Grande Porte des Alpes : Explorer les futurs

Grande Porte des Alpes : Explorer les futurs
51N4E

Quelques flocons. La neige a décidé de soutenir le mouvement de grève. Le métro aussi, mais par une panne informatique. Météo, social et technologie se liguent pour freiner mon trajet vers Bron et son université. Il neige fort maintenant. Le tramway a bien voulu m’amener jusqu’ici, et je glisse sur les sentiers de l’université déserte. En suivant les rares traces de pas dans la neige fraîche, je parviens à dénicher la Maison des Étudiants.

C’est donc bien de la Porte des Alpes qu’il s’agit. Un fragment de la métropole de Lyon qui ne se pense pas encore vraiment comme un territoire, mais qui commence déjà à s’imaginer en grand. Peuplée de grands équipements posés le long des infrastructures, elle est aussi singulière que représentative des espaces fonctionnels qui bordent nos métropoles et leur permettent d’exister. Emblématique d’un XXe siècle qui peine à tourner la page, c’est aussi un espace intensément habité, travaillé, cultivé, visité, éduqué, parcouru, survolé, commercé, mais aussi ignoré et pourtant digne du plus grand intérêt.

Le temps de la prospective

C’est pour cela que la Métropole de Lyon a mobilisé trois équipes pluridisciplinaires, qui pendant quelques mois imaginent des avenirs qui valent le coup d’être vécus, c'est la « Consultation internationale d’urbanisme sur le territoire de la Grande Porte des Alpes ».

Nous sommes aujourd’hui au milieu du gué d’un processus qui découvre son chemin pas à pas. C’est un temps de mise en dialogue sur la base de récits prospectifs originaux. Car aujourd’hui on s’offre le luxe de suspendre le temps pour explorer des futurs plus ou moins probables. Non pas pour s’en choisir un — nous n’avons plus ce luxe au temps des trente turbulentes — mais pour engager le dialogue avec les acteurs des lieux et revenir de ce voyage dans le temps chargé de quelques apprentissages collectifs.

C’est un véritable exercice d’équilibriste. Il faut d’abord que les équipes posent le crayon et prennent le temps de s’égarer dans les futurs. Il faut aussi leur préserver de vastes marges de liberté, sans s’encombrer trop tôt du présent et des difficultés du changement.

Autant dire qu’engager le dialogue avec celles et ceux qui vivent les lieux au quotidien autour de futurs inattendus ne peut se faire à coup de PowerPoint. La Maison des Étudiants de l’Université a été appropriée par les trois équipes qui ont parsemé les murs d’images et suspendu de vastes plans aux plafonds. Sur certaines tables, des cartes postales donnent envie d’écrire au futur pour qu’il nous dise que nous ne nous trompons pas de chemin. Le lieu ressemble à tout sauf à un temps de concertation institutionnelle, et provoque un décalage dans la posture des visiteurs, issus pour l’essentiel des institutions et des organisations du monde économique qui animent le territoire : association, chambre agri, direction golf, aéroport, association entreprises, CCI… Impossible ici de choisir tant le champ est ouvert, mais chacun peut réagir et exprimer ses envies, comme ses doutes.

Les trois équipes ont fait plus qu’envahir les lieux, elles ont fait un pas de côté pour présenter ensemble trois points de vue différents, mais qui dialoguent. Trois styles différents émergent aussi. Mais si chacun tire le fil a sa façon, les enjeux sont parfaitement partagés.

La Porte des Alpes est un vaste îlot de chaleur au sein d’une métropole en première ligne des coups de chaud que nous réserve le bouleversement climatique. Bien sûr les nappes de parking et le toit des grandes boîtes qui peuplent les lieux n’y sont pas pour rien, mais même les espaces agricoles et le golf se réchauffent dangereusement au cœur de l’été.

Mais la Porte des Alpes est aussi située sur une nappe d’eau essentielle à la métropole, menacée tant dans son importance que de sa qualité. Et c’est bien ce qui adviendra à la surface qui déterminera de sa capacité à maintenir l’approvisionnement de la métropole.

Et puis ce territoire est constellé de lieux et d’équipement qui se posent des questions à plus ou moins longue échéance sur leur fonctionnement, leur usage voire même sur leur existence. Alors, vers où aller ?

Une nouvelle infrastructure de résilience ?

L’équipe Devillers & Associés a saisi la perche tendue par la métropole pour expérimenter d’autres façons de faire projet. Tout part de la question de l’eau, souvent occultée par les enjeux énergétiques et carbones, pour articuler des scénarios autour d’une nouvelle infrastructure métropolitaine destinée à régénérer les potentiels de la nappe dans un climat qui se réchauffe : la naissance d’une vaste forêt capable de réactiver le petit cycle de l’eau et ainsi inverser localement le climat (on parle de +4° à Lyon d’ici 2050). Sols imperméables, agriculture productiviste et bâtiments doivent laisser de la place à des milliers d’arbres qui par la quantité d’évapotranspiration émise permettrait également de recharger la nappe.

Mais il en faudra du temps pour développer cette nouvelle infrastructure, comme il en a fallu pour les précédentes, qui ont déjà changé le visage de nos villes et de ce territoire : eau potable, assainissement, métro, nucléaire, autoroutes… 30 ans, c’est le temps nécessaire au déploiement d’un projet d’une telle ampleur, et celui qui nous sépare de 2050. Il ne faut donc pas traîner. Du temps, il en faudra, mais pas seulement. Car le triple mouvement de densification des espaces bâtis pour faire de la place, de désimperméabilisation des sols et de plantation, le tout à une échelle impensée jusqu’ici, nécessite aussi de disposer d’outils opérationnels à la hauteur. À l’image du Paris haussmannien ou des travaux pour les Jeux olympiques de 2024, un projet aussi exceptionnel nécessite de créer un cadre opérationnel à part. Différents futurs sont ensuite imaginés sur la base de cette même infrastructure par l’équipe, mais le choix ne sera pas de notre fait, mais bien la conséquence des disponibilités énergétiques. Le degré de renoncement aux pratiques et équipements du présent serait ici directement proportionnel aux ressources disponibles. Mais si planter des arbres fait consensus, l’ampleur du dispositif questionne logiquement. Car la marche est sacrément haute. Il faut donc désimperméabiliser massivement les sols. Mais c’est le processus inverse qui est engagé, avec 13 % de sols artificialisés en plus sur le secteur entre 2000 et 2015. Il faut planter massivement cette nouvelle canopée pour régénérer la nappe et maintenir l’habitabilité des lieux ? Mais pour le moment, seuls une dizaine hectares de zones à urbaniser ont été déclassés sur l’ensemble de la métropole pour accueillir de nouvelles forêts urbaines. Pourtant les choses bougent bel et bien. L’aéroport a déjà libéré du foncier, et pourrait faire à nouveau de la place pour accueillir des arbres, voire même adapter ses servitudes pour limiter les contraintes aux terrains adjacents. Quant au centre commercial, il identifie déjà des espaces qu’il entend renaturer. Le mouvement s’amorce, rester à passer à l’échelle.

Rebattre les cartes

L’équipe 51N4E prolonge ses réflexions avec cette constante attention aux sols et l’envie de pousser loin, loin le pari prospectif. Alors le dialogue s’organise autour d’immenses cartes imprimées sur des rideaux qui tombent depuis le plafond. Le périmètre officiel est omis et l’orientation bouleversée pour rebattre les cartes et changer les regards. Les trois cartes qui se succèdent pour poser l’ampleur des défis démontrent l’obsolescence des visions aujourd’hui projetée sur les lieux. Tout commence par ces coups de chaud qui vont peupler nos étés, et la vulnérabilité toute particulière de ces espaces. Autant de surface de parking ici que dans le centre de la ville de Lyon, étalé autour des équipements géants qui habitent les lieux. Mais les bouleversements du climat questionnent aussi la capacité des sols à accueillir le vivant, entre les risques d’aridification par la sécheresse, de dégradation des terres et les remontées de nappe. C’est le second rideau qui permet de constater l’ampleur de ces menaces pour la production agricole comme pour l’habitabilité des lieux, et la nécessité de désimperméabiliser massivement. C’est le troisième rideau qui fait la synthèse, et rebat les cartes du futur de la Porte des Alpes tel qu’il est écrit dans les documents d’urbanisme. Comment imaginer prolonger les courbes de la consommation des sols vivants et pérenniser un mode d’occupation dispendieux alors que le climat accélère l’obsolescence de bâtiments et des infrastructures ? Pourquoi vouer à l’urbanisation certains espaces stratégiques maîtrisés par la collectivité, alors qu’ils pourraient constituer le front pionnier de la renaturation ? Tous ces constats permettent à l’équipe de tisser des futurs ouverts : les grands équipements y laissent la place à un vaste parc métropolitain ou évoluent en infrastructure de production d’énergie décarbonée, la Porte des Alpes devient le havre de la relocalisation alimentaire ou un pôle de l’excellence technologique agricole et de l’agronomie hors sol, l’autoroute se transforme en voie verte, le parc tertiaire en quartier habité, ou une vaste cité-jardin se déploie partout… Parfois les réactions sont vives à ces futurs, mais comment bouleverser les pratiques sans bouleverser les gens ? Regarder les sols c’est garder fermement les pieds sur terre, mais les visiteurs perdent parfois l’équilibre, en plus de perdre le nord.

Tirer le fil

L’équipe Lafayette ancre son approche dans des constats structurants, comme l’importance des confrontations de tissus urbains très différents, la présence de grandes unités autonomes, ou le paysage structuré par le Strip commercial, dilué dans les nappes de parking. Alors bien sûr, regarder l’horizon lointain de 2050 incite à penser que beaucoup de choses vont bouger, mais pas tout.

Alors l’idée est de tirer le fil du déjà là, en poussant notamment deux des moteurs du territoire d’aujourd’hui : les fonctions productives et le paysage commercial. Et si le paracétamol venait à manquer ? La Grande Porte des Alpes pourrait devenir un haut lieu de la relocalisation industrielle décarbonée, en s’appuyant sur ses infrastructures autoroutières et ferroviaires, et une longue histoire qui suit les mutations de l’activité productive : l’usine Berliet, la ZI mi-plaine, Eurexpo, le Parc Technologique… La production décarbonée pourrait alors se réorganiser dans des formes urbaines plus denses et plus mixtes, en relation avec les autres espaces productifs de la métropole dans une logique de proximité et de circularité.

Et si c’étaient les stations de ski Alpes qui fermaient leur porte, faute de neige ? Plus besoin alors de traverser la Porte pour monter dans les stations, car les espaces commerciaux du Strip pourraient achever leur mutation pour constituer un vaste espace de loisir misant sur la proximité. Il s’appuyraient sur les activités sportives ou ludiques existantes, en s’organisant autour de cette forêt plantée par la main de l’homme, mais qui donne l’impression d’avoir toujours été là.

Alors bien sûr, partir du déjà là, le faire et le loisir, n’impose évidemment pas de choisir entre les deux et de spécialiser les lieux. Mais la cohabitation heureuse entre ces mondes étrangers les uns aux autres reste à inventer, en tirant le fil des collaborations balbutiantes. Pour amorcer la transformation, peut-être faut-il aussi être ambitieux sur les délais, quitte à être modeste sur les objectifs, mais tracer à court terme un réseau complet de mobilité douce, et planter une poignée d’arbres à chaque arrêt de bus.

Partir du réel et l’attache au présent rassure, mais ce présent n’étant manifestement pas compatible avec le futur, il va falloir aussi engager des ruptures. Mais lesquelles ?

Toucher terre

Trois regards différents et finalement complémentaires ont façonné quelques douzaines de futurs présentés au cours de visites de l’exposition qui ont ponctué la journée. À chaque séquence les présentations ont un peu évolué, et le public réagit différemment. C’était aussi une belle occasion pour ces acteurs de se rencontrer et de ne plus être seuls face à leur avenir. Ces annonces de futurs compliqués ont finalement généré peu de surprise ou de rejet. Cela ne présume pas du niveau d’appropriation réel des messages, mais les échanges entre les participants témoignent d’un constat partagé et d’une certaine angoisse des élus comme des acteurs économiques : « ça fait peur », « ça va se passer plus vite qu’on ne le pense »…

Et puis il y a ces grands équipements dont l’obsolescence interroge. Chacun s’interroge sur son avenir, et les sujets sensibles semblent pouvoir devenir des sujets de conversation. Mais il ne faut négliger ni l’inertie du présent ni la gourmandise du renoncement. Car c’est finalement moins sur ces grands objets que le débat s’échoue, que sur des visions du monde difficilement compatibles. Les futurs bien ancrés dans le présent sont audibles, mais peuvent-ils vraiment se conjuguer au futur  ? Certains avenirs sont rejetés, mais a-t-on encore le luxe de s’en choisir un plus confortable que les autres ? Chacun est prêt à ajouter une nouvelle canopée, mais à la place de quoi  ? Et puis que vaut un cap pensé et décidé ici, quand la métropole est si vaste  ?

C’est le moment de toucher Terre. De revenir de ces futurs pensés à de vastes échelles, pour travailler le territoire depuis son présent, aux échelles du tangible. Si chacun a bien compris l’intérêt de ce détour prospectif en suspendant son jugement, les choix — et même la nécessité d’en faire — ne font pas encore consensus. Il va falloir louvoyer entre la méfiance naturelle pour les grands plans stratégiques à long terme et la tentation de la procrastination. Car nous n’aimons pas affronter directement les problèmes et préférons faire plus tard, miser sur la chance, une technologie salvatrice, ou laisser aux suivants. Mais c’est si long de faire la ville, qu’il est urgent de prendre le virage.

Il ne faudrait pas non plus que ce crochet prospectif ne soit un détour pour rien. Revenir a la petite échelle et au dialogue concret ne doit pas refermer le regard et nous faire oublier tout ce que ce passage par 2050 nous a appris : qu’ici plus qu’ailleurs l’invention d’un futur habitable passe par des renoncements, et qu’un changement de modèle s’impose dans ce monde fini. Mais, comme le dit Michel Lussault qui accompagne le fil de cette réflexion : "La seule ressource infinie, c’est la créativité humaine."

Sylvain Grisot · mars 2023

Pour aller plus loin

Le synthèse du séminaire #2 :

Les autres épisodes :

La Grande Porte des Alpes : Premiers pas
Récit du lancement de la consultation Grande Porte des Alpes portée par la Métropole de Lyon : dans quel territoire voulons nous vivre et habiter demain ? Comment dialoguer autour des transitions à mener ?
Grande Porte des Alpes : Atterrissage
Il y a un peu plus d’un an, la Grande Porte des Alpes n’existait pas. Et pourtant aujourd’hui les gens se pressent au Château de Saint-Priest pour évoquer son avenir. Il y a du monde, beaucoup de monde réuni pour parler de cet espace singulier qui aspire