De l'artisanat en ville

ICI Nantes est une fabrique urbaine implantée dans un quartier en pleine transformation. Gatien Sepulchre nous explique pourquoi il est essentiel d'implanter les acteurs du Faire dans la ville et nous font visiter les lieux et rencontrer quelques-uns des résidents.

De l'artisanat en ville

Sylvain GRISOT > Gatien, bonjour. Nous sommes dans les locaux d'Ici Nantes, une manufacture d'artisans dans le quartier de la caserne Mellinet, en plein renouvellement urbain. Est-ce que je peux te laisser te présenter d'abord, et nous présenter ensuite le lieu où l'on est ?

Gatien SEPULCHRE > J'ai une formation d'ébéniste, et cela fait 20 ans que j'exerce ce métier. Cela fait aussi 20 ans que je pratique l’artisanat en centre-ville et que je réfléchis à la façon de faire évoluer mon métier. Cela a commencé dès l'école d'ébénisterie, en râlant parce qu'il n'avait pas d'ordinateur et parce qu'on nous apprenait seulement à dessiner à la main. Au cours de ma vie professionnelle, j’ai toujours baigné dans cet univers de l'artisanat, mais aussi du numérique et du design, qui sont aujourd'hui les sujets qui nous intéressent dans la manufacture d'ICI Nantes. J'ai rejoint le projet Make ICI il y a trois ans pour développer la manufacture de Nantes. Notre manufacture a effectivement trouvé sa place au sein de la caserne Mellinet, une ancienne caserne militaire de 13 hectares, qui est en cours de réhabilitation. Les travaux ont commencé il y a plus de cinq ans, et vont durer encore jusqu’en 2030.

2030 c'est encore loin en effet, c'est le temps du projet urbain. Dans ce projet de renouvellement urbain il y a déjà une première construction neuve, et à côté, un certain nombre de bâtiments ont été conservés, comme celui de votre manufacture. A quoi servaient les bâtiments de cette caserne ?

C’était une caserne militaire et ces bâtiments ont été construits pour servir, d'abord, en tant qu'écuries. Il y a encore les mangeoires le long de tous les murs et on peut voir les traces des panneaux d'affichage destinés aux chevaux sur les murs. C'est un lieu qui, au fur et à mesure de la vie de la caserne, a eu divers usages, dont le dernier avant le nôtre était le magasin d'habillement, avec le stock des vêtements militaires. Si vous cherchez bien dans le bâtiment, il y a encore un panneau où est écrit « pantalons bariolé » en noir.

Visiblement, on ne trouve plus beaucoup de pantalons ni de chevaux. Qu’est-ce qu’on trouve ici aujourd'hui ?

Ici, on est dans une manufacture. J'aime beaucoup parler de manufacture puisque pour moi une manufacture, c'est un lieu où les gens travaillent, notamment avec leurs mains. Le but de cette manufacture est de permettre à des individus d'exercer leur activité professionnelle, d'en vivre et de la développer. Et je rajouterais d'y vivre heureux, puisque un de nos axes de travail, au-delà du travail ensemble, c’est de voir ce que l'on peut apporter à ces entrepreneurs sur les métiers du numérique, de l'artisanat et du design. Ce qu’on va pouvoir leur apporter comme équipement, comme cadre de vie et comme communauté pour qu'ils puissent se développer personnellement tout en développant leur activité professionnelle.

On a donc des artisans, des artistes et des entrepreneurs. Plus précisément, quels types de métiers sont présents ici ?

Aujourd'hui, on a 37 résidents, à la fois dans les métiers du bois, du métal, du textile, du numérique, de l'impression 3D et de la scénographie. On a aussi une coopérative d'activités et d'emploi. J'en oublie sûrement, mais le but pour nous, c'est vraiment d'être dans cette diversité de savoir-faire pour qu'il y ait une richesse. Pour qu'il n'y ait pas simplement des espaces communs, mais des vrais échanges entre des savoir-faire différents.

Vous organisez donc ces échanges pour mutualiser des outils et permettre à chacun de monter en compétence. Mais qu'est-ce que cela change d'être en ville ? Pourquoi ne pas faire cela en zone d'activités où il y aurait de la place ? Ce serait quand même plus simple, on pourrait se garer !

Ce serait beaucoup plus simple en effet. Je le disais au début, j'ai toujours vu un intérêt à travailler en centre-ville. Aujourd'hui, il y a une nécessité de proximité avec le consommateur, pour la compréhension et la pérennisation de ces activités. Je crois que cette nécessité s'exprime de plus en plus dans les deux sens. En tant que consommateur, on a besoin de savoir qui fabrique, où, et pourquoi. On a besoin de voir, comment c'est fabriqué et de comprendre. Et du côté des artisans, des entrepreneurs du faire, on a besoin d'expliquer pourquoi cela coûte ce prix-là, pourquoi c'est différent et quel est l'intérêt de pouvoir fabriquer ici, en local et en circuit très court.

On peut même aller un petit peu plus loin dans notre raison d'être en centre-ville, car on va aussi donner la possibilité aux habitants de fabriquer eux-mêmes. C’est un peu l'aboutissement du modèle. Au-delà d'acheter local, c'est important de comprendre pourquoi on fait fabriquer à proximité. Pour comprendre cela, c'est important de rencontrer les personnes qui fabriquent et de rentrer dans cette relation humaine. C'est aussi ce qui permet de se réapproprier ce que l'on consomme. L'idée de ce que j'avance n'est pas de dire que tout le monde va pouvoir tout fabriquer. Mais que c'est en découvrant le métier de l'artisan que qu'on va comprendre la richesse de son savoir-faire et que qu'on apprendre comment utiliser, pour notre propre consommation, cette valeur de l'artisan et son savoir-faire.

Il y a donc ce premier aspect de dialogue entre les acteurs du faire, entre producteurs et consommateurs. Ensuite, il y a la question des matières et de leur circulation en local. Ici, comme ailleurs, lorsque l'on produit, on produit du déchet, dont une bonne partie sont des chutes valorisables. Tous ces déchets peuvent être une ressource, une matière première, pour le nouveau quartier qui est train d’être aménagé. Comment est-ce que le fait d'être en centre-ville vous permet d'organiser cela ?

Il faut comprendre que cette implantation d'activités artisanales en centre-ville vient aussi travailler sur la problématique de la pression foncière. De mon point de vue, une des raisons pour lesquelles les artisans ont quitté le centre-ville, c’est le coût du foncier. Aujourd'hui, on présente un outil, via la mutualisation des équipements, des espaces et des services, qui permet de réintégrer de l'artisanat en centre-ville à un tarif abordable. C'est l'ambition première de ce projet.

On vient aussi créer de la valeur par cette activité artisanale en centre-ville. Mais on est vraiment dans une démarche pérenne : on paye un loyer, au prix du marché, puisque le but est de pérenniser notre installation. La seule façon de le faire est d'être au juste prix de l'immobilier. On doit d'ailleurs expliquer le concept à nos résidents  : « On vous permet d'être en centre-ville et vous vous le permettez aussi, ce n’est pas dans un seul sens, mais il faut changer sa façon de travailler ». C'est-à-dire qu'aujourd'hui, ce n'est plus possible d'être artisan et de se dire qu'on va garder la moindre chute de matière au cas où on pourrait l'utiliser sur un autre chantier. Ou alors, on a son hangar à la campagne, on stocke tout dedans, et puis on fait un grenier. Avec ICI Nantes, notre travail est de sensibiliser les résidents en proposant de mettre à disposition d'autres artisans ces rebuts de matériaux, les surplus, les ratés... C'est le premier niveau de ce qu'on appelle la Chutotech. Très vite, des gens se rendent compte que l'ébéniste est très content de trouver des bouts de profil en métal pour son chantier, plutôt que d'acheter une barre de 6 mètres. A côté, le serrurier est très content d'avoir des panneaux de bois pour faire des cales pour pouvoir poser ses barrières. C'est ce qui permet d'avoir un échange très simple et très fluide.

Le déchet de l'un devient donc la matière première de l'autre ?

Exactement, c'est le niveau 1. Le niveau 2, c'est de dire qu'il y a des activités à impact social autour de nous, qui ont besoin de matière pour leur activité. On a accompagné l'Utile Atelier qui est un projet d'ateliers de réparation, destinés aux habitants du quartier Bottière à Nantes. On va mettre prioritairement à disposition d'associations ayant un impact les ressources qui n'ont pas été utilisées par les résidents dans les deux mois . On accompagne les associations pour qu'ils puissent prendre ce dont ils ont besoin pour bosser.

Enfin, le troisième niveau est d'utiliser cette ressource pour que des habitants du quartier de la caserne Mellinet puissent avoir accès à cette matière qui est déjà là. On a déjà "payé" l'impact carbone du transport de cette matière, et plutôt que de l’envoyer en déchetterie pour qu'elle soit broyée, on la met à disposition des particuliers qui viennent la chercher pour un bricolage : coincer un meuble ou fabriquer une étagère, par exemple. Ils pourront utiliser cette ressource dans une taille et une quantité adaptée à leurs besoins. Par exemple, lorsqu'ils ont besoin de 60cm de tasseaux, au lieu d'acheter d'un tasseaux de deux mètres dans la grande surface de bricolage à côté, les habitants vont pouvoir récupérer un tasseau de 70 cm ici, à la manufacture. Dans cet échange, on va pouvoir entrer dans une démarche de conseil, dans la mesure où l'artisan, dans ce cas-là, n'a rien à vendre aux particuliers qui se présentent. On rentre dans une démarche humaine, de rencontre et de transmission de savoir-faire. Je le répète beaucoup, mais notre intérêt est vraiment de mettre en relation des êtres humains, qu'ils soient professionnels ou non, pour que chacun puisse venir avec sa compétence et son besoin, échanger au sein de notre manufacture.

D'autant plus que des êtres humains, il va y en avoir de plus en plus à côté. Ce grand projet urbain va accueillir beaucoup de nouveaux habitants, avec sans doute des besoins comme ceux que vous évoquiez.  Ce projet d'aménagement du quartier, c'est aussi de nombreux chantiers d'aménagement de l'espace public, de constructions neuves, de réhabilitation, etc. C'est autant d'opportunités de commandes pour les artisans résidants. Mais ces commandes sont souvent structurées à destination des grosses PME, voire des Majors. Tout le monde parle de faire travailler les artisans de proximité, mais comment fait-on concrètement ?

Le premier élément important, c'est qu’on doit d'abord lutter contre la peur des artisans du marché public, même si c'est compliqué administrativement. C'est la première barrière. Une de nos propositions, c'est de le faire avec eux, de les accompagner dans leur réponse.

Deuxièmement, il y a l'axe de la temporalité. Aujourd'hui, les marchés ont tendance à s'étaler dans le temps. Le temps de l'urbanisme est assez long : quelques années pour la construction d'un bâtiment, 10 ou 15 ans pour l'aménagement d'un quartier. A côté de ça, les artisans que l'on héberge ici ont plutôt un raisonnent à l'échelle d'une ou deux semaines. Le fossé entre les deux est monumental et la discussion devient difficile.

Le troisième élément, c'est la façon dont sont organisées les commandes, que ce soit la commande publique ou privée. Cela a notamment créée des difficultés pour les donneurs d'ordre pour pouvoir accéder au savoir-faire. Pour un donneur d'ordres, c'est plus simple de prescrire un matériel qu'il connaît, qui vient de loin, qui est posé selon une technique simple et maîtrisée par n'importe qui ; plutôt que de mandater un forgeron pour une grille extérieure par exemple. C'est plus risqué pour le commanditaire de faire faire quelque chose de différent, parce qu'il y a le bureau de contrôle, la norme, le temps de la commande, le risque, le service après-vente, etc. Il y a beaucoup d'éléments à prendre en compte qui compliquent cette démarche. C'est pour répondre à ces problématiques que nous nous proposons, avec Make ICI, de répondre à la commande. On s'engage à fournir un artisan compétent dans un mois, dans un an ou dans un an et demi. C'est beaucoup plus facile pour nos résidents d'être soutenus par notre structure, on peut les accompagner sur la partie administrative et technique. On va pouvoir faire ce lien dans la temporalité, entre l'artisan et le donneur d'ordre pour permettre, à la fois au donneur d'ordre d'accéder au savoir-faire, et à l’artisan de monter en compétences sur des marchés de plus grande envergure.

Dans ces cas-là, vous répondez à l'appel d'offres, vous êtes mandataire et vos résidents sont les sous-traitants de Make ICI, c'est bien ça ?

Exactement. Il y a plusieurs façons de le faire. Ils peuvent être sous-traitants, ils peuvent être fournisseurs, ils peuvent aussi être membres du groupement. Ce sur quoi on travaille, ce vers quoi on tend, c’est la création d'un groupement pour une réponse commune.

Il existe différents montages administratifs, on ne va pas rentrer dans le détail, mais cela remet en cause les habitudes et les pratiques. Ce qu'il faut aussi avoir en tête, c'est qu'aujourd'hui, pour faire un appui vélo dans la rue par exemple, c'est à dire quelque chose d'extrêmement standard, la pratique majoritaire est de choisir sur catalogue un produit industrialisé et de le commander. En faisant appel à un artisan pour un produit plus original, il faut concevoir autrement les commandes et cela complexifie les choses.

Quelles sont les difficultés que vous identifiez pour passer le cap justement ?

Aujourd'hui, on a une demande de commandes de plus en plus forte. Lorsqu'on a une demande pour fabriquer du mobilier extérieur par exemple, avec des matériaux issus du réemploi des déchets de chantier, le plus facile est de le faire avec les déchets d'emballages. A ICI Nantes, nous avons justement un résident qui a les outils pour broyer du plastique et fabriquer des matériaux que l'on peut réutiliser pour du mobilier, des boîtes aux lettres, pleins de choses différentes. Mais on fait face aujourd'hui a plusieurs difficultés pour pour mettre en œuvre ce type de commande.

La première difficulté est normative. Un promoteur va tout de suite s'inquiéter de ne pas avoir les certificats de qualité sur le matériaux par exemple. Et effectivement, c'est un vrai sujet. De plus de plus de gens se donnent les moyens de faire normer ces produits, cela permettrait de les diffuser et de faciliter leur utilisation. La deuxième difficulté est la question de la quantité. Lorsqu'un aménageur fait une commande de bancs pour une ZAC, par exemple, nos artisans qui travaillent seuls avec leurs machines auront un peu de mal à rentrer dans les délais de livraison du projet urbain.

Il y a de la demande, mais je ne pas encore quel est le véritable effet pour les artisans. Un des plus grands freins est la rigueur administrative nécessaire pour répondre à ces marchés. Le cadre imposé n'est pas toujours compatible avec la production artisanale. Il est important que la consultation puisse être faite plus en amont des projets pour laisser le temps aux artisans d'y répondre.

Il y a deux façons de le faire. Soit une obligation d'intégrer dans les marchés une part de matériaux recyclés, soit plutôt une intelligence du design en concevant des mobiliers qui peuvent s'adapter à ces enjeux du réemploi. Et puis, il faut confier ces projets à des aménageurs, des paysagistes et des urbanistes qui ont cette compréhension de la problématique et de l'accès au savoir-faire.

Effectivement, en offrant une place à l'artisanat dans la commande, il faut s'émanciper du réflexe de la commande sur catalogue d'éléments standardisés. Tout cela remet en cause les modes de conception, les passations de marché, l'organisation administrative ou encore les assurances. Beaucoup de travail en perspective, mais aussi beaucoup de pistes pour avancer. Merci beaucoup pour cet échange.

Propos récoltés par Sylvain Grisot · dixit.net · Novembre 2021

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