Faire en ville
Nicolas Bard est co-fondateur de Make ICI, une manufacture solidaire et collaborative créée en 2012. Ensemble, nous avons parlé du foisonnement artistique et artisanal de Montreuil, des anciennes fabriques à réhabiliter en ateliers et de la place du faire dans la ville.
Rencontre avec Nicolas Bard, co-fondateur de l'entreprise Make ICI, qui crée des services qui permettent à des entrepreneurs du faire de lancer et de développer leurs activités. Il s'agit aussi bien d'artistes que d'artisans, de designers que de petites entreprises de production. Make ICI organise des lieux et met à disposition des ateliers et des machines qui permettent à cet écosystème de collaborer et de se développer. Des services de formation y sont aussi associés.
Il y a aujourd'hui des lieux de ce type à Montreuil, Marseille, Nantes, Wasquehal et au Puy-en-Velay. Le premier espace Make ICI est celui de Montreuil, car les deux co-fondateurs y habitent depuis longtemps et ont une bonne connaissance de l'écosystème d'artisans et d'artistes présents dans cette ville. Cela leur a permis de comprendre qu'il y manquait des éléments essentiels pour faire prospérer ces activités.
Pour commencer, les artisans et les artistes ne peuvent pas se payer de grosses machines professionnelles, robustes et de bonne qualité. Par exemple, un menuisier qui veut s'installer doit compter au minimum 40 000 euros d'investissements pour les machines. Ce n'est pas rien quand on se lance, et même si on a un peu d'expérience, cela reste un investissement lourd. Leur deuxième besoin est qu'ils ont très souvent la nécessité de travailler avec d'autres pour réaliser un projet. Des artisans ont besoin de travailler avec des designers ou avec des professionnels du prototypage, et inversement, des architectes ou des décorateurs d'intérieur ont besoin de travailler avec des artisans. C'est pourquoi nous avons pensé à les mettre dans un même lieu. Cela leur fait gagner du temps pour se rencontrer et développer des projets ensemble. Enfin, les entrepreneurs du faire ont souvent besoin de conseil quant à leur structure. Les avocats et les experts-comptables ont leur propre jargon et ce n'est pas évident pour se comprendre. On voulait plutôt qu'un artisan qui a envie de montrer sa structure puisse en parler avec un autre artisan qui l'a déjà fait. Ils vont alors se comprendre beaucoup plus simplement.
— Nicolas Bard, co-fondateur de Make ICI
Le premier lieu, 1 800 m2, ouvre donc ses portes à Montreuil en 2012 pour répondre à ces besoins. C'est la mairie qui les met sur la piste d'un bâtiment inoccupé depuis plus de 10 ans. Le propriétaire privé se révèle plutôt ravi de pouvoir réactiver ce lieu et de recevoir un loyer. Il s'agit d'une ancienne usine Dufour de fabrication d'outillage. C'était l'un des plus grands employeurs de la commune au sommet de sa gloire, avec jusqu'à 700 ouvriers dans l'usine.
Il y a beaucoup de Montreuillois qui ont un parent, un grand-père, un père ou une mère qui a travaillé dans les usines Dufour. Cela nous allait très bien d'avoir ce symbole : remettre de l'activité de production dans un ancien lieu de production.
Un lieu qui permet de retisser les liens avec l'histoire, avec d'autres modes d'organisations qui permettent d'accueillir de nombreuses petites entreprises au lieu d'une grande. Un bâtiment sans usage, qui est alors réinvesti pour mutualiser des outils et créer ensemble.
Tous les entrepreneurs du faire sont les bienvenus dans les lieux de Make ICI : des ferronniers, des ébénistes, des menuisiers, des designers, des couturiers, des tapissiers, des architectes, etc. Ce mélange des métiers est un réel parti pris par Make ICI :
Pour faire avancer un projet, c'est de plusieurs disciplines et de plusieurs compétences dont on a besoin. Même si nous ne venions pas du monde de l'artisanat, on a essayé d'intégrer ce qu'on avait appris avant dans nos anciens métiers. Par exemple, il y a plein d'artistes qui imaginent des œuvres qu'ils ne savent pas fabriquer. Il leur faut alors des professionnels du numérique ou de l'artisanat. Il y a aussi des services innovation de grands groupes qui cherchent des artisans pour fabriquer des prototypes.
Il fallait donc, dans nos manufactures, à la fois de l'artisanat d'art et les capacités de faire du prototypage, mais aussi des designers produits, des designers industriels, des architectes et des artistes. Et aussi des professionnels de la fabrication numérique. Ils ont besoin les uns des autres et cela leur permettra de monter en compétence, de se former et de transmettre à leur tour.
Le staff de Make ICI peut aussi aider à la prise en main de nouvelles machines, comme la découpeuse laser ou pour la modélisation numérique. Si ces lieux fonctionnent et que le nombre de résidents augmente, c'est notamment parce qu'il y a des univers de travail différents qui se nourrissent les uns les autres, pour gagner en efficacité et en visibilité. La segmentation col blanc et col bleu, ceux qui conçoivent et ceux qui font, est alors complètement rebalayée.
Si les bâtiments des Make ICI ne sont pas dans les hypercentres, ils sont quand même situés dans des espaces urbains : en cœur de ville à Nantes, en première couronne à Montreuil ou à Wasquehal, dans d'anciens faubourgs productifs, où beaucoup d'espaces sont maintenant disponibles. Make ICI a fait le choix de s'implanter dans des bâtiments déjà existants et de ne pas construire de manufactures en neuf.
D'abord, on veut éviter de cramer un maximum la couche d'ozone et réduire notre empreinte carbone : on préfère donc des lieux réhabilités plutôt que des constructions neuves. Ensuite, il suffit qu'on passe quelques secondes dans un bâtiment pour savoir si on s'y projette et si on a envie d'y ouvrir un lieu. Enfin, on recherche des lieux qui ont une âme, où il s'est passé des choses avant. Ce mélange entre le passé et le présent donne une expérience de travail importante pour nous.
À Marseille, Make ICI s'est installée dans un bâtiment porté par Bouygues et l'aménageur Euroméditerranée, sur un site d'aménagement plus global. L'installation devait être transitoire et la manufacture déplacée plus loin sur le site. Mais l'installation d'une centaine de résidents pendant trois ans a permis de démontrer que le bâtiment pouvait être réhabilité plutôt que déconstruit. L'occupation temporaire du lieu a donc (comme souvent) modifié le projet d'aménagement.
Mais Make ICI ne participe en général pas à des projets d'occupation temporaire, car le but est de s'installer pour au minimum 10 à 15 ans sur le site avec la volonté de développer l'écosystème local, ce qui n'est pas la temporalité des occupations temporaires. Les manufactures de Make ICI sont souvent les premières à s'installer sur un projet de renouvellement urbain dans un quartier qui se (re)construit peu à peu autour.
Ce choix de localisation dans des bâtiments existants amène Make ICI à avoir de nombreuses relations avec les acteurs de la fabrique urbaine, aussi bien des collectivités que des promoteurs.
On n'a pas cherché de sites car ce sont les aménageurs privés qui, dans 95 % des cas, nous ont directement contactés. Avant la crise sanitaire, on avait plusieurs sollicitations par semaine, même si plus ou moins crédibles et plus ou moins avancées. Par exemple, à Paris, on ouvre avec Emerige et à Tours, avec Bouygues. Dans le Morvan, on est soutenus par une collectivité.
Si le besoin de recherche de sites ne se fait pas sentir, il faut par contre bien les choisir. Il y a à la fois une taille critique (au moins 2 000 m²) et des enjeux fonctionnels (au moins 4m de hauteur sous plafond par exemple). L'emplacement est aussi important, avec la capacité de venir en transport individuel comme en transport collectif, mais aussi la capacité à opérer une petite logistique. Un espace de convivialité extérieur est aussi requis. Les services autour du lieu tendent à se développer rapidement avec la transformation du quartier.
On n'implante pas simplement une manufacture, mais on réimplante une filière de production locale avec une communauté qui influence le quartier. On aménage et on exploite un bâtiment de 2 000-2 500 m², mais avec le temps, on pourrait aménager d'autres espaces pour en faire un vrai quartier productif, comme une ressourcerie, une conciergerie technique, un fablab pour les habitants, une chutothèque, etc. On a déjà imaginé une quarantaine d'usages qu'on pourrait ramener en ville.
Même si les artisans ne sont pas capables de tout faire, c'est dommage de ne pas travailler avec eux sur les chantiers des promoteurs voisins. Il est possible de créer de l'emploi en sous-traitant une partie des lots à des artisans de nos manufactures. Un bon exemple est celui des Jeux Olympiques. Make ICI est associée à un groupe d'évènementiel qui s'appelle GL Events pour avoir plein de petits et gros projets à réaliser pendant quatre ans. À chaque fois, on va constituer des équipes de résidents dans nos sites pour concevoir et fabriquer les produits des Jeux Olympiques.
Make ICI est donc à la fois un acteur qui occupe des bâtiments en leur donnant de nouveaux usages, un levier de réimplantation du faire dans la ville et un espace qui participe activement à la transformation de quartiers. Une piste à suivre.
Propos recueillis par Sylvain Grisot · dixit.net · juin 2021
Pour aller plus loin :
- Le site de Make ICI
- Le podcast The Craft Project
- Éloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail, de Matthew B. Crawford, éditions La Découverte 2010.
- D'autres articles sur dixit.net : Produire en ville, produire la ville (2014) et Produire ici (2015)