Flexibilité du logement à la japonaise
Camille Picard est doctorante au Lab’Urba et l’université de Kyoto au Japon. Sa thèse porte sur la prise en compte du vieillissement de la population dans les politiques de l’habitat au Japon et en France, et ses conséquences sur la conception spatiale et fonctionnelle de l’habitat.
Camille Picard est doctorante au Lab’Urba, l’École doctorale Ville, Transports et Territoires entre l’université Paris-Est et l’université de Kyoto au Japon. Sa thèse porte sur la prise en compte du vieillissement de la population dans les politiques de l’habitat au Japon et en France, et ses conséquences sur la conception spatiale et fonctionnelle de l’habitat.
Son étude menée pour Leroy Merlin, Flexibilité et plasticité du logement au Japon, dépeint ce dernier comme adaptable, historiquement léger et pensé utilitaire pour se transformer au gré des périodes de la vie. On observe que cette tendance change avec la modernisation de l’habitat dans le pays, notamment avec les transformations dans la structure des ménages, la nucléarisation de la famille aux dépens d’une cohabitation intergénérationnelle, et qui ont fait évoluer les besoins de la population en matière de logement.
Frédérique Triballeau > Camille, peux-tu commencer par nous parler de la flexibilité de l’habitat japonais qui a souvent une modularité bien plus induite qu’en France ?
Camille Picard > Le logement « traditionnel » japonais possède une flexibilité induite dès sa construction. D’une part puisque les tatamis qui articulent les pièces permettent de faire des espaces plus ou moins grands, en fonction des besoins de la maison. D’autre part, les murs sont totalement modulables, peuvent s’enlever, se remettre et laissent énormément de flexibilité entre l’intérieur et l’extérieur. Le rapport à l’extérieur est ainsi très différent. C’est un habitat tel qu’on l’imagine, traditionnel vu par l’occident. Mais les moyens de construction et la modernisation du pays ont fait qu’aujourd’hui, on est passé à des modes de construction énormément basés sur le béton, et cette flexibilité s’est perdue dans le sens structurel. Néanmoins, les bâtiments ont une très courte durée de vie (30/40 ans) et sont en permanence renouvelés. Le logement japonais a ainsi tendance à garder une certaine flexibilité par rapport aux évolutions des mœurs et de la culture. Il faut également comprendre l’habitat japonais par le prisme des relations entre personnes, assez figées pour leur part. Là où l’habitat traditionnel permettait une grande modularité et flexibilité dans la manière d’occuper le logement, les personnes étaient assignées à des rôles sociaux très définis, comme la femme censée être à la cuisine et aux tâches ménagères. Malgré une très grande flexibilité en termes de structure au niveau de l’habitat traditionnel, les rôles sociaux étaient eux très rigides.
Une flexibilité d’habitation donc qui disparaît, mais une flexibilité sociale qui s’accroit, historiquement depuis l’après-guerre. Est-ce que tu peux revenir sur cette philosophie, cette modulation de la structure du bâti ? On déconstruit, on reconstruit, c’est une philosophie du jetable du bâti, mais on garde le foncier ?
Le foncier au Japon est plus important que le bâti et les constructions qui sont dessus. C’est lié aux constructions « traditionnelles », majoritairement en bois et souvent sujettes à des incendies et au fait que le Japon subit des tremblements de terre. Les bâtiments étaient souvent démolis. Ce qui se transmettait de génération en génération, c’était le terrain, la terre. C’est aujourd’hui ce qui a encore le plus de valeur par rapport au bâti. Cette culture s’est perpétuée malgré les normes antisismiques qui existent aujourd’hui. Les bâtiments sont beaucoup plus résistants, mais cette flexibilité, ce renouvellement du parc bâti est resté, et le foncier est encore aujourd’hui ce qui compte le plus dans la notion de propriété pour les gens.
Qu’est-ce que ça implique dans les périodes de sa vie de devoir adapter son habitat ? Est-ce qu’un habitat plus adaptatif peut aussi répondre à l’enjeu du vieillissement démographique au Japon ?
Dans le cas du Japon, c’est une question compliquée puisqu’on ne vieillit pas tous pareil, on n’a pas tous les mêmes besoins. C’est difficile de dire qu’il y aurait une solution unique qui conviendrait à tout le monde. C’est un idéal, mais c’est rarement le cas. C’est vrai que le renouvellement important du bâti au Japon permet une adaptation plus facile de la société au vieillissement. Il y a moins de contraintes, comme en France, comme dans les vieux bâtiments parisiens, où il est compliqué de mettre un ascenseur et d’adapter des logements à des besoins un peu particuliers. Au Japon, il y a moins cette question, ce problème du vieux bâti qu’il faut conserver. Le renouvellement permet vraiment de s’adapter à la société et non pas de créer des habitats spécialement pour les personnes âgées, mais plus accessibles à l’ensemble de la population. Ça se voit effectivement dans les nouvelles constructions aujourd’hui. Par exemple, l’entrée est normalement démarquée par une marche pour accéder au reste du logement, par une différenciation des matériaux au sol. Cette marche est quasiment inexistante maintenant dans les nouveaux bâtiments. Ce genre d’adaptation va avec ce renouvellement assez intensif du parc, malgré évidemment toutes les questions environnementales que ça pose. En France, c’est compliqué d’imaginer des logements totalement flexibles, car la solution serait de construire plus intensément. Mais le parc neuf ne représente qu’une toute petite partie du parc total des logements en France, c’est presque une rareté. La majorité des personnes vivent dans des bâtiments anciens et ceux-là ne sont pas flexibles.
Pouvoir adapter certains logements qui ne sont pas des bâtiments anciens permet aussi de les rendre plus accessibles pour des personnes en situation de handicap, des enfants, des personnes avec poussettes, pas forcément toujours des personnes vieillissantes. Tu parlais aussi de ce rapport au patrimoine, qui n’est pas tout à fait le même et qui induit qu’on ne peut pas le modifier de la même façon. Tu as souligné une sorte de dichotomie entre une injonction sociétale collective au bien vieillir et des volontés individuelles qui ne sont pas toujours compatibles. C’est le cas au Japon, mais aussi un peu en France ?
Oui, très certainement. C’est vraiment en étudiant les politiques de l’habitat japonaises que j’ai réalisé qu’il existait une forte injonction dans la mis en place par les pouvoirs publics, au bien vieillir et à encourager les personnes âgées à occuper un rôle social actif dans la société, ce qui leur permettrait de se maintenir en bonne santé, de ne pas s’isoler et de pouvoir continuer à vivre dans leur quartier. Sur le principe, c’est plutôt une belle idée de vouloir permettre aux personnes âgées d’avoir cette place dans la société. Mais d’un autre côté, on sent bien que c’est une façon pour les pouvoirs publics de se défaire des enjeux du vieillissement de la population en responsabilisant les individus. Certains discours des personnes que j’ai pu rencontrer étaient très enthousiastes à ce sujet, avec une idée des personnes âgées super dynamiques, qui font plein de choses. Mais dans d’autres expériences de vie qui m’ont été racontées, il existe toujours une distanciation assez forte : les réalités de la vie quotidienne d’une personne font qu’elles ne peuvent pas forcément répondre à cette injonction des pouvoirs publics. Les travailleurs sociaux vont aussi les encourager à s’investir dans les associations.
Alors il n’y a pas de maison de retraite où l’on prend complètement en charge ces personnes âgées et qui, pour le coup, sont presque infantilisantes ?
Il y a des maisons de retraite au Japon comme il en existe en France. Confronté à un vieillissement très intense de la population, le Japon intensifie depuis les années 2000 toutes les actions mises en place par les pouvoirs publics pour gérer cet enjeu. Néanmoins, la question des personnes âgées en situation de grande dépendance est finalement peu posée ou évitée. Toutes les personnes que j’ai pu interroger, notamment des employés de mairie qui s’occupaient de mettre en place les mesures liées à l’habitat et au vieillissement, évacuaient totalement cette question, ou étaient très gênées. On sent que c’est une vraie problématique, et malgré cet encouragement de l’État au bien vieillir, à être super actif, à avoir plein de liens dans leur communauté de quartier, il y a beaucoup de personnes âgées au Japon qui décèdent à leur domicile, seules. Il y a donc une façade et une réalité qui ne s’accordent pas tout à fait.
Il y a donc un objectif de favoriser le maintien à domicile pour la France et le maintien dans son quartier au Japon, quand on vieillit. Mais est-ce que tu peux nous parler des différences et éventuellement aussi, de ce qui les rapproche en termes d’habitat et de vieillissement, sur le côté institutionnel ? Je pense à ce que peut faire l’État, les lois qui peuvent être mises en place ou même des villes qui peuvent avoir des politiques là-dessus.
La grosse différence entre les deux pays, c’est qu’au Japon, les lois sont peu coercitives et sont vues comme des guides conducteurs pour les collectivités locales. Elles s’en saisissent et créent des mesures qui correspondraient aux véritables besoins et aux capacités de leur territoire. C’est particulièrement le cas avec un système de soin intégré communautaire mis en place récemment, où l’idée est de créer des communautés de quartier qui s’entraident et dans lesquelles il y a des commerces de proximité accessibles, des services, toutes sortes de choses qui permettraient aux personnes âgées de pouvoir continuer à vivre dans leur quartier de vie. Cela peut rappeler le concept de la ville du quart-d’heure. Mais pour appliquer cette idée, il n’y a pas de réglementation concrète, stricte et coercitive pour les collectivités locales et la mise en place d’un plan fixe. Les mesures apparaissent très diverses en fonction des régions. En revanche, ils possèdent un système assez similaire à celui du GIR, cette grille en France qui classe les personnes entre l’autonomie et la dépendance et qui leur permet d’accéder à des aides pour se maintenir à domicile. Au Japon, quasiment le même système existe, avec une assurance de soin de longue durée qui classe les individus de la même façon. Cette politique très similaire à la France est intéressante à observer, sur la manière dont vont être traitées la dépendance et l’autonomie. Il est important de voir qu’au Japon, le tabou de l’âge est beaucoup moins fort qu’en France, mais malgré cette ouverture d’esprit à accepter le vieillissement, on a du mal à sortir de cette dichotomie entre autonomie et dépendance.
En effet, on a d’un côté une société à la fois plus flexible en termes d’habitat, qui ne pousse pas vers la dépendance et où le respect pour le vieillissement, associé à une forme de sagesse, est plus important. De l’autre, le manque de flexibilité nous donne une forme de non choix à aller vers une dépendance beaucoup plus accrue rapidement.
C’est une vision très sanitaire et médicalisée de la vieillesse, dénoncée depuis longtemps en France d’ailleurs, qui ne correspond pas aux réalités de la population âgée du pays.
C’est intéressant, cette référence à la ville du quart d’heure, car elle n’est pas valorisée en France comme pouvant être aussi un levier pour les personnes âgées ou à mobilité réduite de manière générale. C’est plutôt présenté sous le prisme des bienfaits écologiques sur les mobilités, ou sur un gain de temps, mais pas une mise en valeur de l’autonomie.
Au Japon, ce serait l’idéal pour que les personnes âgées puissent rester dans leur quartier de vie, d’avoir toute cette proximité et ce lien dans une échelle très locale. C’est un manque dans notre façon d’approcher les vieillesses et le vieillissement de la population en France, de l’envisager comme une globalité, sans toujours tout catégoriser. D’un côté, il y a par exemple le social, d’un autre, le médical et encore d’un autre, l’habitat. Le vieillissement de la population touche tous ces secteurs-là, et le Japon tente de les décloisonner et de considérer aussi les relations informelles qui peuvent être extrêmement importantes dans des liens avec son quartier, avec la sortie de l’isolement. Et ce système de soin intégré communautaire mis en place par le gouvernement met un peu cette informalité en exergue. Un exemple au Japon qui peut se traduire de manière soit informelle, soit plus institutionnalisée, c’est ce qu’on appelle le Mimamori, dont la traduction serait « veiller aux personnes autour de soi », avoir une attention portée à l’autre. Par exemple, les populations vont être encouragées à faire attention tout simplement à leur voisin âgé, en observant si ce dernier à l’air mal en point, n’ouvre plus ses volets ou porte les mêmes vêtements depuis des jours, pour aller trouver des services sociaux et prévenir d’un potentiel besoin. Toutes ces petites choses, qui sont juste de la bienveillance, faire attention à l’autre, ne sont pas assez mises en avant. C’est dommage de passer à côté de tout ça, en essayant de tout catégoriser et institutionnaliser.
Institutionnaliser, j’imagine, déresponsabilise d’une certaine manière. On laisse la puissance publique, les services faire et on en oublie de regarder si son voisin va bien. C’est une bonne réflexion, et un vrai enjeu, notamment pour maintenir les gens dans leur quartier. Pour finir, aurais tu un conseil de lecture à partager pour aller plus loin sur le sujet ?
Je recommande un documentaire fait par Leroy Merlin Source, qui s’appelle « J’y suis, j’y reste ! », qui commence à être un peu connu, mais pour les gens qui n’ont jamais regardé, c’est vraiment passionnant. Et en lecture, pour un côté plus japonais, c’est *Façons d’habiter au Japon* de Philippe BONNIN et Jacques PEZEU-MASSABUAU, deux choses très complémentaires, très différentes, mais intéressantes toutes les deux.
Merci beaucoup, je pense qu’on pourra reprendre cette discussion quand tu auras sorti ta thèse !
Propos recueillis par Frédérique Triballeau en avril 2022