Réparer la ville ?

Entretien avec Christine Leconte, architecte-urbaniste, présidente de l'ordre des architectes d'Ile de France. On y évoque les grandes transitions de la fabrique urbaine et les questions qu'elles posent à une profession qui s'engage dans une transformation en profondeur.

Réparer la ville ?

Sylvain Grisot > Bonjour Christine, tu es architecte, présidente de l'ordre des architectes d'Ile-de-France et aussi enseignante. Mais pourrais-tu compléter cette brève présentation ?

Christine Leconte > Cela fait 15 ans que je suis architecte-urbaniste. J'ai commencé en travaillant sur la gestion de l’eau dans le sol. Cela peut paraître loin du métier d’architecte, mais pour moi, c’est finalement assez proche car il s’agit de la relation entre un territoire et les hommes. J’ai toujours travaillé sur cette articulation entre bâtis et territoires. J’ai aussi eu une activité dans un CAUE, j’ai conseillé beaucoup d’élus. Aujourd’hui, j’enseigne dans une école sur les thématiques de la transmission et de la vision de l’architecture au XXIe siècle. Enfin, je suis aussi architecte-conseil de l’État en Normandie, ce qui me permet de conseiller les élus. C’est une chose extrêmement importante pour les architectes d’être à proximité de ceux qui définissent l’intérêt public.

Cela va être le sujet de nos échanges : comment parler aux citoyens, aux élus et aussi aux professionnels qui sont souvent pris dans des contradictions. Tu as parlé du XXIe siècle, on est déjà en 2020… Mais peut-être que le XXesiècle ne s'achève qu'aujourd'hui, avec cette année pleine de boulversements. Sur nos sujets de fabrique de la ville, d’urbanisme et d’architecture, que dois-t-on laisser derrière nous pour que ce XXe siècle s'achève enfin ?

Il y a beaucoup de choses, et en même temps, c’est très simple. Déjà, il faut retrouver du bon sens dans ce que l’on fait et arrêter de gaspiller. Si déjà on arrivait à faire ces deux choses-là, ce serait beaucoup.

On met beaucoup de significations derrière le mot « gaspiller ». C’est à la fois gaspiller du terrain, car à chaque fois que l’on a besoin de quelque chose, on le construit sur un terrain vierge. Il faut se dire que la terre a une vocation, elle est riche, elle est fertile, on ne peut plus la gaspiller comme ça, on doit la considérer. Ce mot « considérer » est très important pour moi. Il y a aussi, évidemment, le gaspillage de matériaux. Le pétrole, tout le monde le sait, mais aussi le sable. Le nombre de tonnes de sable qu’il faut pour construire une maison ou un hôpital… 3 000 tonnes pour un hôpital. On n’a plus ce sable. Prenons l’exemple de Dubaï : ce n’est pas le sable de son désert qui construit sa ville, car il est trop arrondi. Dubaï importe son sable ! On est en train de toucher à ce qui fait le fondement de notre existence : la biodiversité, les ressources, les fonds marins… Il faut que l'on arrive à laisser derrière nous cette façon d’utiliser les ressources, que l’on utilise des matières qui sont renouvelables, qui sont dégradables, qui vivent avec nous.

Enfin, il faut retrouver du bon sens. Nos grands-parents ne chauffaient pas leur salon à 21°, alors qu’aujourd’hui, c’est le standard. Il faut que l'on réapprenne à vivre dans une forme de sobriété et à mettre un pull. Ces gestes quotidiens doivent retrouver un peu de bon sens pour gaspiller moins.

Est-ce que cet enjeu de sobriété c’est aussi se poser la question du besoin ? Du besoin en surface mais aussi de bâtir ?

Bien sûr. On a ponctué l’aménagement du territoire de grandes politiques de logement depuis les années 40. Je vais reprendre quelques exemples, mais les Chalandonnettes, les grands ensembles, à chaque fois ce sont des politiques qui ont transformé nos territoires.

Dans les années 70, l’idée d’être tous propriétaire de notre logement, et plutôt d’un pavillon, a figé ce que pouvait être le besoin des Français en termes d’habitat. Au lieu de se dire qu’il y avait peut-être d’autres manières de répondre aux besoins et de les transposer spatialement. Si le pavillon peut répondre à des aspirations économiques et d’usage, c’est un agglomérat qui ne fonctionne plus. Et même pour ceux pour qui cela a fonctionné un jour, cela ne fonctionne plus maintenant. L’exemple typique a été la hausse du prix du carburant avec des personnes qui ne pouvaient alors plus se déplacer. On va être dans l’obligation de gérer cet équilibre entre le foncier qui doit être plus resserré et l’accès aux services publics. C’est-à-dire que dans une zone pavillonnaire, on peut avoir besoin de cinq à sept fois plus d’argent pour amener les mêmes services que dans une zone dense. La puissance publique ne peut pas se permettre de dépenser sept fois plus d’argent pour une partie de la population qui aurait choisi de vivre comme ça.

La question de la sobriété en sol est clairement associé à la sur-mobilité automobile, alors que l'on arrive aujourd’hui au bout d’un système qui a été bâti depuis les années 70. Tu parlais aussi de transformer la façon de faire la ville ?

Il y a aussi tous les modes de faire la ville, on va être obligés de les changer aussi. Tout ce qui nous arrive dans la figure aujourd’hui, la crise écologique, la crise sanitaire, et tout ce qui en découle, montre qu’il faut que l'on abandonne ce système perverti. Par exemple, la ville est extrêmement privatisée aujourd’hui, le logement est quasiment considéré comme un produit économique, c’est dingue ! On parle d’un produit Pinel, alors que l'on est en train de parler d’un logement où des gens vont vivre.

Les choix que l’on fait économiquement sur du court terme nous impactent aussi sur du long terme et coûtent finalement plus cher. C’est ce que nous n’avons pas réussi à faire au XXe siècle : on a répondu au plus vite et au moins cher à chaque fois. Besoin de logements, vite, mieux, moins cher.

Ce qui amène à des arbitrages courts termes et à des formes d’obsolescence programmée du bâti. Quitte à se fragiliser par la dépendance à l’automobile ou des choix constructifs non pérennes qui imposent des déconstructions sur des bâtiments qui n’ont même pas 20 ans. Ça, c’est ce que l'on doit laisser.

Dans ce XXIe siècle qui commence avec un peu de retard, tu dis que l'on doit réparer la ville, avec un petit opus qui marque une réorientation dans la pratique des architectes. C’est quoi « réparer la ville » ?

C’est plein de choses. La première, c’est que si l'on considère qu’on essaie de ne plus sortir de l’enveloppe urbaine, si l'on considère qu’on doit préserver les terres agricoles, la nature, considérer une relation aux différents milieux, alors on se retrouve dans une enveloppe existante avec du bâti déjà là et des ressources qui ont une histoire sociale et économique. Parfois on aime ce bâti, parfois on ne l’aime pas, mais il est là. Dans cette enveloppe dont on ne peut plus sortir pour construire, on va se retrouver avec la question des déchets du bâtiment. Aujourd’hui, en Ile-de-France, 75% des déchets viennent du bâtiment et des infrastructures. Ce qui veut dire que si l'on réglait le problème des déchets dans le bâtiment, on réglerait le problème des déchets tout court. La question est donc : comment fait-on pour trouver une satisfaction collective à l’acte de réparer plutôt qu’à l’acte de démolir et de reconstruire dessus, ou même à l’acte de laisser tomber et d’aller voir ailleurs ? Comment développer cette forme de fierté de réussir à faire passer d’un état A à un état B quelque chose qui a finalement plus d’histoire que nous et participer à le faire évoluer, le faire s’adapter sans le figer, et lui permettre de vivre ?

En fait, c’est nous qui nous adaptons plutôt que le bâtiment qui s’adapte à nous. Mais c’est une réparation joyeuse. La réparation ce n’est pas « je l’ai réparé, ouf, ça marche encore ! ». C’est se dire qu’en réparant, on redonne corps à quelque chose. Par exemple, dans les villes moyennes, je considère que l’acte de réparation est fort parce que c’est réveiller les belles endormies qui ont tout un potentiel qu’il va falloir retravailler. Pour les architectes, mais aussi pour les acteurs de la ville en général, il y a un formidable changement de paradigme à faire pour considérer que tout ce qui est déjà là est ressource et est histoire, et que l'on va pouvoir en faire quelque chose.

Réparer, pas simplement pour épargner la matière et éviter les déchets, mais aussi pour s’inspirer de ce qui est déjà là et faire projet avec. J’ai échangé avec une paysagiste, Sylvanie Grée, il y a peu. Elle parlait du sol comme héritage et de faire cet effort de ne pas mettre les plantations que l’on veut et de ramener du sol, mais choisir celles qu’il faut pour ces sols dont on hérite. C’est un changement complet de mode de raisonnement. Dans l’exercice architectural, cela questionne comment on pense avant de construire.

Oui, on hérite d’objets comme on hérite de lieux, on hérite de leurs histoires. Avant de penser à mettre un programme dans un lieu, on va devoir regarder le lieu et fabriquer ce que l'on va pouvoir selon les impulsions qui sont déjà là. C’est pour ça que le mot « réparer » a son intérêt, il y a une valeur à la matière grise de tous ceux qui vont travailler en amont. On va peut-être passer plus de temps à participer, observer, diagnostiquer, réfléchir ensemble, pour ensuite peut-être moins intervenir sur le bâti. Cela questionne beaucoup de choses, même la manière dont on se fait rémunérer. Aujourd’hui, les architectes sont rémunérés au pourcentage du montant des travaux. Alors que, parfois, c’est en enlevant le moins et en rajoutant le moins que l'on fait des projets qui fonctionnent mieux.

Il y a un vrai changement à effectuer sur la façon de faire aussi, car les qualités principales d’un architecte aujourd’hui doivent être l’écoute et l’humilité. Pour faire un bon projet, il faut savoir se mettre autour de la table avec tout le monde et considérer ce qui est déjà. La vision du métier d’architecte version XXIe siècle, c’est de se mettre autour de la table et d’apporter quelque chose avec la discipline que l'on a apprise.

Tu insistes beaucoup sur la compréhension du contexte, le travail en amont… Investir plus en matière grise qu’en béton : peux-tu revenir sur cette nécessité de penser en amont ?

Oui, c’est ce qui nous manque dans la fabrique de la ville. Aujourd’hui, dans la profession d’architecte, on va te présenter au promoteur X ou Y et te demander une étude capacitaire pour telle parcelle et on doit essayer de la bourrer de logements pour répondre à la volonté du promoteur. On doit tous, parmi les acteurs, faire ce quart de tour un peu obligatoire pour fabriquer cette nouvelle ville. Cela amène des questions prégnantes : où se positionnent l’architecte et le programmiste ? Les rôles sont mixés. À l’école d’architecture, on travaille souvent notre programmation, ce qui n’est plus le cas dans la vie professionnelle. Or, je pense qu’aujourd’hui, le rôle de penser l’espace passe par la manière dont on va penser les espaces existants et imaginer comment ils vont vivre. C’est là qu’il y a un formidable élan créatif et que cela demande de se parler beaucoup plus : comment est-ce que l'on va faire évoluer les choses, à quels moments vont intervenir les acteurs ? Par exemple, pour des grands processus comme Action Cœur de Ville, l’architecte arrive trop tard car lorsqu'il arrive, il y a déjà une opération avec de l’argent en jeu. Il pourrait pourtant participer à la définition du projet collectif. Il y a un vrai besoin de repositionnement des acteurs.

Besoin de repositionnement qui est lié à ces nouveaux enjeux de frugalité, mais aussi à l’exercice particulier qu'est le travail sur l’existant. L’architecte doit être à la fois programmiste et ingénieur à certains moments, et faire parler tous ces acteurs. Tu as aussi évoqué la nécessité d’avoir de l’humilité pour faire projet avec ce qui est déjà là…

Oui, l’architecte est un peu le chef d’orchestre des contraintes. On oublie souvent dans la réhabilitation que l'on fait mieux après avoir bien analysé le bâti.

L’humilité va avec le mot « considérer » dont je parlais tout à l’heure. Tu es architecte et tu arrives dans un village, on te demande des conseils sur tel ou tel projet. Si tu n’as pas conscience de l’histoire du village, des fêtes qui y ont lieu, c’est-à-dire comment sont et vivent les gens, cela ne peut pas fonctionner. C’est ça qui m’importe et c’est ça qui doit beaucoup évoluer dans notre profession : l’architecte doit prendre en compte tout le contexte, tout le tissu et tout l’environnement. Aujourd’hui, cette déconnexion n’est pas forcément de la faute de l’architecte, mais plutôt de l’empilement de tous les acteurs. C’est comme la filière du lait : entre l’agriculteur et la personne qui va boire son lait, il y a tellement de monde que l’enfant qui boit son lait le matin ne peut pas dire à l’agriculteur que son lait est bon.

Oui, on a industrialisé de façon extrêmement efficace la fabrique de la ville, ce qui limite les interactions entre les postes de travail. Alors que, faire la ville sur la ville, cela nécessite d'être plus nombreux à travailler au même moment. Mais les langages et les pratiques professionnelles sont obsolètes, elles sont prévues pour faire du neuf en étalement. Alors que « réparer » demande de nouvelles compétences et de nouveaux comportements, dans une logique de bricolage, d’improvisation…

Bien sûr. Aujourd’hui, les normes sont faites pour le neuf, alors que c’est 1 % de la production de la ville. On ne peut absolument pas continuer à travailler avec les mêmes normes dans le neuf ou dans la réhabilitation.

Par exemple, tu travailles dans un bâtiment qui a de magnifiques portes anciennes, tu décides de les déposer pour les mettre dans un hôtel ou un immeuble de logements. Et là, ton bureau de contrôle va te dire non : changement de destination, assurance, etc., donc pas possible. Alors que toute l’âme du bâtiment, on aurait pu la retrouver dans un objet, dans ce matériau qui raconte une histoire… Je pense que c’est très important de favoriser la poursuite de l’histoire. Et cela se fait en participant à cette recréation. Aujourd’hui, il y a énormément d’architectes, surtout des jeunes, qui ont compris que l’on pouvait faire notre métier en partant de l’existant. Même si cela demande beaucoup d’investissement. Investissement en amont, parce que cela demande beaucoup de travail de réfléchir, alors que ce n’est pas encore valorisé financièrement, mais aussi du temps pour argumenter auprès des maîtres d’ouvrages, des bureaux de contrôle, qui n’ont pas encore cette culture. Fabriquer une culture commune de la réparation serait vraiment nécessaire dans les formations continues des professionnels, mais aussi dans leurs formations initiales.

On n’est pas organisés par défaut pour improviser et s’adapter au réel collectivement. Alors que l’essentiel de la ville de 2050 est déjà là, il faut commencer maintenant à changer de braquet et s’intéresser à l'existant, qu’on la regarde avec un peu plus de bienveillance et d’intérêt. Quel est le quotidien de l’architecture sur ces questions et est-ce qu’elle prend le bon cap ?

La question est difficile car je pense qu’il y a une grande compréhension que l’avenir est là. Cependant, le quotidien des architectes n’est pas encore celui-là. Il y a tous ces pionniers qui défrichent la norme, qui questionnent les règles. Mais à côté de ça, on a toute la production standard qui dépend du modèle économique, les gens essaient de manger tout simplement. En revanche, je vois chez les jeunes qu’une grande partie d'entre eux a une volonté d’engagement collectif. Cette question d’intérêt public qui fonde l’architecture depuis la loi de 1977, elle n’est pas morte du tout. Si on lit l’article 1 de cette loi, l’acte de construire ne doit pas participer à rendre notre environnement moche, mais participer à un acte culturel. Cette loi a beaucoup de valeur aujourd’hui. Je suis présidente de l’ordre des architectes d’Ile-de-France, alors je me permets de dire que ce n’est pas un code de déontologie qui régit l’architecture, mais des valeurs et des engagements que l'on a auprès de la société et de notre planète. Je pense que la nouvelle génération est dans cette optique.

Il y a aujourd’hui une responsabilité, à mon sens, des architectes : il faut bien quelqu’un au cœur du système qui amène l’écoute, qui fait parler autour de quelque chose et qui parvient à assembler différents corps de métiers et différents points de vue pour faire un projet, pour faire un récit.

Oui, on a fait un colloque qui s’appelait « Architecte, un métier en évolution, en révolution » parce qu’il y a cette forme de médiation dans le métier aujourd’hui. Mais je pense que cela va encore plus globalement avec ces notions de valeur et d’engagement qui structurent le métier. On a une responsabilité à chaque fois que l'on signe un permis de construire de toute façon… Et ce d’autant plus quand c’est un permis de construire d’un centre commercial dans la pampa.

C’est un point très intéressant. J’ai participé à un jury pour le prix de l’architecture résiliente organisée par la Maison de l’architecture des Pays de la Loire. Il y avait des partis pris environnementaux très riches, avec la nécessité d’organiser des filières en amont et des engagements très forts des architectes. Pour autant, certains projets étaient posés au mauvais endroit, et générateurs vraisemblablement d’étalement urbain… Est-ce que l'on doit juger uniquement le travail architectural ou questionner la cohérence globale du projet ? C’est un vrai sujet de débat.

Oui, être capable de dire « Ce sera sans moi ». Cependant, il faut voir l’état de la profession aujourd’hui. 25% de ses membres gagnent moins de 800 euros par mois. On peut demander la responsabilité à tout le monde, mais en ayant conscience de la paupérisation de la profession. Quand on fait de l’aménagement du territoire pour l’intérêt public, à combien est-ce que cela s’estime ? C’est extrêmement difficile comme choix.

Il y a aussi quelque chose que l'on ne perçoit pas bien, mais il y a des architectes qui ne se disent plus architectes. Ils font partie de collectifs qui ont émergé de la transition vers l’urbanisme transitoire et l’accompagnement de diagnostics en marche exploratoire, etc. Ils veulent faire leur métier d’architecte différemment, pour faire bouger les choses. Ils disparaissent de la profession en tant que telle car ils ne sont pas ou plus inscrits à l’ordre des architectes. Il faudrait aussi qu’il y ait une évolution de l’ordre pour savoir se reconnaître entre personnes qui portent les mêmes valeurs et les mêmes engagements.

Oui, l’inscription à l’ordre aujourd’hui ne fait pas rêver. Ce n’est peut-être plus ce que cela a été : un rituel de passage, l’accession à un groupe de pairs dans lequel on se reconnaît à travers ses valeurs et les contraintes associées. Dans certaines écoles d’architecture, on hésite même à construire. Le seul objet respectable devient le bois de palette sur l’espace public en tant qu’éphémère. C’est sans doute un objet très intéressant et légitime, mais on a besoin de beaucoup plus pour gérer les transitions. L’ordre devrait alors reconnaître ses pairs hors du champ institutionnel et s’ouvrir à d’autres professions et modes d’organisation ?

Oui. Je pense que les liens avec les paysagistes, les urbanistes ou les architectes des bâtiments de France sont déjà beaucoup plus forts qu’il y a quelques années. On commence aussi à construire des liens avec les architectes-urbanistes de l’État qui ont un rôle important.

Ce sont ces notions de valeurs et d’engagement qui peuvent fédérer, ce n’est plus uniquement un code de déontologie qui ne fait rêver personne. Il faut trouver un curseur, un équilibre pour que chacun puisse s’y retrouver, mais c’est à cette profession d’avancer considérablement.

Tu parlais de l’acte de construire en lui-même qui était de plus en plus difficile… Je pense que l'on est à un moment de flottement, entre cette fin de XXe siècle et ce début de XXIe siècle… Avec des questionnements sur les nouveaux moyens que l'on va pouvoir apporter, pour les matériaux biosourcés, la réhabilitation, etc. Finalement, c’est un nouveau manifeste d’architecture qu’il faut écrire. On a besoin de réinventer toute une fabrication de la pratique architecturale à partir de ces pionniers qui investissent chacun un nouveau champ et qui formalisent une forme de diversité et de richesse de la pratique. Ce qui rejoint cet engagement collectif, l’intérêt public, la qualité de vie des gens et le respect de leurs milieux. Cela se formalise progressivement. Et cela passe forcément par un collectif qui pense ensemble et qui définit ses valeurs pour se reconnaître. Après, qui veut s’y reconnaître s’y reconnaît.

Est-ce que c’est aussi un changement à venir dans le périmètre de cette profession, qui serait plus perméable ?

Oui, sinon la profession va mourir. Aujourd’hui, on ne nous paie plus les études de faisabilité, alors sommes-nous seulement les signataires du permis de construire ? Ce n’est plus être architecte. Il faut donc de toute façon se réinventer. Et c’est ce que l'on fait depuis une dizaine d’années !

Sous la contrainte, par nécessité, on voit clairement que l'on doit abandonner le XXe siècle qui s’éteint. C’est sans doute trop tôt pour écrire définitivement vers quoi il faut aller. On reprendra du temps pour continuer cette conversation, reprendre une page blanche pour se dire où l'on va. Mais avant de clore cette discussion, as-tu des conseils de lecture à donner ?

L’excellent livre Réparer la ville et l’excellent Manifeste pour un urbanisme circulaire bien entendu ! Je pense aussi à des écrits sur le bio-régionalisme ou le régionalisme critique. Ces notions considèrent que l'on peut créer de la valeur et travailler avec les ressources de la proximité. Pour moi, il y a une forme de fabrication d’une architecture un peu symbiotique qui part de ce que l'on a et qui valorise l’existant. Enfin, les écrits sous forme de petites bandes dessinées de Yona Friedman qui donnent une vision humaniste et utopiste : si certains ont l’impression de réinventer plein de choses aujourd’hui, Yona Friedman y avait déjà pensé dès 1970.

Merci beaucoup Christine Leconte et à bientôt pour parler de XXIe siècle qui débute à peine.

Entretien recueillis par Sylvain Grisot · dixit.net · janvier 2021