Les futurs de la fabrique de la ville
Intervention au salon Digibat (14 juin 2018) à l’invitation de Laval Mayenne Innovation. Détecter les signaux faibles d’une ville en transitions, pour imaginer le futur possible d‘un urbanisme devenu circulaire.
Et si demain la ville se reconstruisait en permanence sur elle-même ?
Couverture : Luc Schuiten / www.vegetalcity.net
Intervention au salon Digibat (14 juin 2018) à l’invitation de Laval Mayenne Innovation. Détecter les signaux faibles d’une ville en transitions, pour imaginer le futur possible d‘un urbanisme devenu circulaire (slideshare en fin de page).
14 juin 2032, 8h14
Bonjour, mon nom est Maël, j’ai 32 ans, et je suis architecte au sein d’un réseau collaboratif. Dans quelques minutes une voiture autonome de la Coopérative va passer pour m’emmener à la réunion de la Métro que je dois animer, mais j’ai bien un peu de temps pour vous raconter tout ça.
Bon je commence par où ? Depuis la Grande Crise Agricole ? C’est à ce moment-là que les choses ont commencé à changer radicalement. C’était au début des 20. Ça a commencé par un scandale sanitaire comme il y en avait régulièrement à l’époque : un produit alimentaire dangereux, une maladie mal contrôlée, puis la peur, quelques gesticulations politiques, une nouvelle loi… et tout était oublié un an après. Il paraît que même les vaches devenaient folles en ce temps-là.
Mais cette fois-ci c’était vraiment sérieux. L’Organisation Mondiale de la Santé a monté une nouvelle enquête sur un produit agricole utilisé partout dans le monde, le Glicoquelquechose. Elle a non seulement montré qu’on déversait des saloperies dans nos champs depuis des années, mais que le problème dépassait largement un produit isolé, et remettait en cause toute la chaine de production alimentaire.
Le choc a été massif : non seulement il a fallu arrêter d’utiliser des produits qui étaient devenus indispensables pour le système productif agricole, mais il a aussi fallu laisser reposer les terres pendant plusieurs années avant de reprendre la production.
Arrêt brutal de la machine agricole dans les pays développés. En Europe, la crise alimentaire a finalement été moins douloureuse que prévue, grâce à l’Afrique de l’Ouest qui a su valoriser ses terres non polluées pour produire et exporter massivement des denrées vers l’Europe. C’est à ce moment-là que ma Grand-Mère a découvert les patates douces et le manioc, depuis elle ne s’en lasse pas.
Mais l’impact a largement dépassé le seul secteur agricole.
La crise a fait réaliser à chacun l’importance de ces terres, qu’on pensait juste bonnes à occuper les ruraux dans l’année et dépayser les urbains pendant les vacances. Mais surtout les terres agricoles étaient vouées à servir de zone d’extension à la ville. Or tout à coup ces terres sont redevenues vitales, d’autant plus que les rendements sont devenus plus aléatoires avec les techniques biologiques et le changement climatique, et que la population — elle — n’a pas cessé de grimper.
L’État a trainé à agir (il a surtout organisé des colloques et réunit des commissions), mais localement élus et citoyens se sont mobilisés : de la grosse métropole à la plus petite commune rurale, tous ont instauré un moratoire sur la consommation des terres agricoles, puis marqué symboliquement par des plantations d’arbres la fin de la ville, en instaurant une limite définitive à son extension.
C’était en 2024…
C’était beau et effrayant, on se savait plus comment faire la ville. Dans la profession l’impact a été énorme, il a tout fallu réinventer pour répondre aux besoins d’habitat, de commerce, de développement économique… Bref continuer à construire la ville, mais sans l’étendre.
Les écoles d’archi se sont autodissoutes en quelques mois, et ont reconverti leurs locaux en fermes urbaines. Elles ont constitué un réseau organisant une nouvelle formation à la fois en ligne et sur le terrain, avec des apprentis tournant pendant plusieurs années pour vivre successivement la position de chacun des acteurs de la construction de la ville qu’il fallait réinventer : Métropoles, Constructeurs, Investisseurs, Associations locales, Gestionnaires, Ingénieurs, Industriels… J’ai fait partie des premières promotions, c’était passionnant et essentiel.
L’architecte est devenu à la fois créateur et facilitateur d’un exercice pas facile : la reconstruction permanente de la ville sur elle-même. On a rapidement mobilisé tous les espaces inutilisés pour répondre à la demande de la croissance urbaine sans s’étaler dans les champs : les délaissés routiers, les pelouses inutiles des parcs d’activité, les jardins de lotissement, les toits, les golfs, et même les sous-sols…
Non seulement il a fallu faire à périmètre constant sans empiéter sur les espaces agricoles, mais il a fallu aussi répondre à des changements radicaux de mode de vie. Par exemple, avec l’explosion des flottes de taxis autonomes les parkings délaissés sont devenus autant d’espaces disponibles, les centres commerciaux de périphérie ont été abandonnés à cause de la concurrence radicale du commerce en ligne… mais surtout la mobilité résidentielle s’est considérablement intensifiée, accentuée par l’afflux des réfugiés alimentaires des années 20, venus des USA très durement touchés.
Il a fallu inventer de nouveaux outils : l’industrialisation haute précision de composants constructifs modulaires, l’impression 3D d’ouvrages de génie civil, les bâtiments dynamiques, les structures ultra-légères en graphène, le stockage énergétique recyclable, la climatisation végétale…
Mais c’est surtout la méthode qui a changé. Avant l’archi concevait un bâtiment, et le dialogue s’établissait avec les autorités au moment du permis.
C’est fini tout ça. Désormais les bâtiments se transforment en continu, s’adaptent aux évolutions des besoins, des marchés, des saisons. Dans le même bâtiment des logements viennent s’ajouter pour répondre aux besoins d’une promo d’étudiants qui débarque. Ils sont ensuite remplacés par des bureaux pendant les vacances. Au même moment le rez-de-chaussée a servi successivement de salle de sport, de micro-usine, de boutique de créateur puis de pôle de logistique urbaine.
Certains bâtiments dynamiques sont même capables de grandir ou rétrécir en fonction des besoins, et tous sont conçus pour voir leurs composants recyclés à la fin de leur vie, en général 10 à 15 ans. Oui, pas plus.
La réglementation s’est réduite au strict minimum, remplacée par un dialogue en continu entre collectivité, investisseur, gestionnaire, usagers, riverains… Au lieu de faire des procès et de remplir des formulaires, on discute en permanence sur les évolutions du bâtiment ou du quartier. Chaque version fait l’objet d’un débat animé par l’archi, et dont l’élu de quartier doit assurer la transparence.
Là, je vais filer pour animer la discussion de la version 14.2 de la tour Gamma 3 par exemple. Ça va être intense puisqu’on doit ajouter 12 étages de production végétale pour l’été qui vient, mais on va très certainement trouver une solution consensuelle. Ça fait six ans que je suis la vie de ce bâtiment, depuis que j’ai fini la construction de sa version 1. Il a encore du potentiel pour une bonne dizaine d’années et, comme tout architecte d’aujourd’hui, je suivrai son évolution jusqu’à sa déconstruction.
On a appris à construire pour le présent, sans obérer l’avenir, mais aussi à s’investir dans le temps long, ça demande une certaine humilité, et un bon sens du dialogue.
Bon je dois filer à mon APSP. Ça veut dire quoi ? “Atelier Participatif de Suivi de Projet”, ces réunions participatives de suivi de la vie des bâtiments et des quartiers. Finalement la seule chose qu’on n’a pas réussi à transformer, c’est la passion de la profession pour les acronymes.
Vous allez voir, le futur est passionnant.
Sylvain Grisot - Juin 2018