qu'est-ce que cela permet en termes d'aménagement urbain et sur le marché du logement ?
C'est la condition sine qua non pour ne pas avoir un urbanisme négocié. Effectivement, la cité-État est propriétaire de son sol à plus de 70 %, et aujourd'hui, alors qu'ils étaient tous dans des bidonvilles, 80 % des Singapouriens sont propriétaires de leur logement. Il y a une dissociation entre le sol et l'usage, c'est un modèle avec des baux emphytéotiques, un peu comme le modèle anglais. Mais les Singapouriens restent propriétaires de leur sol parce que leur sol, c'est leur patrimoine et surtout parce qu'ils ont un territoire qui est contraint. Quand vous avez un petit territoire contraint, vous devez bien penser, un peu comme Monaco qui est la ville la plus dense du monde, parce que si vous vous ratez, c'est difficile de corriger. Sur ce territoire contraint, ils ont pensé un plan d'urbanisme et d'aménagement à 100 ans. Cela veut dire que les Singapouriens savent exactement à quel moment il y a un îlot qui va être détruit pour reconstruire autre chose, à quel moment il y a une réserve foncière pour les transports, à quel moment tel objet architectural va être reconstruit, à quel endroit, etc. Si vous n'êtes pas propriétaire de votre sol, on le voit en France avec les procédures d'expropriation, c'est extrêmement compliqué, coûteux et long. Quand vous êtes propriétaire, la question ne se pose pas. À un moment donné, vous savez que vous récupérez votre immeuble parce que c’est prévu comme cela. Alors vous indemnisez des locataires et vous les relogez. En général, les Singapouriens aiment plutôt bien quand ce genre de chose se produit puisque comme Singapour indemnise généreusement, cela permet aux propriétaires de se constituer un patrimoine et de réaliser une plus value immobilière. Par ailleurs, la cité-État en maitrisant son foncier, maitrise la spéculation.
Il y a un contrôle important sur le système de transport avec une seule autorité pour les services de métro, de bus, de taxi et de voirie. Il y a donc dans le fonctionnement de la ville une association très forte entre mobilité et aménagement à une même échelle opérationnelle. Qu'est-ce que cela change dans la façon de faire la ville et notamment sur le côté financier ?
Pour faire la première ligne de métro, Singapour a mis 30 ans, ils n'ont pas utilisé le foncier pour en faire autre chose, ils savaient qu'ils allaient faire une ligne de métro. Vous avez parlé de ville lorsque vous parliez de Singapour. Je trouve cela intéressant : elle a toutes les contraintes d'une ville, mais elle a aussi toutes les contraintes d'un État. Le Premier ministre a deux casquettes. Il est Premier ministre, mais il est aussi maire de sa ville. C'est plus petit que la région Île-de-France, y compris en termes d'habitants, mais son organisation pourrait être inspirante pour la région Île-de-France où plus globalement nos régions en France. Il y a une organisation qui maîtrise le foncier et une autre qui s'occupe du développement des transports, c’est tout. Les transports en commun sont développés sans retard avec une vision globale entre l’échelle nationale et l’échelle de la parcelle pour créer un équilibre de desserte des transports. A Singapour il n’y a pas de millefeuille organisationnel et institutionnel. Et puis en termes de fonctionnement, je pense que vous allez trouver cela surréaliste, mais je vous assure que c'est vrai, il n’y a peu de très peu de retard ou de panne (1 retard de train en 2019).
En termes d'aménagement, quand on décide de s'installer dans tel ou tel quartier, que ce soit pour un logement ou pour un commerce, on sait qu'il peut potentiellement y avoir une ligne de métro dans tant d'années, ce n'est pas une surprise.
Oui, mais de toute façon s'il n'y a pas de ligne de métro, il y a des lignes de bus. Il n'y a personne à Singapour qui habite dans des endroits qui ne sont pas accessibles en transport en commun. Ils ont créé un système de constellation de la ville par une déclinaison en partant du nombre d'habitants. L'usage de la voiture est finalement très peu promu à Singapour. D'ailleurs, c'est extrêmement cher d'avoir une voiture à Singapour parce qu'ils favorisent les transports en commun. Et pour que cela fonctionne, il faut qu'il y en ait partout. Vous marchez moins de cinq minutes, vous avez des bus, vous avez des métros ou des bus qui rejoignent les métros. C'est extrêmement rapide et c'est tout le temps, avec des rotations très régulières. Ils ne pensent pas un quartier sans les transports. Et pourquoi ils ne font pas cela ? Parce qu'avant de développer leur modèle, ils ont étudié nos modèles. Singapour, c'est un peu le miroir de ce qu'on a pu faire en Europe de mieux. Y compris en termes de mixité, on en parlait tout à l'heure, ils ont prévu des quotas. Alors nous, cela nous paraît très choquant d'avoir des quotas pour favoriser la mixité. Mais n'empêche que cela fonctionne et cela permet aux personnes de communauté de mieux se connaître, de mieux comprendre et d’accepter les différences.
Vous en parlez à la fin de votre livre, vous faites un parallèle notamment avec la France : quels seraient les mesures ou les outils qui sont utilisés dans l'aménagement du territoire à Singapour, qu’on devrait retenir et qu'il serait intéressant de mettre en place en France ?
Un véritable plan. Il serait mieux d’avoir un véritable plan d'aménagement et d'urbanisme en France. Une vision nationale déjà serait utile qui se décline dans les régions. Je crois que c’est une nécessité nationale pour préserver la paix sociale, je vais jusque-là. C'est extrêmement important. Et puis la deuxième, c'est la maîtrise foncière. C'est absolument aberrant qu’en France, on n'ait pas un travail en profondeur là-dessus. Il faut maîtriser notre foncier sinon on ne pourra rien faire. On va dans le mur. Quand je vois que, par exemple, le ministère de la Défense revend des parcelles de foncier... Ce n'est pas possible d'imaginer faire cela. Évidemment l'État a les poches vides, mais si on pense durable, le foncier, il faut le garder parce que sinon la France, je ne sais pas ce que cela va devenir.
Pour finir, est-ce que vous auriez un ouvrage ou une œuvre à recommander à nos auditeurs et à nos auditrices pour aller plus loin sur le sujet de l'aménagement à Singapour ?
Oui, 50 ans de Planification urbaine à Singapour, de Heng Chye Kiang. C’est bien pour comprendre comment s'est construit Singapour.
Merci Estelle, et à bientôt.
A lire : Petit traité d'urbanisme et de planification de Singapour à l'usage des décideurs (2020)
Propos recueillis par Frédérique Triballeau · dixit.net · mars 2021