Rendez-vous céleste

Rendez-vous céleste

Certains inventent le présent à coup de fake news, d’autres rêvent de leur petit effondrement perso, nous on aime imaginer collectivement des futurs qui donnent envie d’agir. Nous avons donc lancé un appel à des récits positifs de l'après-pandémie fin 2020. Voici un des cinq textes lauréats.


Dong… Dong… Dong...

“Le couvre-feu est sonné, tous dehors !”

Comme à son habitude, le gamin d’à côté se fascine pour la coupure énergétique hebdomadaire. J’entends son cri de joie à travers la cloison, c’est son heure de cache-cache bougie. Je partage son enthousiasme pour ce black-out parisien. Pour moi, c’est le moment de connexion au réseau des 111 farouches, les nouveaux barbares, entrepreneurs utopico-pragmatiques, réinventeurs de futurs sereins. Fréquenter des personnes vivantes autour d’un feu de camp est un bol d’air pur, un regain d’énergie, de la liberté en barre, l’occasion d’être pleinement soi, au service de quelque chose de plus grand.

Ne pas traîner, je suis la mémoire du groupe ce soir. Une fois le courant revenu, je suis chargée d’alimenter la galaxie, notre réseau social qui référence les rêves et projets de chacun, matérialisant les liens qui nous unissent. En cette fin de mois d’août, la température ne nous épargne pas, nous serons bien sur les toits, à la fraîche, nous laissant caresser par la brise. Le ciel est dégagé, j'espère apercevoir des étoiles filantes.

Fairphone en main, short en jean recyclé, baskets végétales colorées, crop top en chanvre, et un bob fleuri sur la caboche, parce que c’est cool, me voilà parée. Non pas que l’apparence soit importante, j’entretiens un rapport créatif aux vêtements qui expriment mon humeur. Je dévale les escaliers de notre immeuble colocatif, saluant un réfugié syrien au passage alors qu’il étend son linge à la fenêtre. C’est notre responsable compost. Avec lui, pas un déchet organique n’échappe à la valorisation.

La station “Porte de Bagnolet” de la ligne 3 n’est pas loin. Je caracole sur les pavés, toute jouasse.

Je pénètre dans la néo-piste cyclable, en mode underground. J’adore rouler sur ces autoroutes souterraines végétalisées, surtout à cette heure-ci où elles ne sont pas bondées. Les portes s’ouvrent à la combinaison de mon poids et de la reconnaissance magnétique du téléphone. Je suis émerveillée par la simplicité du mécanisme low-tech, qui dispose d’une alimentation autonome comme l’ensemble de la ligne.

Torche allumée, je cherche le dépôt de cycles. Il y a de tout, j’ai l'embarras du choix. Je saisis un VTC rouge vif, plutôt funky, aux pneus fins, j’apprécie la sensation de légèreté. C’est parti pour dix stations de pédalage souterrain.

À peine dix mètres parcourus dans le noir que les LED au plafond illuminent le couloir, le mécanisme de récupération des vibrations au sol agit comme une dynamo au frottement des roues. Étant seule, l’intensité lumineuse est faible, suffisante pour m’orienter heureusement. Les murs sont recouverts de toutes sortes de mousses qui vivent du peu de rayons de lumière et de l’humidité du sous-sol. Le tout est entretenu pour le style.

Je pédale pendant quelques minutes avant de croiser un couple sur un tandem, le bébé sur le porte- bagage est trop choupinou, ça me rappelle que mon horloge biologique tourne. L’enfant viendra s’il doit venir, je fais confiance à la vie, comme je l’ai toujours fait. Je souris chaleureusement.

D’une allure modérée pour ne pas être en nage, j’avale les kilomètres qui me séparent de la place de la Bourse. Les feux de camp célestes sont itinérants. Ce soir, le thème a un lien avec la finance, c’est parfois touchy quand on parle de sous. Enfin, les farouches font preuve de suffisamment de sécurité psychologique pour que ça se passe bien, les conflits sont toujours bien gérés. Hashtag CNV.

Prenant soin des communs, je dépose délicatement le cycle dans la station, avant de remonter sur la place. Quelques jeunes traînent sur les marches du palais Brongniart, ce think tank citoyen a la cote, ses recommandations politiques sont influentes. Il faut vraiment que j’y mette les pieds un de ces quatre. Tellement de sujets me passionnent... je focalise mon énergie pour ne pas me disperser.

Tout excitée, je pénètre dans l’ancien temple de la finance, l’AMF, ancienne autorité des marchés financiers, renommée l’Amicale des Monnaies Fructueuses. Une belle farce. Ce bâtiment haussmannien qui fait l’angle a gardé de sa superbe. Aujourd’hui, il est occupé par une coopérative financière à but non lucratif qui gère la monnaie locale de la ville, le panam paper, abrégé le panap, pied de nez aux anciennes pratiques d’évasion fiscale. Motivée, je prends les escaliers, de toute façon les ascenseurs sont coupés ce soir. Louée soit la torche.

Sortie de la cage d'escaliers, j’aperçois sur la droite un espace de détente autour d’un bar de fortune, très cosy, peinard entre deux sessions de travail. Le huitième étage offre une superbe vue sur les toits de Paris, on y voit le Sacré-Cœur, toujours majestueux sur la butte Montmartre, centre culturel mêlant tradition et modernité organique. À travers les vitres, je distingue le bâtiment de l’AFP, l’Association des Franches Plumes, collectif de journalistes indépendants, engagé pour une information intègre et sourcée.

La terrasse se trouve sur la gauche au bout d’un long couloir, parsemé d’espaces de repos et de méditation, même d’une salle à langer. Encore des bébés... La coursive termine sur une salle d’idéation, véritable temple pour la créativité, plein d’ardoises, un tableau numérique est aussi relié à des panneaux solaires extérieurs. J’aperçois mes amis à travers la porte-fenêtre qui coulisse à l’aide d’un délicat geste de main. La toile céleste qui s’offre à moi est époustouflante, tant d’étoiles pour nous bercer ce soir.

- Voilà Agathe, la fête peut commencer ! s’écrie mon pote Diego.

Comme toujours, les embrassades sont chaleureuses, mix de bisouille à la française et de hug à l'anglo-saxonne. Nous sommes onze farouches, je suis prête à enregistrer, la cérémonie peut débuter par le rituel de gratitude. Diego commence avec une attention pour ma personne, je rougis légèrement.

- Ma petite Agathe, je suis chanceux de te connaître. Tu es une perle de douceur, et en même temps, ton investissement sur la mixité sociale me laisse plein d’admiration. L’autre jour, j’ai eu une conversation avec un irakien qui m’a parlé du langage de quartier que vous avez créé, un truc de ouf !

Beau projet effectivement, une sorte d’esperanto v2, made in Panam, je suis fière de la tournure que ça prend. Sans eux, je ne serais pas allée bien loin, c’est ça la puissance du groupe. Le cercle de gratitude se poursuit. Pour ma part, je remercie simplement une jeune fille d’être qui elle est, une personne vivante, vibrante. Camille est un catalyseur pour le groupe, sans elle, la moitié des initiatives n’auraient pas vu le jour.

Quentin a déjà sorti l’apéro, il fait tourner les bières, production d’une micro-brasserie locale. Le ferment de mie de pain donne une saveur curieuse au breuvage. Eux adorent, perso je trouve ça un peu space, il en faut pour tous les goûts...

La petite estrade en bois est montée, j’attends le pitch du soir avec impatience. Comme à chaque fois, les planchettes finiront en flammes, en synchro avec les autres feux célestes. Juste le nombre de planches qu’il faut, il ne s’agirait pas de cramer trop de carbone. Un Responsable Pousse plante quelques arbres le lendemain en guise de compensation.

Ce networking est un régal, ça tourne, j’ai rencontré tellement de monde. Je ne compte même plus la taille de ce réseau décentralisé qui influence la Fair Tech de Paris. On parle de tech humaine, notre plus beau bijou.

Un couple s’occupe du pitch ce soir, je suis tout ouïe. Le temps qu’ils se préparent, je perds mon regard dans l’immensité du cosmos. Fait rarissime dans notre métropole, la voie lactée s’offre en spectacle, quelques étoiles filantes arrosent même le décor, un délice. Un raclement de gorge me sort des rêveries. Vite, j’active l’enregistrement, c’est la femme qui démarre.

- Les amis, grande nouvelle.

- Débouchez-vous bien les oreilles, enchaîne l’homme.

- Nous allons parler de permaculture humaine, ou comment créer des symbioses collaboratives.

- Toujours plus d’entraide, les farouches essaiment fort, un indice : y a de la politique.

Suspens, ils font semblant de ne plus savoir quoi dire. Quelqu’un dans l’assemblée craque.

- Allez, dites-nous, on monte un nouveau think tank citoyen ?

Diego se marre, il a l'habitude des pitchs théâtralisés. Je prends du plaisir aussi, imaginant déjà le billet que je vais rédiger et les nouvelles connexions que je vais créer dans la galaxie.

-Mieux que ça, reprend la femme. Un eco-work-incuba-lobby, au sein même du pouvoir local. - La mairie de Paris ouvre ses portes.

“Ohhhh”... l’audience joue le jeu, témoignage de l’atmosphère joviale. - Vous vous demandez peut-être pourquoi nous sommes à l’AMF ?

Le discours dure dix bonnes minutes avant de laisser place aux échanges. De nombreuses questions viennent clarifier le projet, ses intentions, les moyens à disposition.

Du génie. Qui aurait pensé que l’hôtel de ville céderait une aile du palais pour un espace de coworking, incubateur de nouvelle génération et lobby citoyen, le tout en autogestion ? La politique locale va concrétiser une démarche de longue date, en fusionnant avec ceux qui agissent au quotidien. Qui plus est, toutes les transactions marchandes s'effectueront en panap. Il y aura même un cercle chargé de coopération internationale, d’autres villes européennes tentent l’expérience. Un groupe de pairs ne sera pas de trop pour aller de l’avant.

C’est beau, j’en ai la larme à l’œil, j’ai le droit à quelques hugs.

Mon téléphone sonne, 22 heures, deux fois 11 farouches, l’heure du lien a sonné, il est temps d’allumer la torche.

Sous ce magnifique ciel étoilé, je fixe l’étoile polaire. Certains dansent déjà, je sens les vibrations du sol. Le bois qui crépite ajoute au côté festif, j’imagine la fête des autres copains farouches autour des dizaines de feux célestes, dont nous apercevons l’éclat et la fumée sur les toits au loin. C’est notre connexion live à nous, ce temps hors des réseaux numériques est précieux, unissant nos cœurs et nos tripes à un même élan. Un élan de création et d’humanité.

Adrien Tardif · avril 2021


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