Les saisons au marché Jean Talon (Montréal)

On rencontre aujourd'hui Nicolas Fabien-Ouellet, directeur général de la Corporation de gestion des Marchés publics de Montréal. Le marché Jean Talon témoigne des immenses potentiels de certains espaces urbains, pour peu qu’on prenne le temps d’en suivre les rythmes.

Les saisons au marché Jean Talon (Montréal)

Nicolas FABIEN-OUELLET > Bonjour, je suis Nicolas Fabien-Ouellet, directeur général des Marchés publics de Montréal. Il s’agit d’une organisation à but non lucratif qui gère le réseau des marchés publics. Aujourd’hui, on se trouve au Marché Jean Talon, mais il y a aussi dans notre réseau le Marché Atwater, le Marché Maisonneuve et une dizaine de petits marchés de Quartier.

Dans les années 1930 à Montréal, il y a eu des constructions spécifiques pour créer les grands marchés que l’on a aujourd’hui. Le Marché Jean Talon, comme celui d’Atwater, a été construit dans des camps de travail pour offrir de l’emploi. Le Marché Jean Talon a été ouvert en 1933, il sera donc bientôt centenaire. Il a énormément évolué dans le temps en termes d’infrastructure.

A l’origine, le bâtiment historique était une gare de bus. Il y avait plusieurs fonctions publiques qui étaient associées au marché, comme une bibliothèque ou des bureaux administratifs. Aujourd’hui, on accueille principalement des producteurs qui viennent commercialiser leurs produits. D’autres bâtiments ont aussi été construits au fil du temps pour accueillir des détaillants alimentaires, comme des transformateurs ou des restaurateurs, afin de compléter l’offre. Il y a une centaine de marchands qui sont présents au quotidien, mais cela évolue selon les saisonnalités.

Le marché d’aujourd’hui a la forme issue des grands travaux réalisés dans les années 2000. Il y a déjà plusieurs espaces associés, comme une librairie ou des espaces de formation. Une grande diversité de produits sont présents dans les espaces de vente. Ce qui est très intéressant, c’est de comprendre en quoi ce marché, qui cumule des fonctions différentes, est un lieu vivant au rythme des saisons lié à la saisonnalité des productions alimentaires, mais aussi au rythme du climat à Montréal, avec un hiver plutôt frisquet !

À Montréal, les marchés font partie de la vie des montréalais.es. Trois habitants sur quatre fréquentent les marchés publics de notre réseau. Il y a un ADN gastronomique à Montréal. Ce ne sont pas des grands marchés qui sont là une ou deux fois dans l’année, mais bien un rendez-vous quotidien intégré à la vie montréalaise. Dans une journée, il y a plusieurs façons de s’approvisionner. Le matin, on peut faire des achats en grosse quantité ou obtenir des produits de niches. Les nouveaux produits sont rapidement épuisés, dès le début de l’après-midi. Certains clients arrivent tôt pour accueillir leurs producteurs et être sûrs de trouver les bons produits. Puis vers 11h, aller au marché devient synonyme de rencontrer des amis, de prendre un café ou de déjeuner sur place. En fin de journée, les étalages se ferment et les prix des derniers produits sont plus attractifs. Toutes ces différences de comportement d’achat ou d’expérience au lieu se font en seulement une journée !

Un rythme quotidien qui illustre les différentes populations qui se croisent dans cet espace public central. Qui sont-elles plus précisément ?

Les marchés publics sont vraiment ouverts à tout le monde, on croise aussi bien des restaurateurs, que des entreprises alimentaires ou des spécialistes, qui viennent s’inspirer au marché. Il y a aussi évidemment des gens comme nous, qui viennent au marché pour se nourrir. Toutes ces clientèles s’entrecroisent et montrent aussi les différentes cultures qu’il peut y avoir à Montréal. Les marchés sont des lieux où tout le monde se retrouve, ce sont des services essentiels.

Il y a aussi des rythmes différents la semaine. Les restaurateurs ne font pas leurs achats le samedi midi quand le marché est bondé. Ils viennent en début de semaine. Du lundi au jeudi, la clientèle est souvent plus locale, avec des résident.e.s qui vivent à proximité. Alors que le weekend, la clientèle est plus vaste, car certains viennent ici pour se balader et découvrir le marché.

Notre mission est de nourrir Montréal, mais aussi de mettre en relation les citoyen.ne.s avec les entreprises de l’agroalimentaire. Les marchands ne sont pas nécessairement les mêmes toute la semaine. Le Marché est totalement différent le lundi du vendredi. Il s’agit d’un nouveau marché chaque jour.

Au fil de la semaine, on retrouve donc à la fois une diversité de clientèle, mais aussi d’acteurs économiques, comme des producteurs ou des distributeurs. Certains weekends, la circulation automobile est modifiée autour du marché, avec des espaces publics organisés différemment. Comment est-ce que cela fonctionne ? Qu’est-ce qui change ? Comment gérez-vous ces adaptations ?

Le marché est ouvert à l’année, mais lors de la saison d’été, de mai à octobre, il y a des accès routiers qui sont non praticables par les véhicules du jeudi au dimanche de 11h à 17h. Cela nécessite de faire ses achats de gros avant 11h, car ensuite l’achalandage est trop important. Des bollards ont été installés pour éviter que des véhicules circulent sur le site. Il y a donc des installations physiques, dans la rue, qui viennent illustrer les rythmes du marché.

Le marché sort alors de son enveloppe bâtie. Comment fonctionne ce mode de gestion ?

C’est un partage de gestion. Il y a plusieurs acteurs administratifs autour du marché Jean Talon, comme l’arrondissement, la Ville centre ou des associations de marchands. Pour fermer les rues, cela demande la coopération de ces nombreux acteurs. De notre côté, nous nous occupons de monter et descendre les bollards, mais ces équipements sont la propriété et à la responsabilité de l’arrondissement Rosemont - La-Petite-Patrie. On doit collaborer avec les instances municipales pour offrir ce service.

De notre côté, nous sommes un organisme sans but lucratif, avec des membres, qui sont des marchands. Les marchés publics, avant 1933, étaient gérés directement par la Ville. Dans les années 90, des comités se sont créés pour améliorer la gestion, pérenniser les services et assurer le développement des marchés publics. Notre organisme sans but lucratif a été créé à ce moment-là, dans une optique d’économie sociale. Les premiers utilisateurs, c’est-à-dire les marchands, ont une voix prépondérante dans l’avenir et le quotidien des marchés. Il y a quelques années, on a revu notre gouvernance pour inclure davantage de voix citoyennes dans les prises de décision. Le conseil d’administration est maintenant mixte. Cinq marchand.e.s élu.e.s par l’assemblée y siègent, ainsi que 5 résident.e.s de Montréal, qui apportent leurs expertises et leur passion pour les marchés publics.

On travaille donc en partenariat avec la ville de Montréal et les arrondissements depuis les années 90. Finalement, nous sommes comme un mandataire du réseau des marchés publics pour assurer la gestion quotidienne et répondre aux besoins des marchand.e.s et des citoyen.e.s.

Il y a donc dans la gouvernance de ce lieu toutes la diversité et la complexité des parties prenantes. C’est important de comprendre comme cela fonctionne, car cela permet de revenir au concret.

Vous avez déjà évoqué les saisonnalités. Bien sûr, le climat est très différent l’été et l’hiver. Direz-vous qu’il y a un état du marché l’été et un autre l’hiver ? Est-ce qu’il y a des phases intermédiaires ? Comment est-ce que tout cela change physiquement ?

Il y a deux formats dans l’année en termes d’infrastructure. Le format estival et le format hivernal, où le nombre d’étals disponibles fluctue. À Montréal, on a la chance d’avoir des marchés qui sont ouverts 365 jours par an, même s’il y a moins de fruits et de légumes disponibles durant l’hiver. Depuis les années 80, on fonctionne avec des murs modulables. À la fin du mois d’octobre, c’est toujours en gros chantier pour venir installer ces murs. C’est tout un déménagement qui se produit, avec des maraichers qui repartent, d’autres qui restent aussi pendant l’hiver, mais qui doivent revoir leurs équipements. Une fois les murs montés, les maraîchers peuvent de nouveau faire leurs étals en intérieur, dans la nouvelle zone. Cette dynamique de changement de saison fait aussi la beauté des marchés publics. Il n’y a pas vraiment quatre saisons au marché, mais autant de saisons qu’il y a de variété de fruits et de légumes. Il est possible de louer des espaces en plein air pour venir commercialiser un type de produit à un instant précis. Par exemple, le producteur de fraises n’est pas en mesure de venir dès le mois d’avril, donc il réserve des emplacements à partir de mi-juin. Un producteur horticole va commercialiser en fonction de sa production : saison des chrysanthèmes, saison des sapins… Il faut donc s’adapter et offrir des emplacements qui conviennent à ces producteurs. Le temps des récoltes finit généralement avec les citrouilles pour Halloween.

Il y a aussi des fêtes qui viennent ponctuer l’expérience du marché, de grands weekends ou des festins avec des dindes ou des agneaux.

Pas seulement deux saisons, mais plusieurs saisons, avec deux grands chantiers en avril et en octobre. Une géographie du bâtiment qui change, avec des étals en extérieur et/ou en intérieur. Une forme de respiration sur le temps long, à l’année, parsemée de séquences liées aux productions. Mais, vous le disiez, il y a aussi des événements et des moments particuliers.

Oui, il y des événements associés à une saison ou à des fêtes culturelles. Récemment, c’était le Roch Hashana, qui est le Nouvel An juif. Ils viennent acheter différentes variétés de fleurs coupées, ce qui en fait un grand moment pour les fleuristes du marché. Certaines festivités culturelles font faire des booms de demandes à certains produits. Encore une fois, il faut se lever tôt pour être sûr d’avoir la bonne pièce de viande. Il y a donc un calendrier pointilleux de ces fêtes.

Il y a aussi le weekend de la fête des Patriotes, un grand événement pour les producteurs horticoles. C’est le moment où les client.e.s s’occupent de leur jardin et achètent des plantes. Il y a aussi le weekend de la fête du Travail, synonyme du dernier barbecue de l’année. Ces fêtes sont très attendues autant des marchands que des clients, qui souhaitent des étals garnis. C’est très réconfortant de préparer ces fêtes en allant au marché, puis de faire découvrir les produits à sa famille ou ses amis.

La fête n’a pas lieu au marché, mais c’est bien par cette étape qu’elle commence. Cela fait partie du rituel. Une organisation est là pour gérer tous ces rythmes et événements, avec des murs qu’on peut remonter, afin d’étanchéifier pour l’hiver. Il s’agit de la configuration du marché depuis une vingtaine d’année, avec des évolutions sur l’espace public. Aujourd’hui, est-ce qu’il y a des réflexions et des projets qui sont menés sur le marché et son rapport à la ville ?

Les installations actuelles ont plus de 20 ans et on atteindra bientôt leur fin de vie. On cherche des solutions pour adapter les futures infrastructures aux saisonnalités des marchand.e.s : est-ce que ce serait mieux de stabiliser une zone ? Comment faire pour que les marchand.e.s puissent se concentrer sur leurs produits et pas nécessairement sur l’enveloppe du bâtiment ? On travaille avec la ville de Montréal, notamment le bureau du design, pour réfléchir à ces nouveaux aménagements pour répondre au mieux aux besoins de la clientèle et des marchand.e.s.

Ce questionnement sur les saisonnalités et l’espace public est clairement une préoccupation aujourd’hui. Il y a 50 ans, les agriculteur.trice.s installaient des cabanes, des «plywood», pour se protéger du froid et commercialiser leurs produits. Les premières mutualisations sont venues de là, afin d’installer plusieurs marchand.e.s dans la même zone. Puis, il y a eu des murs modulables mieux isolés, permettant d’agrandir la zone des marchand.e.s qui souhaitaient rester toute l’année. Ces installations répondaient aux besoins minimums.

Mais aujourd’hui, si on regarde les marchés publics, on voit qu’ils sont d’abord pensés pour la saison estivale. Les bâtiments d’origine, en 1933, n’ont pas été construits pour accueillir une offre à l’année. Si le froid passe à travers les murs modulaires, cela a un impact pour les marchand.e.s, parce qu’ils travaillent ici de longues heures. On veut s’assurer que l’expérience du marché soit toujours préservée. Par exemple, le marché Jean Talon a six grandes marquises de béton, c’est un lieu gigantesque avec plein de produits et de couleurs, à ciel ouvert, qu’on voit de très loin. On voudrait des installations qui préservent cette atmosphère de ciel ouvert, mais qui répondent aux exigences de l’hiver. Ce sont encore des réflexions préliminaires, mais le besoin est là.

Est-ce qu’il des réflexions sur l’organisation urbaine du marché, comme espace de vie ? Est-ce qu’il y a des attentes sur des choses qui se passent dans le marché, mais qui ne sont pas nécessairement de l’ordre de la distribution alimentaire ?

Oui, on développe des activités supplémentaires. En plus du quotidien, il y a des événements thématiques qui viennent dynamiser certaines zones du marché le weekend. Par exemple, on a fait un événement sur la fermentation avec des entreprises spécialisées qui sont venues. On a aussi fait une foire des cidres et des vins.

La question de l’intégration du marché dans son quartier et dans son arrondissement est importante. Comment faire le lien avec les axes de transport en commun et les axes routiers, pour que cela reste fluide malgré les livraisons, et que le marché demeure dynamique et accessible ? Depuis quelques temps, on travaille avec l’arrondissement sur un plan directeur qui viendrait analyser les besoins d’accès et d’infrastructure, à la fois sur le Marché Jean Talon, mais aussi tout autour, pour une expérience complète. La zone du Marché Jean Talon est plus petite que ce que les consommateurs pensent quand ils viennent au marché. Il nous faut donc mieux planifier leur expérience complète du marché, même dans les espaces extérieurs.

Au-delà du marché et de son extension estivale, il y a toutes les rues et les commerces adjacents. C’est l’expérience d’un quartier, plus que d’un équipement. Un lieu qui se vit et qui se transforme. J’espère que cette réflexion sur les rythmes pourra inspirer les évolutions futures. Merci beaucoup et à bientôt !

Propos recueillis par Sylvain Grisot en octobre 2022