🗺️ Terra incognita
Quel est le rapport entre une carte ancienne et un plan local d’urbanisme ? Les deux regorgent de terras incognitas. Jusqu’au dix-neuvième siècle, ce sont ces vastes étendues blanches encore inexplorées par les géographes et les colons. Les versions contemporaines sont souvent jaune ou verte, mais comportent toujours une énigmatique lettre « A ». Ce « A » pour Agricole bien entendu, désigne les terras incognitas de la planification urbaine.
Car le destin de la ville se pense aujourd’hui sans l’agriculture. Cultures professionnelles, régimes juridiques comme opérateurs fonciers sont segmentés en deux mondes qui s’ignorent. Et ce n’est pas quand la ville se préoccupe de nourrir ses habitants qu’ils se croisent enfin, mais quand elle a une fringale d’espace. Quoi de mieux qu’un sol agricole pour faire la ville ? Il est en général plat, vide, inhabité et n'héberge que rarement des espèces protégées. La ville dévore donc ces terres avec appétit, sans se poser la question de leur potentiel nourricier. Car la planification urbaine est fondée sur une méconnaissance des caractéristiques pédologiques et agronomiques des sols. Les plus faciles d'accès se voient donc affublées d’un « AU » (à urbaniser), et sont aménagés quelques années après. Mais malheureusement, ce sont trop souvent les terres les plus riches.
Nous devrions pourtant y réfléchir à deux fois avant de laisser la ville manger ces sols qui nous nourrissent. La pandémie nous a fait réaliser la fragilité de nos approvisionnements alimentaires. Avec la guerre en Ukraine, les impacts risquent d’être plus sérieux que la pénurie annoncée de galettes en Bretagne. Alors considérons les sols agricoles pour ce qu’ils sont : des espaces vitaux. Voilà pourquoi la Suisse protège 450 000 ha de ses meilleures terres agricoles. C’est la surface minimale pour garantir l’approvisionnement alimentaire du pays, en cas de rupture des flux d’importation. Une précaution utile en ces temps d'incertitudes.
Plutôt que d’ajouter de nouveaux outils juridiques et de ne pas les utiliser, nous pourrions développer un vrai « droit du sol » qui protège les sols nourriciers, avec comme premier levier la connaissance de leurs richesses et un partage plus large des enjeux de résilience alimentaire. Mais ce « droit DU sol » n’a de sens qu’associé à un « droit AU sol », qui permettrait de lutter contre l’appropriation des terres par une poignée d’acteurs et d’amorcer une redirection globale du secteur agricole. Car celui-ci vit en même temps ces pertes de surface, une crise démographique, les impacts croissants des chocs climatiques et la nécessité de repenser structurellement son modèle économique et culturel.
Mais ces enjeux ne concernent pas que le seul secteur agricole — ils nous concernent tous. C’est une formidable conversation qui doit s’engager entre les faiseurs de villes et ceux qui nous nourrissent, autour de l'usage des espaces nourriciers. Elle peut être éclairée par une connaissance en profondeur des sols, et prendre forme concrète dans un projet de territoire qui associe enfin les mondes urbains et agricoles.
— Sylvain Grisot (@SylvainGrisot)
PS : L'Ordre des Architectes propose 16 solutions pour faire face aux crises sociales et environnementales et pour répondre à la pénurie de ressources : donner la priorité à la réhabilitation, développer la sobriété énergétique, créer des filières de réemploi... Ils appellent à une réponse stratégique du politique forte et ambitieuse, avec l'architecture comme levier. N'hésitez pas à lire aussi Réparons la ville, écrit avec Christine Leconte, la présidente de l'Ordre ;)
Benoit Grimonprez est docteur en droit et professeur de droit de l'agriculture et de l'environnement à l'université de Poitiers. Il est l'auteur d'un petit livre très utile, écrit avec Dominique Potier et Pierre Blanc : La terre en commun. Plaidoyer pour une justice foncière.
📆 3 juin. Colloque sur "La mer monte : des espaces naturels aux territoires littoraux, quelles stratégies d’adaptation ?", dans le cadre des Journées Scientifiques. A la Cité des Congrès de Nantes, inscriptions avant le 28 mai. (Université de Nantes)
✉ Candidature. Nous devons repenser nos modèles et viser une économie de la préservation, du réemploi, de la réhabilitation, du partage ou de la mutualisation, de la simplicité à services rendus équivalents. NOVABUILD lance à un appel à innovations qui s’adresse à tous les acteurs de la construction. Les porteurs de projet peuvent candidater avant le 31 mai pour bénéficier notamment de l’expertise du Conseil Scientifique et Technique de NOVABUILD. (Infos et candidature)
👒 La fille du coin. A la suite d'une enquête menée auprès des jeunes femmes habitant en milieu rural, loin des agglomérations, Yaelle Amsellem-Mainguy décrit dans son ouvrage la grande diversité, les expériences quotidiennes d’une frange peu visible de la jeunesse. Elle conduit des entretiens et enquêtes dans des territoires français très différents : désindustrialisés, touristiques, ou encore peu attractifs. Cet article de Métropolitiques analyse et résume cette étude sociologique inspirante et révélatrice d'une population délaissée, celle de la "fille du coin".
🏚 Attention la tête. On construit des logements plus petits, plus bas sous plafond et moins bien orientés. Selon l’émission “Urbanisme Demain” sur France Inter, le prix du foncier augmentant, les demandes croissantes de logements et les réglementations qui se multiplient, il est de plus en plus commun de perdre de l’espace et de se retrouver dans un logement moins bien conçu qu’avant. Mais les urbanistes essaient de rattraper le tir... (France Inter).
📖 Plus vite que le cœur d'un mortel, désurbanisation et résistances dans l'Amérique abandonnée, de Max Rousseau et Vincent Béal (Grevis, 2021) Cet ouvrage est à la fois un travail de sociologie urbaine, le récits de parcours personnels et un carnet de voyage à Cleveland. Il nous permet de comprendre que la crise des subprimes n'est pas le seul facteur de ce cauchemar urbain, et que les politiques publiques mises en place sont imprégnées de racisme. Mais d'autres visions, d'autres postures émergent des décombres via des jardins communautaires et des fermes coopératives : "Nombre des jardiniers urbains que nous avons rencontrés nous ont expliqué que leur parcelle cultivée résultait de l'incendie d'une maison, voire d'un îlot. Le feu constitue fréquemment l'étape intermédiaire par laquelle le cycle de l'urbanisation s'inverse, et l'espace urbain retourne à un usage naturel ou agricole." Glaçant, et plein d'espoir.
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