Peupler les vides : l'urbanisme transitoire vu par Plateau Urbain
Entretien avec Paul Citron, directeur du développement de Plateau urbain : retour sur les premières leçons de l'urbanisme transitoire.
Le temps est sans doute - plus encore que l’espace - la matière première principale de la ville : le siècle pour la ville, la décennie pour le projet urbain, la journée pour un déplacement... Travailler ces temps - y compris les plus courts - est un des axes de l'urbanisme circulaire, pour intensifier les usages de l'existant. IL'échange qui suit vas nous permettre d'approfondir la question de l'urbanisme transitoire, et de sa capacité à permettre à des bâtiments vides de répondre à de nouveaux usages.
Paul Citron, directeur du développement de Plateau Urbain, tire les premières leçons de ses expériences de projets d'urbanisme transitoire.
Sylvain Grisot > Paul, peux-tu nous expliquer ce qu'est Plateau Urbain ?
Paul Citron > Plateau urbain est une société coopérative d'intérêt collectif qui compte aujourd'hui une trentaine de salariés. L'objectif de la coopérative est d'occuper des bâtiments en transition dans la ville, principalement des bâtiments vides. L'idée, c'est de tirer parti de ces périodes intercalaires pour intensifier les usages au sein de ces bâtiments qui sont d'habitude laissés vacants, en proposant des occupations temporaires.
L'objectif n'est pas de faire du temporaire, mais de créer un urbanisme qu'on peut qualifier de solidaire en cela qu'il s'adresse à des acteurs qui, d'habitude, n'ont pas accès à l'immobilier traditionnel. Ce sont les acteurs associatifs, les acteurs culturels, les jeunes entreprises, les artisans, les acteurs de l'économie sociale et solidaire... Ceux qui ont un impact social, culturel et urbain significatif, mais dont le modèle économique ne correspond pas aux normes attendues par l'immobilier traditionnel (cautions, rentabilité, engagement sur la durée...)
Sylvain Grisot > C’est donc se dire qu'il y a dans la vie de l'immobilier existant des phases pendant lesquelles le marché pourrait être vécu, pensé et organisé différemment. Est-ce que cela peut permettre de créer des zones en marge du marché traditionnel pour donner de la place à des acteurs qui n'en trouvent pas aujourd'hui ?
Paul Citron > Exactement. C'est valoriser un creux dans le marché sur lequel les acteurs immobiliers ne vont pas se positionner, parce que ce sont des temporalités souvent considérées comme trop courtes pour pouvoir valoriser économiquement les immeubles. Notre travail à Plateau Urbain, est de redonner une valeur d'usage à ces lieux, pour des activités à visées professionnelles et sociales.
Sylvain Grisot > Rentrons dans le concret : quels sont les types de locaux que vous occupez ? Comment caractériserais-tu des locaux à fort potentiel pour vous ?
Paul Citron > Il faut qu'il y ait une certaine échelle. En-dessous de 1 000 m², cela va être compliqué d'organiser une opération parce qu'il y a des coûts de montage qui sont incompressibles. De plus, il faut du temps, au minimum un an pour amortir les investissements que nous faisons.
Nous travaillons aussi en collaboration avec d'autres acteurs, comme Aquitanis à Bordeaux. Nous leur donnons nos outils et ils organisent l'occupation temporaire. On peut intervenir soit dans le montage, soit dans l'étude, pour définir les besoins, repérer les acteurs, etc.
Aujourd'hui, nous disposons d'une plateforme internet pour les appels à candidature. Nous y ajoutons notre expertise juridique, technique, économique et d’animation de communautés. Cette plateforme est désormais nationale et concentre plus de 400 000 m² de demandes.
Sylvain Grisot > C’est énorme !
Paul Citron > Cela montre aussi l’appétence et les besoins qu'il y a pour ce type d'occupation. Aujourd’hui, on gère une dizaine de sites à Paris, en Île-de-France, mais également à Lyon et à Marseille. Cela fait un total d'environ 45 000 m² et ce sont des bâtiments de taille très variable qui font de 1 000 à 20 000 m². Cela peut être des immeubles de bureaux qui sont un peu obsolètes, un ancien hôpital, une ancienne caserne, des immeubles plus industriels comme un garage, ou un ancien bâtiment administratif comme à Marseille.
Il y a aussi des activités de recherches et développement pour réfléchir à des modèles différents de production de la ville, par exemple le projet de la preuve par 7 avec Patrick Bouchain.
Ce qu'on fait globalement, on pourrait le résumer par des tiers-lieux : des lieux à la programmation hybride qui permettent une appropriation par leurs usagers et qui ne sont pas des produits immobiliers classiques.
Sylvain Grisot > J’aimerais revenir sur ces objets bâtis : grande diversité de types de bâtiments, mais tous dans des moments un peu particuliers de leur vie. Tu disais des temps d'inoccupation pour au moins un an, mais pourquoi ces bâtiments sont-ils vides ?
Paul Citron > Cela peut être pour différentes raisons, mais de toute façon tout bâtiment passe environ 10 % de sa vie inoccupé. L'idée est de travailler là-dessus en y affectant des valeurs qui relèvent quasiment du politique. Cela permet de réfléchir sur le droit à la ville, l'appropriation des bâtiments par les citoyens, les potentiels de mutualisation... Souvent ce sont des bâtiments relativement importants, alors que les occupants potentiels ont des besoins de petites surfaces. En divisant celles-ci, on arrive à faire coïncider une offre et une demande qui ne pourraient pas se rencontrer, ou seulement dans une équation immobilière trop compliquée pour que les commercialisateurs traditionnels arrivent à la gérer.
Sylvain Grisot > Il y a un double déphasage entre les besoins de vos occupants et l'offre du marché : ils ont besoin à la fois d'un immobilier pas cher quitte à être un peu rustique, mais aussi de surfaces inférieures aux offres standards.
Paul Citron > C'est cela. Il y a aussi le fait que ce sont des acteurs qui peuvent difficilement prévoir leur croissance comme c'est le cas pour de jeunes entreprises. Elles vont difficilement pouvoir prendre des baux commerciaux en 3-6-9 ans et sont contentes de trouver une flexibilité dans les contrats qu'on leur propose.
Sylvain Grisot > Vous arrivez donc à structurer des opérations permettant de sortir des prix très réduits pour les occupants. Mais quel est le montage économique qui permet cela ?
Paul Citron > Notre principe est de faire payer aux occupants uniquement le prix des charges ainsi qu'une provision en cas d'imprévus (départ anticipé d'un occupant, réparations à effectuer...) Nous sommes rémunérés par les propriétaires, ou par les autres activités de Plateau Urbain comme de l'immobilier événementiel, du conseil ou de la transaction. Le fonctionnement coopératif permet d'équilibrer notre fonctionnement entre ces différentes activités.
Le propriétaire économise ses coûts de portage, c'est-à-dire la sécurisation, les taxes, etc. Il va financer le montage de l'opération, mais ensuite, il n'a plus à sécuriser son bâtiment et réalise des économies.
Cela lui permet également de réfléchir à la programmation future de son bâtiment, de la tester, et de le mettre en valeur. Même s’il n'y a pas de valorisation économique directe, il y a une valorisation symbolique urbaine : le bâtiment est ouvert vers le quartier. Nos gestionnaires de site sont là pour assumer l'animation interne, mais aussi l'animation externe et les liens avec le quartier.
Sylvain Grisot > Qui sont en général les propriétaires concernés ?
Paul Citron > Les propriétaires peuvent être des promoteurs en attente du démarrage d'un projet. Ils nous confient le bâtiment, ce qui leur permet aussi d'améliorer leur relation avec la collectivité et de limiter leurs coûts. Cela peut être des propriétaires traditionnels qui ne trouvent plus preneur pour leur bien. Nous avons démontré qu'en occupant les trois premiers niveaux d'un bâtiment, cela permet une commercialisation du reste parce qu’on amène avec nous un écosystème dynamique qui attire d'autres acteurs plus matures. On participe à la création des écosystèmes, mais sans les organiser plus qu'il ne faut, parce qu'on n'est pas un incubateur de start-up, ni une pépinière d'entreprises, ou une maison des associations.
Sylvain Grisot > Ce qui est visible, c'est la fonction de plateforme de mise en relation et la capacité d'agréger des demandes pour occuper un espace vide. Vous avez aussi une capacité d'analyse et de transformation des lieux. Et puis enfin la capacité de gérer ces espaces. Ce sont des compétences très particulières ?
Paul Citron > J’ai géré des bâtiments souvent obsolètes, enfin pas toujours en bon état, en les mettant aux normes et en ayant en plus une multiplicité d'acteurs à l'intérieur. C'est complexe pour des acteurs classiques, et il n'y a pas beaucoup d'argent à gagner. En développant des méthodes et des modes de financement particuliers, on parvient à résoudre au moins partiellement cette équation. On trouve des solutions à des bâtiments réputés inutilisables et l'utilisation de ces bâtiments devient porteuse d'externalité positive.
Sylvain Grisot > Mais comment est-ce qu'on sort du temporaire ? Comment assurez-vous les propriétaires qu'ils pourront reprendre possession de leur bien à l'issue de l'occupation transitoire que vous avez organisée ?
Paul Citron > C'est un problème qu'on arrive assez bien à gérer. Tout simplement parce que s'il y a de la transparence dès le début sur le temps d'occupation, et un accompagnement de notre part sur comment réintégrer le marché classique, alors il n’y a pas plus de gens qui vont vouloir squatter que dans le marché classique. Cette temporalité réputée courte est en fait fluctuante selon la taille des structures et leur degré de maturité : un an pour une start-up, c'est une éternité. On commence aussi à voir des occupants qui vont d'occupation temporaire en occupation temporaire, parfois d'ailleurs qui se regroupent. Cela créé donc un écosystème qui se pérennise.
Sylvain Grisot > Vous avez stabilisé une façon de faire ou chaque cas est encore une nouvelle aventure ?
Paul Citron > J'ai envie de dire les deux. Il y a des cas que l’on connaît, typiquement occuper un immeuble de bureaux avec des plans assez rationnels, on sait très bien faire s'il n'est pas en trop mauvais état et si c'est pour une durée supérieure à un an.
L'idée est de pousser la réflexion plus loin et de ne pas se contenter de faire uniquement ce que l’on sait faire mais d'inventer des modèles de gestion sur d'autres types de biens pour lesquels il y aura plus d'investissements et pour lesquels le temporaire devra être un peu plus long. On s'éloigne d'une définition strictement temporelle de l'histoire. Je pense qu’on ne peut pas résumer le temporaire entre un et trois ans. Le temporaire, cela peut durer 10, 40 ans. Ce qui compte, c'est plutôt le modèle économique: est-ce que l'immeuble existe uniquement pour rapporter de l'argent à son propriétaire ou pour générer aussi des externalités sur le tissu urbain? On glisse de l'urbanisme temporaire à de l'urbanisme solidaire, c'est-à-dire un urbanisme qui tend à se déconnecter, plus ou moins partiellement des logiques de spéculation et qui tend à en intégrer d'autres : sociales, culturelles, urbaines.
Le temporaire peut aussi impacter la programmation future et donc se pérenniser, comme au Grand Voisin. La programmation de la ZAC a évolué à la lueur de l'occupation temporaire : on a démontré lors de l'occupation temporaire qu'il y avait un besoin pour des activités orientées vers l'économie sociale et solidaire, et qu'il était intelligent de les regrouper.
Sylvain Grisot > Est-ce que vous avez identifié les territoires sur lesquels votre modèle est plus pertinent ? Hors des territoires métropolitains, avec des marchés parfois très détendus, il n'y a parfois aucune voie de sortie évidente pour un bâtiment vide.
Paul Citron > C’est là où on atteint les limites de ce modèle, il faut qu'il y ait des porteurs de projets ! Cela génère des écosystèmes, mais on n'est pas capable d'inventer des porteurs de projets dans des marchés super détendus. Cela ne fonctionne pas à tous les coups. Sur la fameuse question "est-ce que ce type d'usage peut générer un marché ou valoriser ensuite des biens", très présente à Paris ou à Marseille, je reste très sceptique.
Sylvain Grisot > J'ai l'impression qu'un des freins au réemploi c'est la peur de la complexité, au-delà de la question de l'équilibre économique du projet qui est mis en avant.
Paul Citron > Bien sûr, c'est certain. A priori utiliser les bâtiments qui ne servent à rien et leur donner une utilité sociale, tout le monde est convaincu. On travaille avec des sociétés cotées en bourse, etc., qui sont dans une logique de profit assumé et pourtant les dirigeants sont très contents que leurs immeubles puissent être utiles, même s'ils ne sont pas rentables. Mais si tu n’as pas des acteurs qui peuvent répondre à ces enjeux de manière sérieuse, organisée, rassurante et prudente juridiquement, la bonne idée sur le papier devient irréalisable. C'est donc tout simplement ce qu'on propose. On espère aussi provoquer le développement de ces pratiques, pour que d'autres opérateurs s'y mettent.
Sylvain Grisot > Quelles sont vos envies pour dans 5 ans ?
Paul Citron > On a 5 ans et jamais on n'aurait pu croire qu'on serait 30 en si peu de temps, alors dans 5 ans je n'en sais rien ! Aujourd'hui nos enjeux sont ceux de la duplication : comment aller dans d'autres territoires, de quelle manière développer ces pratiques...
Cela peut être en développant différents outils numériques et modèles dans des territoires détendus. C'est ce que j'appelle 20 000 tiers-lieux avec les Maires. L’idée est de transformer les anciens bâtiments publics de ces territoires pour en faire des communs urbains, qui puissent être des lieux de rencontre, des lieux d'appropriation comme l'était le café, le bureau de poste, l'école, etc.
C'est aussi développer du lobbying pour mettre en valeur des montages immobiliers un peu différents, avec des activités de conseils qui pourraient sortir des frontières françaises : l'an dernier on était en Italie, en Slovénie, en Grèce et à Taïwan.
C'est donc continuer à creuser, pas seulement sur le temporaire, mais sur les modèles immobiliers alternatifs, continuer à développer des lieux et à faire la preuve du concept dans différents contextes. Et puis tout simplement donner des outils aux autres pour qu'ils se les approprient.
Sylvain Grisot / Avril 2019