Résilience des territoires

Échange avec Laurent Delcayrou, coauteur dans le Shift Project. Il est question ici de résilience territoriale, mais pas simplement pour encaisser les coups du climat, mais aussi pour engager une transition globale permettant de préserver qualité de vie et sécurité en des temps perturbés.

Résilience des territoires

Sylvain GRISOT > Laurent Delcayrou, bonjour. Tu pilotes le programme Stratégie de résilience des territoires au Shift Project, et tu cosignes avec Corentin Riet une série de publications récentes à l’attention de celles et de ceux qui pensent, organisent ou animent les territoires. Alors, on va parler de résilience, de climat, de crise et de vulnérabilité. De quels défis est-ce que vous aviez envie de parler au travers de ces différents documents ?

Laurent DELCAYROU > Merci de me donner l’occasion de présenter quelques éléments de ce travail. Peut-être un mot sur cette notion de résilience et de résilience appliquée aux territoires. Ceux qui connaissent le Shift Project savent que l’on s’intéresse beaucoup aux enjeux climat et énergie. Il y a une série d’enjeux de résilience qui sont liés aux conséquences très concrètes et très actuelles du dérèglement climatique sur les territoires. Je ne reviens pas sur l’urgence et l’importance de sortir des énergies fossiles et la totale dépendance de notre société et de nos territoires à ces mêmes énergies.

Mais le fait de sortir de ces énergies fossiles sera également source de bouleversements économiques, sociaux et politiques. Cela nécessite pour les territoires d’être résilients face à ces bouleversements et ces crises. L’année 2022 est assez emblématique pour cela : des crises climatiques et des crises énergétiques, qui vont se succéder et s’intensifier dans les années à venir.

Dans nos recherches, on a souhaité prendre en compte les enjeux liés à la transition en elle-même. Décarboner l’économie et la société, ce sont des centaines de milliers d’emplois qui vont disparaître et d’autres centaines de milliers qui vont devoir être créés. C’est prendre en compte les inégalités entre territoires et entre populations qui n’ont pas du tout la même exposition et la même vulnérabilité face à ces transformations. Nous nous sommes intéressés à la notion de « résilience » pour sa dimension transformative. On ne cherche pas simplement à restaurer les fonctions qui ont été dégradés par des crises, mais bien plutôt à se transformer.

Voilà l’objet de notre travail. On a souhaité être le plus compréhensible par les acteurs locaux et les décideurs. Le Shift a beaucoup travaillé au niveau des secteurs économiques à l’échelle nationale. On avait envie d’aller au plus près du terrain, là on cela se passe, pour convaincre les décideurs locaux qu’ils ont des leviers d’action et une grande partie de la solution dans leurs mains.

Oui, c’est un document pédagogique complet et très lisible. Il y a notamment des déclinaisons des enjeux par territoire : les villes, les métropoles, la montagne, le littoral, la campagne, l’outremer… Pourquoi avoir fait ces déclinaisons ? Est-ce à la fois une façon de mieux parler aux élus locaux, mais aussi de montrer l’étendue des enjeux qui concernent nos territoires ?

Oui, c’est un peu tout ça à la fois. Notre travail cherche à contribuer à un changement de trajectoire des politiques locales des territoires. Pour adresser ces sujets à ceux qui ont les moyens de faire bifurquer les politiques locales, les élus locaux, il faut d’abord et avant tout leur parler de leur territoire et de ses spécificités. Les enjeux de résilience ne sont pas les mêmes d’un territoire à l’autre. Les territoires sont d’abord les lieux de ces bouleversements présents et à venir.

Ce sont également l’espace de ressources spécifiques qu’il faudra savoir mobiliser pour imaginer des réponses adaptées.

Enfin, le territoire est l’espace de proximité avec les citoyens. C’est donc l’espace où l’on peut partager les enjeux de la résilience, de la transformation et de la transition écologique. C’est l’espace pertinent pour embarquer et inviter les citoyens à co-construire les nouveaux projets et les nouvelles stratégies de territoire.

Il nous a donc paru pertinent d’aller « chercher » les élus locaux, en essayant de parler de leur type de territoire. Ils peuvent se reconnaître dans l’un ou l’autre des chapitres ou des cahiers. On a aussi pris le parti de reprendre les termes de politique traditionnelle, de ne pas parler de transition ou de climat, mais de parler d’alimentation, d’agriculture, d’aménagement du territoire ou de développement économique. Parler de politiques locales familières aux élus pour qu’ils aient le sentiment de pouvoir agir. Nous avons aussi diversifié les formats de nos messages avec des textes, des dessins, des récits susceptibles d’interpeller les élus.

Il y a aussi des arguments qui peuvent permettre à des ambassadeurs de porter le message, que ce soient des professionnels, des fonctionnaires territoriaux ou des citoyens engagés. Ce sont des politiques publiques du quotidien, qui amènent du confort et de la sécurité aux citoyens aujourd’hui, et de la résilience demain. Comment faire ce lien pour les élus locaux entre le quotidien, le présent et ces enjeux et vulnérabilités au temps long ?

Une des vertus de la résilience territoriale est qu’elle ramène des enjeux abstraits, comme le changement climatique global, à des enjeux concrets de sécurité et de bien-être des habitants. L’année 2022 nous aura bien aidé à faire cette pédagogie. Aujourd’hui, les crises climatiques et énergétiques touchent très concrètement les gens. Les élus locaux sont en première ligne. Cela questionne chacune de leur politique et chaque fonction du territoire. La transformation à mener concerne absolument tous les pans de l’action territoriale, mais selon la sensibilité des élus, il peut y avoir plusieurs portes d’entrée. Certains choisiront d’aborder la question par la sécurité alimentaire car ils y sont très sensibles. Pour d’autres, ce sera la question de l’emploi et du développement économique. On a voulu illustrer que tous les domaines étaient concernés, tant côté vulnérabilités que transformations à opérer. Les ambassadeurs et ambassadrices peuvent choisir leur porte d’entrée et tirer le fil pour montrer que tous les volets du territoire sont concernés.

source : Shift Project

Votre travail est vraiment tourné vers l’action, vers cinq principes qui permettent de prioriser ce qu’il faut faire sur le territoire. Ce sont des propositions transversales qui concernent l’ensemble des territoires. Le premier principe est d’arrêter d’aggraver le problème. Il y a une nécessité à relire, revoir les projets qui ont pu être lancés. Peux-tu nous expliquer ce que c’est que d’éviter d’aggraver ?

On entend souvent que la transition énergétique et écologique des territoires doit passer par des investissements importants, qui ne seraient pas à la portée des collectivités locales. On pourrait simplement commencer par suspendre les projets dont on sait qu’ils vont dans la mauvaise direction. Ces projets du passé qui enferment le territoire dans une vision obsolète. On peut penser à des infrastructures de transport qui coûtent beaucoup d’argent et de ressources matérielles, enfermant le territoire dans un modèle inadapté au monde post-carbone : une nouvelle rocade autoroutière, l’agrandissement d’un aéroport…

Certains territoires renoncent à l’accueil d’une célèbre plateforme logistique, en dépit des emplois apportés à court terme. Ces emplois ont vocation à disparaître dans quelques années, ce qui mettrait le territoire dans l’embarras. Cela peut aussi concerné des projets très énergivores, comme des centres aquatiques. Il y a des collectivités qui renoncent à ce type de projet, car au-delà de la crise énergétique actuelles, elles ne savent pas ce qu’elles en feront d’ici 15 ans.

Cela demande du courage politique, mais c’est un bon principe d’action. Suspendre un projet peut aussi créer un choc sur le territoire, propice à une mobilisation et à mettre les gens autour de la table pour réfléchir à l’avenir du territoire que l’on appelle de nos vœux.

C’est donc à la fois arrêter pour éviter d’empirer, mais aussi abandonner pour libérer des ressources et avancer sur d’autres projets. Il s’agit aussi d’un choc culturel pour regarder le monde différemment et le questionner.

Le deuxième principe, qui ne me paraît pas si évident, est de commencer maintenant ce qui prend du temps. Dans l’accompagnement au changement, je cherche souvent les victoires faciles qui permettent de faire collectif autour d’une réussite. Vous proposez d’affronter les enjeux fondamentaux très tôt, du fait de l’inertie de nos systèmes.

Il y a en effet une question d’inertie : transformer des infrastructures urbaines, un système énergétique ou un parc automobile, ça prend des dizaines d’années. Et on ne les a pas ces dizaines d’années si on regarde les menaces qui pèsent sur notre approvisionnement en énergie fossile. On aura de vrais problèmes d’approvisionnement et de disponibilité des ressources bien avant 2050.

Il nous faut donc dès maintenant commencer à mettre en œuvre les alternatives qui prendront du temps à être mises en place et à être appropriées par les gens. Par exemple, il ne suffit pas de mettre en place des pistes cyclables sur le territoire pour que les gens s’en emparent et changent leurs usages. Il est donc important de démarrer tout de suite. On peut aussi penser au renouvellement forestier : reboiser la forêt française pour qu’elle s’adapte mieux au réchauffement climatique va prendre des dizaines d’années.

Va pour le deuxième principe. Le troisième est de maximiser l’efficacité et les co-bénéfices. Qu’est-ce que c’est ?

Dans un monde qui va être de plus en plus instable, avec des ressources matérielles et financières contraintes, il va falloir être sélectif et cesser de disperser les moyens. On va concentrer ses efforts et ses moyens sur des projets ayant un effet levier important, mais aussi en fonction des co-bénéfices sociaux, économiques et écologiques. L’exemple classique, c’est la rénovation énergétique des bâtiments qui coche à peu près toutes les cases : bon pour les habitants, bon pour l’économie locale, bon pour la planète.

Cela permet aussi de casser les silos, de mettre tout le monde autour de la table et d’interroger dans l’investissement qu’on s’apprête à faire quels sont les co-bénéfices potentiels. Cela doit être pris comme un critère de priorisation : plus on aura de co-bénéfices pour un investissement, plus cette action sera a priori pertinente.

C’est donner la priorité à des actions qui font système au niveau territorial, qui peuvent pousser la coopération entre les territoires et qui auront sans foute des effets boule de neige sur leurs voisins.

Votre quatrième principe est de privilégier les actions contribuant à des objectifs partagés. Comment arrive-t-on à diffuser ces bonnes pratiques ?

On a voulu dire plusieurs choses avec ce principe. Le premier élément important, c’est qu’on ne peut pas être résilient tout seul. Un territoire, quel qu’il soit, restera très dépendant de territoires voisins plus ou moins lointains. Seule la solidarité et la coopération entre des territoires interdépendants renforcera la résilience.

Le deuxième élément est qu’on peut avoir des objectifs au niveau local, mais compte tenu des interdépendances, cela n’a pas beaucoup de sens de se limiter à ça. Il est important que chaque territoire fournisse des efforts pour lui-même, mais aussi pour des objectifs qui le dépassent, pour des objectifs partagés. J’ai évoqué plusieurs fois l’objectif de neutralité carbone de la France pour 2050. Cet objectif ne sera pas atteint en demandant à chaque territoire d’être neutre en carbone. Cela n’a aucun sens de demander à une grande ville ou une métropole d’atteindre la neutralité carbone. Elle devra faire le maximum d’effort, mais ne pourra totalement y parvenir. Cela veut dire que des territoires ruraux ou forestiers devront être des puits de carbone pour que la France soit neutre au global. Un territoire forestier ne doit pas viser la neutralité carbone, mais chercher à être un meilleur puit de carbone pour tout le pays.

C’est un message qu’on adresse aux représentants de ces territoires, prenez conscience de l’importance stratégique de votre territoire face aux objectifs nationaux. Cela renvoie à la coopération qui existe entre villes, métropoles, territoires agricoles et forestiers pour contribuer cette neutralité au niveau national. Il s’agit de donner à ces derniers les moyens financiers et d’ingénierie qui leur manquent pour y arriver.

Le dernier principe n’est pas intuitif non plus : c’est le pari sur la planification et l’anticipation. Anticiper pour pouvoir prendre appui sur les crises, mais est-ce que ce n’est pas en apprenant à improviser qu’on peut se sortir des crises ?

Evidemment, il y a toujours une part d’improvisation importante. Mais les crises sont des moments d’accélération et peuvent être propices à des transformations qu’on n’imaginait pas. Mais pour que ces accélérations et transformations se fassent dans les meilleures conditions, il nous paraît important d’anticiper un peu les choses et de ne pas s’en remettre juste à l’improvisation. Sinon, on risque de ne pas valoriser la crise.

A-t-on vraiment valorisé la crise Covid ou est on reparti comme avant. Il y avait beaucoup d’espoirs de transformation. Un exemple que je cite souvent est la relocalisation des bâtiments, des logements et des équipements menacés de submersion sur les territoires littoraux. Ils sont en danger, pourtant c’est seulement au moment d’une crise majeure que les gens accepteront de déménager et que la collectivité donnera peut-être les moyens de cette relocalisation, encore faut-il que le plan de relocalisation soit un minimum anticipé avant la crise.

Tout n’est pas planifiable en amont. Mais on sait que des crises, submersion marine, tempêtes, vagues de chaleur, pénurie de neige, etc, se produiront de nouveau. Est-ce qu’on est capable d’avoir des projets ambitieux, qui ne peuvent peut-être pas encore être mis en œuvre localement, mais qui seront prêts quand la crise arrivera ?

Source : Shift Projet

Cela veut dire que si on veut éviter de reconstruire à l’identique et de se retrouver dans la même situation qu’avant, il faut s’être préparé collectivement, de façon que le choc puisse être un moment d’apprentissage et une opportunité d’action.

Dans votre étude, il y a des démonstrations très concrètes et rationnelles, mais aussi des récits, des imaginaires et des témoignages d’acteur. Il est beaucoup question des enjeux d’accompagnement au changement, de gouvernance, de savoir être en commun. Pourquoi est-ce si important pour vous ?

Parce que si la transformation est nécessaire, elle est sous contrainte physique. Réduire nos consommations énergétiques et matérielles. La sobriété est une question éminemment sociale et politique. Qui dépend de notre capacité à faire comprendre et partager les enjeux de résilience. C’est-à-dire comprendre à quel point il en va de notre sécurité et de notre bien-être. Pour y arriver, il ne suffit pas juste de faire appel à la rationalité, mais aussi à nos affects, par les récits.

Dans la palette des outils mis à disposition des acteurs du terrain, il y a aussi la dystopie, qui raconte, pour chaque territoire, tout ce qui peut très mal se passer à l’horizon 2030-35. Mais il y a aussi une autre histoire, positive, qui avec les mêmes crises et les mêmes aléas, montre comment le territoire a su se transformer et être résilient.

Tout est affaire de gouvernance : comment les décisions sont prises sur les territoires ? Qui met-on autour de la table ? Comment casse-t-on les silos, car ces questions sont systémiques ? Il faut faire des arbitrages et savoir où on veut aller, avec des objectifs partagés et des caps communs. Cela nécessite qu’on se questionne collectivement sur une nouvelle vision du territoire.

Nos publications s’adressent in fine à des décideurs locaux, notamment des élus territoriaux, en première ligne. C’est important qu’on leur envoie cette invitation à revoir complètement les modalités de gouvernance de leurs territoires.

Des élus locaux qui sont confrontés à la fois au temps court et au temps long, au quotidien et à la crise. Ils sont aussi face aux incompréhensions des citoyens, mais pour autant, sommé de choisir et d’accompagner les changements. Ce n’est pas un engagement facile dans les trente turbulentes. Cela va être quoi un élu local à l’heure des trente turbulentes ?

Cela ne va pas être un sachant qui décide et arbitre seul, mais un pédagogue. L’élu doit profiter de sa proximité avec les citoyens et du capital de confiance qu’il conserve pour faire de la pédagogie sur ces questions. Il faut que les élus prennent eux-mêmes consciences de ces enjeux et de leurs dimensions systémiques et les partagent sur leur territoire. Plus il y a aura de citoyens conscients de ces enjeux, plus les décisions et les arbitrages seront compris et acceptés.

L’élu doit être un rassembleur et un soutien. Quelqu’un capable de mettre autour de la table les bonnes personnes, parce qu’il a compris qu’il fallait casser les silos. Un élu qui considère que tout ne doit pas passer par lui et par son territoire, mais au contraire, qui cherche à repérer et soutenir les acteurs et les initiatives. Partout, il y a des initiatives locales intéressantes, qui peuvent être modestes et marginales, mais qui peuvent être renforcées par la collectivité.

L’élu conserve une fonction d’arbitrage. Le consensus, ou le compromis, est souhaitable, mais il n’est pas toujours possible. Pour pouvoir arbitrer, encore faut-il qu’il existe un cap, des objectifs clairs. C’est pour cela qu’une vision renouvelée du territoire doit être partagée et élaborée collectivement.

Au terme de notre publication, nous faisons un clin d’œil aux élus avec un personnage de fiction célèbre. Nous voulons montrer que cela peut être passionnant d’être élu aujourd’hui. Notre publication montre qu’il y a beaucoup de leviers, et qu’encore une fois, il en va de la sécurité et du bien-être des gens. Cela constitue un formidable projet politique, avant la fin du mandat en 2026, que de porter un discours de partage des enjeux et de changement de trajectoire pour améliorer la résilience de son territoire.

C’est une vraie mission, et dans ce moment d’engagement, on a besoin d’outils pour les élus locaux, pour les ambassadeurs, qui parlent à l’oreille du maire bâtisseur pour planter des arbres.

Pour élargir le sujet, ou l’approfondir, aurais-tu un conseil de lecture ?

J’ai en tête deux livres très différents qui m’ont beaucoup plu. Le premier est Reprendre la terre aux machines, par le collectif L’Atelier Paysan, qui traite des questions agricoles. La transformation de l’agriculture en France est un sujet éminemment stratégique. Cet essai montre à quel point le sujet est complexe, et qu’il est vain et injuste de s’en prendre aux agriculteurs. Ce livre pointe des responsabilités et explique pourquoi il s’agit d’un changement complet du modèle agricole. Il est facile à lire, nuancé et bien documenté.

Le second s’appelle IMPACT, c’est un polar d’Olivier Norek, qui par une intrigue géniale parvient à transmettre une masse d’information et à nous alerter sur les conséquences du dérèglement climatique. Preuve, si le fallait, de l’importance et de la puissance de la fiction pour mobiliser.

Merci beaucoup Laurent Delcayrou pour ce début de conversation, et à bientôt pour la prolonger.

Propos collectés par Sylvain Grisot, janvier 2023

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