La rue, version Google
Pour celles et ceux qui seraient restés isolés sur une base martienne ces dix dernières années, sachez que Google ne fait pas que du web. La maison mère - nommée Alphabet - fédère toute une série de filiales dont les activités s'éloignent des services internet : domotique, biotechnologies, voiture autonome, drones, IA, et même... ville ! Et oui, Google se pique avec sa filiale Sidewalk Labs de réinventer les villes à partir d'internet, et compte bien "prototyper" ses concepts urbains sur une friche de 300 hectares à Toronto : Quayside.
C’est normalement ici que l'article démarre sa diatribe anti GAFA. Des critiques en général pas si fausses, mais jamais complètement justes et toujours un peu trop simples. Mais ce n'est pas le sujet ici, d'autres l'ont traité mieux que je ne pourrais le faire.
Quand une entreprise comme Google mobilise autant de moyens et une équipe d'une telle qualité pour engager un projet urbain laboratoire, cela vaut le coup d’y regarder de plus près. Et pas d'ambiguïté ici : le projet ne consiste pas en une énième #smartcity intégrant au forceps des technologies "3.0" dans l'espace urbain.
Non, c'est bien un vrai travail d'urbanistes, d'architectes et d'ingénieurs de haut vol qui tentent de repenser la fabrique de la ville, en disposant d'un accès aux meilleures technologies. C'est aussi un vaste changement de regard et de méthode tout droit tiré de la culture des entreprises du numérique et (enfin) appliqué à la ville. On y retrouve d'ailleurs une des caractéristiques classiques de ces anciennes start-up devenues (trop) grandes : la transparence sur des éléments clef de leur travail issue de la culture de l'open-source, associée à une belle opacité sur les aspects contractuels et financiers.
Réinventer la rue ?
Alors regardons en détail un des derniers documents publiés par les équipes du Sidewalk Labs : les "Street Design Principles", en version 1.0 comme il se doit. L'objectif de ce document est aussi simple qu'important : proposer un guide de design des espaces publics exploitant au mieux les potentiels des nouvelles technologies pour que nos rues soient plus confortable, sûres et permettent des mobilités efficaces. Un beau programme. On est donc bien sur un document de portée générale, sans doute développé au travers des réflexions menées spécifiquement sur le projet Quayside, mais qui entend résonner bien au-delà.
Tout part d'un constat que l'on ne peut que partager : quelque chose ne fonctionne pas dans nos rues. La voiture a manifestement gagné la bataille pour la domination de la rue entamée il y a quelques décennies, mais se retrouve aujourd'hui bloquée dans des embouteillages sans fin, la clim à fond. L’organisation urbaine actuelle cherche à faire assurer par la rue urbaine en même temps un trafic fluide de voitures, des mobilités douces sécurisées et un cheminement piéton confortable, le tout dans un espace restreint. Et bizarrement rien ne marche : le flux est trop lent pour les voitures, et trop rapide pour les autres. C'est le syndrome du couteau suisse : il fait tout, mais il fait tout mal.
Technology is the solution, but what is the problem?
Les équipes du Sidewalk Labs ne sont pas tombées dans le "solutionisme" qui teinte souvent les innovations urbaines. Vous savez, ces concours d'innovation où les acteurs sont concentrés sur la recherche d'un vrai problème pour leur technologie, au lieu de développer une technologie utile pour résoudre un problème réel.
Ici le cap est clair : mobiliser les technologies pour arriver à optimiser le fonctionnement de l'espace (restreint) de la rue en jouant sur les usages, les vitesses et les coûts. Avec un objectif précis (et sain) : c'est bien le transit des personnes (quel que soit leur mode de transport) qu'il faut optimiser et non celui des véhicules. Changement de paradigme.
Alors quelles sont ces technologies qui vont changer la rue ? La brique la plus évidente mobilise des flopées de capteurs fourrés dans vos poches et dans les recoins de la ville, pour disposer d'une image numérique complète de tout ce qui s'y passe. Un flux de données qui, associé au machine-learning (ou Intelligence Artificielle), permet de réguler en direct la ville, voire même en prédictif. Mais à part la signalisation routière, quels leviers permettent d'agir sur le réel ?
C'est là qu'intervient le concept assez passionnant de "bordure dynamique". L'idée est de pouvoir adapter en permanence l'attribution des espaces en fonction des besoins, en effaçant cette bordure qui marque de façon rigide la frontière entre la chaussée et le trottoir, avec une marche de 18 cm. Tout le profil de rue est donc remis à plat, et l'attribution des espaces est indiquée par des inserts lumineux inscrits dans le sol, qui s'allument différemment en fonction des besoins : la voie pour véhicule du matin s'efface pour laisser la place à un espace totalement piéton le midi, et peut même dégager brièvement un espace de dépose-minute pour un Uber de passage...
La bordure, la rupture de nivellement et le potelet sont donc remplacés par une led au centre d'un pavé béton hexagonal inspiré d'une innovation française. Très bien, mais comment faire respecter un simple signal lumineux, alors qu'on a déjà du mal à faire comprendre aux conducteurs qu'une bande cyclable n'est pas un dépose-minute, et que les SUV fleurissent sur les trottoirs ?
Tout l'édifice intellectuel repose en fait sur un nouvel arrivant : le CAV, ou "Connected and Autonomous Vehicule". Plutôt que de fonder tout son design sur un véhicule autonome qui risque de se faire attendre, les équipes du Sidewalk Labs misent sur un ersatz somme toute savoureux : la voiture civilisée par la techno. En effet, le CAV respecte les zones 30, ne sort pas des voies qui lui sont attribuées, ne se gare pas sur les trottoirs avec les warnings allumés, et ralentit même poliment quand il est à proximité d'un piéton ou d'un cycliste. On imagine que le CAV est aussi non-émissif, même si ce n'est pas précisé. Bref une voiture AVEC conducteur, mais un conducteur bridé. Est-ce un futur proche ? Le saut technologique est relativement limité (de simples trottinettes savent déjà ralentir dans les espaces piétons), mais le changement culturel est abyssal.
Des principes d'aménagement pour 4 rues types
Le CAV permet donc la mise en oeuvre de la bordure dynamique et d'une signalétique spécifique, pilotées grâce aux données des capteurs traitées par l'IA. Tout se tient, et pourquoi pas ? Sur cette base, l'équipe du Sidewalk Labs propose de redessiner la rue en partant de 4 principes simples, associés par paires :
- Sortir du syndrome du couteau suisse, en choisissant pour chaque rue un mode de transport prioritaire et en adaptant son design à ce mode (principe 1). En corollaire, la vitesse d'une rue est dictée par son mode prioritaire (principe 2).
- Rendre dynamique la séparation entre les différents usages ("bordure dynamique", signalétique...) de l'espace public (principe 3), et en profiter pour redonner dès que possible de l'espace aux usages autres que la voiture (principe 4).
Ces principes se déclinent en 4 types de rues fort différentes. Chacune a donc un mode de transport prioritaire et une vitesse maximale, avec une portion d'espace allouée dynamiquement. Notons que cet espace est pris pour l'essentiel sur le stationnement, supprimé systématiquement de tous les profils de rues. Dans le détail cela donne :
- Les ruelles. De 11m de large, elles sont dédiées prioritairement aux piétons, mais peuvent accueillir des CAV ou des micromobilités (vélo, trottinettes...) qui sauront circuler à moins de 8 km/h.
- Les voies d'accès. Constituant un réseau continu, elle permettent une distribution efficace des micromobilités par des voies dédiées et une vitesse adaptée. Elles peuvent aussi être ouvertes aux CAV, limités à 22 km/h.
- Les voies de transit. Elles permettent une distribution efficace du transport en commun et des CAV avec une vitesse maximale de 40 km/h.
- Les boulevards. Ils mêlent tous les flux. Les voitures traditionnelles (la vôtre notamment) ne sont autorisées que sur ces grands axes, qui permettent aussi d'accéder aux espaces de stationnement hors voirie.
Ce qui en coupe donne cela :
Les contraintes de vitesse et les assistances à la conduite poussent chaque mode à adopter prioritairement le type de voie qui lui est dédié, quitte à allonger le trajet pour en raccourcir la durée :
L'effort conceptuel est des plus inspirants, notamment dans son attention aux mobilités des individus, et plus aux véhicules. Une bonne façon d'introduire un design attentif à la place consommée par les différents modes de déplacement dans l'espace singulièrement contraint qu'est l'espace public urbain.
Mais le passage du concept au réel est sans doute plus compliqué qu'il n'y parait.
Ces propositions sont marquées à la fois par la trame orthogonale et hiérarchisée de la ville américaine et par le développement récent des "Superblocks" à Barcelone qui bénéficient du maillage très lisible du plan Cerdà. Plus difficile d'appliquer directement ces concepts au tissu urbain organique de la ville européenne. Sans doute chacun de ces types de rue devra-t-il connaitre des variations pour mieux s'adapter aux subtilités de son contexte urbain, voire même parfois s'hybrider.
Retenons toutefois cette idée de prioriser sur un seul type de mobilité, et d'adapter à la fois le design et les vitesses à celui-ci. Plus qu'une recette à appliquer, c'est sans doute la première version d'un cadre conceptuel permettant d'engager localement le dialogue.
Plus intriguante est la place donnée aux CAV dans ces propositions. L'idée de civiliser la voiture par la technologie est intéressante, et sans doute un pari gagnable : ne manque que des GPS un peu plus précis et une numérisation complète des espaces publics. Le plus difficile sera sans doute de faire adopter ces choix aux constructeurs et aux conducteurs, mais le jeu en vaut largement la chandelle.
Non, ce qui est étonnant est l'idée de permettre aux CAV de pénétrer même les plus piétonnes des typologies de rues proposées. Pourquoi permettre à des engins d'une ou deux tonnes de pénétrer le coeur de la ville pour ne transporter qu'une seule personne ? Même avec un mode de propulsion non émissif en fonctionnement, le bilan énergétique est déplorable et l'espace au sol occupé complètement dispendieux. Le développement récent des micromobilités lié à l'électrification (notamment des vélos), aux nouveaux types d'engins (trotinettes et autres) et des offres partagées (en free-floatting ou pas) offre de nouvelles atlernatives à la voiture pour un large spectre d'utilisateurs, que l'on verrait bien pleinement traduites dans le design de l'espace public.
Etrange d'ailleurs que l'équipe du Sidewalk Labs n'ait pas plus insisté sur les potentiels des micromobilités dans la ville, qui vont bien au-delà des seules trottinettes en free-floatting à la une des journaux. A des vitesses de 20 ou 25 km/h, les micromobilités constituent des alternatives très efficaces à la voiture. D'ailleurs la volonté de développer le vélo en toute saison est très clairement affichée, avec des propositions technologiques intéressantes comme ces ondes vertes lumineuses qui permettent aux cyclistes de bénéficier de feux verts tout au long de leur parcours :
Ce type d'exercice, les "Street Design Principles", cherchant à développer une approche théorique systématique appliquable dans le réel, est toujours difficile à appliquer à l'espace urbain. Contrairement au logiciel qui parfois peine à évoluer et que l'on peut décider de redévelopper en partant de zéro ("from scratch"), la ville existe et s'impose à nous : dans la matérialité de ses espaces publics, mais aussi ses usages, ses règles, l'organisation des acteurs, ses processus économiques...
Alors comment penser les étapes de transition quand les changements nécessaires sont aussi radicaux, par exemple sur la place donnée à la voiture ? C'est toute la différence entre dessiner une ville idéale au milieu des sables et repenser un espace urbain dans son contexte physique et habité. Il faudra sortir des documents théoriques et des solutions technologiques pour engager sur le terrain le dialogue, ville après ville, rue après rue...
Une première version des plus intéressantes donc, une matière à penser plus qu'un produit fini. Mais ce n'est qu'une première version, et le Sidewalk Labs vous invite - je pense sincèrement - à participer à la conception de la seconde itération : streetdesign@sidewalklabs.com.
Sylvain Grisot - Juin 2019