⚓ La course de la maintenance

⚓ La course de la maintenance

Je vous propose de prendre le large avec la traduction d'un chapitre du prochain ouvrage de Stewart Brand, qui s'annonce essentiel (merci Lise Detrimont). Stewart Brand est essayiste et fondateur de la fondation Long Now, entre autres choses. Il nous raconte ici une course au large mythique, la Golden Globe de 1968, mais sous l'angle de la maintenance. Et comme souvent les histoires de mer sont pleines de leçons pour les terriens.

— Sylvain Grisot


Nombre d'histoires célèbres pourraient probablement être racontées sous l’angle de la maintenance. En voici une : la Golden Globe de 1968, la première course en solitaire autour du monde. Son histoire dramatique continue de faire écho un demi-siècle plus tard tandis que trois des neuf concurrents sont devenus légendaires : celui qui a gagné, celui qui ne s'est pas donné la peine de gagner et celui qui a triché. Leurs histoires sont généralement rapportées à la mesure d’un concours de volonté et d'endurance, mais au fond, c'était un concours de maintenance.

Le scénario était le suivant. Au début de l'année 1968, les journalistes du Sunday Times de Londres remarquent que plusieurs marins trouvent des sponsors pour tenter d'établir un nouveau record : réaliser le premier tour du monde en solitaire en voilier et sans escale. Les rédacteurs en chef décident de s'approprier l'affaire en déclarant qu’il s’agit d’une course. Le 17 mars, ils annoncent :

Le prix de la course autour du monde du Sunday Times, d'une valeur de 5000 livres sterling, sera attribué au navigateur solitaire qui accomplira le tour du monde le plus rapide sans escale en partant entre le 1er juin et le 31 octobre 1968.
Le Sunday Times Golden Globe sera décerné au premier circumnavigateur du monde en solitaire et sans escale.
Le tour du monde doit être effectué sans aide physique extérieure, et aucun carburant, nourriture, eau ou équipement ne peut être embarqué après le départ. Ce sont les seules conditions.

Il y avait deux prix - l'un sous forme d’argent, l'autre sous forme de trophée - parce que les marins prévoyaient de partir à différents moments, et que l'un d'entre eux pouvait être le premier à terminer le voyage tandis qu'un autre parti plus tard pouvait être le plus rapide. Ils faisaient donc la course entre eux et contre la montre.

L'itinéraire de la Golden Globe Race part du haut (Angleterre) et descend vers la droite en passant par l'Afrique et l'Australie, puis du côté gauche en traversant le Pacifique et en contournant l'Amérique du Sud pour revenir en Angleterre. Trente mille milles ; 10 mois. Image créée par Joe Ronan, adaptée d'une image de la NASA appartenant au domaine public.(https://commons.wikimedia.org/wiki/File:GoldenGlobeRaceRoute.png)

Pour cette circumnavigation de 30 000 milles, tous les coureurs partaient d'Angleterre et descendaient l'Atlantique jusqu'au périlleux océan Austral - les "quarantièmes rugissants", entre 40 et 50 degrés au sud de l'équateur - où les tempêtes et les vagues, parfois immenses, soufflent sans interruption de l'ouest tout autour du monde. Poussés par ce vent arrière, les coureurs se dirigeaient vers l'est en passant par l'Afrique, l'Australie, l'Amérique du Sud et enfin - s'ils arrivaient jusque-là - vers le nord pour revenir en Angleterre.

Les coureurs devaient partir entre juin et octobre afin d'arriver dans l'océan Austral entre novembre et février, lorsque l'été de l'hémisphère sud rend la navigation un peu moins dangereuse.

On s'attendait à ce que même le concurrent le plus rapide mette dix mois pour rentrer chez lui. Certains psychiatres prédisaient qu’autant de mois de solitude totale, parfois dans des conditions d’extrême danger, pourraient les rendre fous.

Peu de navires modernes empruntaient les lointaines mers du Sud. Un bateau en difficulté ne pouvait compter sur l'aide de personne. Le GPS et les pilotes automatiques électroniques n'existaient pas en 1968, la radio était rudimentaire et le radar n’était pas adapté aux petits bateaux. Les marins navigueraient comme leurs ancêtres, uniquement à l'aide du sextant, de l'almanach, du chronomètre et de la carte marine. Sans diffusion de données météorologiques, chaque marin devait faire ses propres prévisions en se basant sur son baromètre et sur ce qu'il pouvait voir des nuages, du vent et de la houle. Pour ne pas avoir à barrer afin de pouvoir dormir, cuisiner et s'occuper de la maintenance, chacun d'entre eux s'appuyait sur un dispositif complexe de pilote automatique qui maintenait le cap du bateau stable en fonction de la direction du vent.

Chaque pièce de l'équipement à bord, ainsi que la structure du bateau elle-même, seraient mises à rude épreuve pendant des mois. Comme il était interdit de descendre à terre pour effectuer des réparations, l'entretien devait être permanent et effectué en mer. La défaillance d'un élément critique à un moment critique pouvait signifier la mort.

Mais la récompense de 5 000 £ pour le voyage le plus rapide était une incitation sérieuse. De nos jours, cela représenterait environ 100 000 dollars. La gloire, pour les gagnants, valait bien plus.


Le plus jeune des trois concurrents devenus légendaires est Robin Knox-Johnston. Bien qu'il n'ait que 29 ans, il pouvait s'appuyer sur une expérience considérable. Avec quelques amis, il avait navigué sur son ketch en bois de 32 pieds, le SUHAILI, parcourant 17 000 miles entre l'Inde et l'Angleterre, acquérant ainsi une connaissance cruciale de la tenue à la mer et de l’adéquation de son bateau à ses compétences. Dans son récit de la Golden Globe Race, [A World of My Own] (https://www.bloomsbury.com/us/world-of-my-own-9781472901194/), il écrivait :

Son plus grand avantage est peut-être qu'il n'est pas compliqué et qu'il y a très peu de tâches de maintenance que je ne pouvais pas effectuer moi-même. L'usure et les chocs auxquels on peut s'attendre au cours d'un voyage de 300 jours signifient qu'un entretien constant est essentiel, mais cela est facile pour quelqu'un qui a fait son apprentissage dans la marine marchande.
[Un maître d'équipage nommé Bertie Miller] nous a enseigné les nœuds et les épissures, l’entretien de la toile, du gréement, la façon de manier correctement un pinceau, et les mille et un points pratiques qui font la différence entre un marin et un artisan. C'est Bertie qui nous a inculqué le respect des matériaux et des outils que nous utilisions et qui s'est donné beaucoup de mal pour s'assurer que nous entreprenions un travail de la bonne façon et que nous le terminions correctement.

Knox-Johnston avait essayé de construire un bateau spécialement conçu pour faire le tour du monde, mais il n'avait pas réussi à réunir les fonds nécessaires. Coincé avec le 32 pieds en bois dont il disposait, il avait décidé que son principe directeur serait de "faire et réparer".

Pour préparer SUHAILI à une traversée de dix mois, la plupart du temps dans les mers les plus agitées du monde, il a embarqué dans son petit bateau tous les "matériaux et outils" dont il pouvait imaginer avoir besoin - des clés spéciales pour chaque écrou exotique du bateau ; idem pour les tournevis ; un sac de voilier rempli d'aiguilles, de paumes à coudre et de ficelle ; un sac de maître d'équipage avec toutes sortes de manilles, de dés et de piques pour gérer tous ses câbles d'acier ; une pompe de cale de rechange et un tuyau en caoutchouc supplémentaire ; 12 mètres de toile ; des ciseaux à calfater et du coton ; beaucoup d'huile, de colle et de la poix ; des pièces de rechange pour tout ce qui est mécanique ; et des fournitures médicales pour se réparer lui-même.

Le ketch SUHAILI de Robin Knox-Johnston était construit en teck indien résistant et conçu pour de longues traversées océaniques, mais sa longueur de seulement 32 pieds le rendait plus lent que la plupart des autres bateaux. Sous licence de PPL Media. Photo : Bill Rowntree/PPL.

Knox-Johnston avait l’audacieuse habitude, lorsque le vent était faible, de plonger depuis la proue et de nager le long du bateau pendant un moment. Puis il s'accrochait à un bout qui filait à l'arrière et remontait à bord, rafraîchi. Son aisance dans l'eau s'est avérée cruciale pour faire face à sa première crise.

Un mois après son départ d'Angleterre, il est devenu évident que SUHAILI prenait l’eau de manière très importante, ce qui l'obligeait à pomper les cales deux fois par jour. Par une journée calme au large des côtes de l'Afrique de l'Ouest, il plongea le long de la carène avec masque et tuba et découvrit deux longues brèches dans le bordé de chaque côté de la quille, qui se déplaçaient avec le roulis du bateau. En fumant une cigarette, il réfléchit à la nature du problème et à ce qu'il pourrait faire pour le résoudre. (Les responsables de maintenance compétents conseillent de ne jamais essayer de résoudre un problème nouveau ou complexe sans y avoir réfléchi au préalable). S'il s'agissait d'un problème structurel, le bateau pouvait finir par se briser, mais il avait été construit en teck indien résistant, et peut-être n'était-ce après tout qu'une question de calfatage - si il réussissait à trouver comment réaliser celui-ci tout seul en mer.

Vêtu d'une chemise sombre et d'un jean pour cacher son corps blanc des requins potentiels, il plongea et essaya de calfater les interstices avec des bandes de coton. Mais à cinq pieds sous l'eau, il ne put retenir sa respiration assez longtemps pour maintenir ce calfatage en place.

Il réfléchit encore un peu. Puis il coupa une bande de toile large d'un pouce et demi et longue de sept pieds, l'enduisit de poix et enfonça des punaises dans la toile tous les six pouces. Avec un marteau qu'il garda suspendu sous la coque, il put enfoncer les punaises pour maintenir le calfatage en place, mais il ne put faire qu'une seule punaise à la fois avant de devoir remonter à la surface pour respirer. Cela prit deux heures.

Puis, craignant que la bande de toile ne finisse par se déchirer, il découpa une longue bande de cuivre qu'il cloua par-dessus. Entre-temps, un requin était arrivé et tournait autour du bateau. Il alla chercher son fusil, tira sur le requin et le regarda couler et disparaître, apparemment sans attirer d'autres requins. Il retourna dans l'eau froide en espérant que ce fut bien le cas.

Il réussit avec la bande de cuivre, mais le vent s'était levé et il dut reporter le colmatage de la deuxième brèche à une autre accalmie plusieurs jours plus tard. Une fois celle-ci terminée, sa fuite était réparée.

Parfois, la maintenance implique de tirer sur un requin.


Cependant il n'avait pas pu réparer les fuites du plafond de la cabine dues à des panneaux d'écoutille mal ajustés. Cela signifiait qu'il n’était jamais au sec. L'auteur du livre A Voyage for Madmen, Peter Nichols, s'est inspiré de sa propre expérience de solitaire pour décrire la situation de Knox-Johnston :

À chaque vague qui déferlait sur le pont et la cabine, l'eau salée se déversait par l'écoutille de la descente et éclaboussait la table à cartes, le porte-livres et la radio Marconi.... Le hublot gouttait sans cesse au-dessus de son sac de couchage... Un petit bateau en mer est le seul port de l'équipage en cas de tempête, et si le bateau est froid et humide, son équipement commençant à tomber en panne, le caractère lugubre d'une telle situation ne peut être exagéré.

Les mouvements constants faisaient également fait des ravages. Knox-Johnston nota que ses outils résistaient bien, sauf qu'il manquait de forets, "principalement parce que lorsqu'on fore dans un bateau en mouvement, on est constamment bousculé et si on ne retire pas rapidement le foret, il se casse". Il ajouta que sa santé restait bonne, "à part les inévitables coupures, ampoules et contusions".


Une nuit, lors de son premier coup de vent, il était allongé dans sa couchette, écoutant le vent hurlant et le tumulte des vagues déferlantes et des mers croisées chaotiques. Soudain, il fut projeté contre le bord opposé et enseveli sous tout ce qui avait volé dans la cabine. Il se dégagea puis fut projeté de nouveau dans sa couchette lorsque le bateau se redressa après avoir été complètement couché. Lampe éteinte, il était dans le noir complet. Il sortit à tâtons sur le pont et chercha dans la nuit pour voir s'il lui restait des mâts. Il fut surpris de trouver tout son gréement intact, bien que le système de pilote automatique ait été endommagé.

Il descendit pour pomper toute l'eau qui était entrée pendant le choc et constata que le flot s’était intensifié. À son grand désarroi, l'eau s'écoulait par des fentes apparues autour de la cabine qui avait visiblement été partiellement désolidarisée du pont. Il savait que si la cabine était entièrement arrachée par un nouveau chavirement, SUHAILI se remplirait d'eau et coulerait. Il réduisit la voilure pour améliorer ses chances de survie pour la nuit.

Lorsque la tempête se calma, il passa une journée entière à renforcer la structure qui maintenait la cabine sur le pont, une autre journée à reconstruire le dispositif du pilote automatique, puis trois jours à réparer le gouvernail. S'il n'avait pas prévu une réserve de matériaux, d'outils et de fixations pour ces tâches, il aurait dû abandonner la course. C'est sa préparation minutieuse qui l'a équipé pour "faire et réparer".


Mais une préparation ne peut jamais être parfaite. Ce qui donne un caractère radical de la débrouille de Knox-Johnston, c'est qu'il n'a jamais été découragé par le manque d'un matériau ou d'un outil essentiel.

Lorsqu'il démonta son émetteur radio pour comprendre pourquoi celui-ci avait cessé de fonctionner, il découvrit un tel niveau de corrosion qu'il fallait remplacer certaines connexions, mais il n'avait pas de soudure pour le faire. Il fit donc fondre puis collecta minutieusement de minuscules points de soudure à l'intérieur de plusieurs feux de navigation. Cela permit à l'émetteur de fonctionner à nouveau. (Pendant un certain temps.)

Une autre fois, il s'aperçut que son chargeur de batterie ne fonctionnait pas à cause de la graisse sur les points d'allumage. Il nettoya la graisse et se rendit ensuite compte qu'il ne pouvait pas régler l'écartement requis, soit 12 à 15 millièmes de pouce, parce qu'il ne disposait pas d’une jauge de cette épaisseur à bord. Il mesura donc les pages de son carnet de bord et constata qu'il y avait 200 pages au pouce, ce qui signifiait qu'une page correspondait à 5 millièmes de pouce. Trois pages firent l'affaire. Le chargeur fonctionna à nouveau. (Pendant un certain temps.)

Dans son livre, il écrivit : "La nécessité est la mère de l'invention et je suis toujours heureux de laisser les choses en plan jusqu'à ce que je doive y faire face, puis de me jeter joyeusement dans le problème".


L'adaptation fonctionna bien pour lui la plupart du temps, mais pas tout le temps.

Les gens sur les voiliers ont tendance à être vaguement désapprobateurs et donc négligents vis-à-vis de leur moteur. Il est encombrant, lourd, bruyant et difficile d'accès. Son hélice traîne dans l'eau. Le mettre en marche est ressenti comme une violation de l'essence même de la voile. Mais lorsque le moteur est vraiment nécessaire pour se sortir d'un mauvais pas, il a intérêt à fonctionner instantanément.

Un jour, Knox-Johnston écrivit dans son journal : "J'ai décidé de faire tourner le moteur aujourd'hui car il n'a pas été utilisé depuis plus de deux mois". Celui-ci ne voulut pas tourner. Une inspection minutieuse ne montra aucun problème évident. Il écrivit : "Quel que soit le problème, c'est ma propre faute de ne pas l'avoir fait tourner tous les jours. Maintenant, j'ai beaucoup de travail sur les bras pour le relancer, même si j'y arrive.” Il démonta complètement le moteur, découvrit que les cylindres étaient solidement rouillés par l'humidité qui avait condensé, et cassa plusieurs outils en essayant de les dégager.


Alors qu’il était à l'autre bout du monde, il n'avait ni moteur ni émetteur radio. Puis advint ce qui sembla être la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Il se trouvait au sud de l'Australie lorsque la dernière pièce de rechange d'une partie critique du pilote automatique se détacha et coula. Il savait que la navigation en solitaire sur de longues distances était considérée comme impossible sans pilote automatique. Il pensa se rendre à Melbourne et abandonner la course.

Mais d'abord, il tenta des expériences pour voir s'il pouvait arranger ses quatre voiles - artimon, grand-voile et deux voiles d'avant - de manière à ce que le bateau puisse garder son cap sous n'importe quel angle de vent et qu'il n'ait pas à barrer jour et nuit. À sa grande surprise, il s'avéra que c'était possible. Mais il avait besoin d'un moyen de savoir pendant son sommeil si SUHAILI empannait ou était sur le point d'empanner, car le gréement était de plus en plus vulnérable face aux à-coups de la grand-voile qui passait soudainement sur le côté opposé. La solution qu'il trouva fut de retirer le panneau latéral de sa couchette afin d’être projeté sur le sol lorsque le bateau gîtait de manière inattendue. “C'était une alarme très efficace", écrivit-il, "et bien que j'aie eu quelques bleus, c'était bien mieux que d'endommager le bateau".

Tout au long de la traversée du Pacifique Sud, son bateau a été malmené. Et lui aussi. Des années plus tard, il se souvenait d'un incident :

Lorsque vous regardez à l'arrière et que vous voyez une vague de 80 pieds se briser au sommet, s'étendant d'un horizon à l'autre, ne me dites pas que vous n'avez pas un peu peur... Comme la vague se brisait, je savais qu'elle allait balayer le bateau - et j'ai réalisé que je ne pouvais pas descendre en bas où je serais en sécurité. J'ai donc grimpé sur le gréement et la vague a recouvert le bateau. Il n'y avait que moi, deux mâts et rien d'autre en vue sur environ 1 500 milles dans toutes les directions. Puis le bateau a surgi. L'écoutille était ouverte, et j'ai passé les trois heures suivantes à pomper trois tonnes d'eau.

L'envahissement du SUHAILI par une vague déferlante de 80 pieds le 16 décembre 1968 a été représenté en 1989 par le peintre nautique Gordon Frickers, sur les conseils de Knox-Johnston lui-même, qui avait commandé la peinture. Voici un gros plan de ce grand tableau qui a été largement reproduit pour illustrer la férocité de l'océan Austral. Vous trouverez d'autres œuvres de Fricker [ici] (https://www.frickers.co.uk/art/). Intitulé Roaring Forties. Sous licence de Gordon Frickers.

Lorsqu'il a viré vers le nord au Cap Horn, en direction de l'Angleterre, après quatre mois et demi dans l'océan Austral, même ses voiles résistantes en tissu synthétique se désintégraient. “J'ai passé plus de temps à réparer les voiles sur le chemin du retour que n'importe quelle autre forme de maintenance", a-t-il écrit. Il dut consacrer trois heures par jour uniquement aux tâches qui permettraient au bateau d'être suffisamment solide pour rentrer chez lui.


Malgré cette épreuve sans fin, ou peut-être à cause d'elle, Robin Knox-Johnston rapporta : "Je me suis rendu compte que je m'amusais beaucoup". Il aimait être en mer. Il aimait explorer les limites extrêmes de ses compétences.

Fidèle à son habitude d'officier de la marine marchande responsable, il a conclu son livre par des "notes de pilote" de 11 pages, expliquant en détail tout ce qu'il avait appris sur le matériel et la technique au cours du voyage. Il cite dans son journal cette leçon en particulier :

La seule façon de surmonter mon sentiment actuel de dépression est de m'occuper en permanence, j'ai donc nettoyé les pas de vis des bouteilles restantes, puis j'ai donné à toutes les portions une couche de poix. Ensuite, j'ai poli les aérateurs et les ai enduits d'huile bouillie. Pendant que je l'avais sorti, j'ai tamponné de l'huile sur les fils et les taches de rouille.

Pratiquer la maintenance soigne la dépression.


Donald Crowhurst comptait sur sa course pour devenir légendaire. Pour résoudre ses problèmes financiers, il avait désespérément besoin de l'argent qui accompagnerait une victoire célèbre.

Comme il allait prendre le départ fin octobre en queue de peloton, il se dit qu'il pourrait battre les autres grâce à ses talents d'innovateur. Sa spécialité était l'électronique. Il avait conçu un radiogoniomètre très pratique qu'il vendait par l'intermédiaire de sa petite entreprise. Stanley Best, le principal financeur de son entreprise - et plus tard de sa candidature aux Golden Globes - dit de lui :

J'ai toujours considéré Donald Crowhurst comme un innovateur absolument brillant... mais en tant qu'homme d'affaires, en tant que personne qui devait savoir comment le monde tournait, il était désespérant... Il semblait avoir cette capacité à se convaincre que tout allait être merveilleux, et que les situations désespérées n'étaient que des revers temporaires.

Le plus innovant des voiliers en 1968 était le trimaran qui venait juste d’être développé - une coque centrale entre deux grands flotteurs. Les trimarans sont si légers qu'ils peuvent naviguer deux fois plus vite que les quillards traditionnels, mais ils présentent un sérieux problème potentiel. Lorsqu'un trimaran se retourne, il se stabilise à l'envers et ne peut être redressé. Pour le bateau qu'il construisait, Crowhurst opta pour une solution complexe. Un sac de flottabilité installé au sommet du grand mât se gonflerait automatiquement lorsqu'il détecterait un chavirage. De l'eau serait alors pompée dans le flotteur le plus haut, qui deviendrait suffisamment lourd pour ramener le bateau à l’horizontale.

Malheureusement, Crowhurst, âgé de 35 ans, était trop optimiste pour prendre en compte les complications qui surviennent toujours entre une idée et sa mise en œuvre. Le processus de construction et d'équipement de son trimaran devint un cauchemar de discussions, de retards, de dépenses supplémentaires et de chaos. En conséquence, lorsqu'il prit la mer au dernier moment autorisé, le 31 octobre, le bateau n'était pas prêt. Les fils électriques trainaient partout, connectés à presque rien. Le sac de flottaison était installé mais inopérant.

Et tout le matériel nécessaire à la réparation du bateau - contreplaqué, fixations et gréement - fut accidentellement laissé sur le quai dans le tourbillon du départ. La seule chose qu'il avait en abondance, c'était les pièces électroniques et les outils pour son réseau radio élaboré. Il s'est trop préparé pour ce qu'il connaissait bien et pas assez pour quasiment tout le reste.


Les systèmes traditionnels (tels que les quillards en bois) ont un avantage sur les systèmes innovants (comme les trimarans en contreplaqué de l'époque) dans la mesure où tout le processus d'entretien des choses traditionnelles est bien étudié et largement compris. Les anciens systèmes se brisent de manière familière. Les nouveaux systèmes se brisent de manière inattendue.

Sur son trimaran de 41 pieds, Donald Crowhurst a été le dernier à prendre le départ de la Golden Globe Race. Il espérait que la vitesse exceptionnelle de son bateau lui permettrait de dépasser les autres coureurs qui avaient pris le départ des mois plus tôt. Sous licence de Rolls Press/Popperfoto via Getty Images.

Une fois en mer, le bateau de Crowhurst commença à le torturer en raison de multiples problèmes. Son système de pilote automatique était si mal fixé au pont que les vis ne cessaient de vibrer et que certaines tombaient. "Cela fait quatre de moins maintenant !" écrivit-il dans son journal. “Je ne peux pas passer mon temps à démonter définitivement d'autres endroits !” Il devait prendre des vis ailleurs parce qu'il n'avait pas apporté de pièces de rechange.

La trappe du plancher du cockpit fuyait et laissait entrer un déluge d'eau salée sur le générateur électrique, éteignant ses précieuses radios. Il découvrit que ses pompes de cale ne pouvaient pas fonctionner parce que la tuyauterie spéciale dont elles avaient besoin n'avait jamais été installée à bord. Toute l'eau qui s'infiltrait par des écoutilles non étanches dans les flotteurs et la coque principale devait être évacuée à la main avec un seau. Ce serait impossible en cas de tempête, a-t-il réalisé.


Il est devenu évident que son bateau avait tellement de problèmes qu'il ne pourrait jamais survivre aux coups de vent de l'océan Austral. Il savait qu'il devrait abandonner la course, mais il ne pouvait s'y résoudre. Puis il trouva un moyen de ne pas le faire.

Lorsqu'il remit le générateur et les radios en état de marche, ses brèves communications avec le monde devinrent de plus en plus vagues quant à l'endroit exact où il se trouvait. Parallèlement à son journal de bord précis, il commença à écrire un second journal de bord, falsifié, avec des positions et des vitesses plausibles qui montraient un Crowhurst fictif en passe de gagner la course. Le vrai Crowhurst traînait au sud dans l'océan Atlantique qu'il prévoyait maintenant de ne jamais quitter.

Il n'était pas plus loin que le Brésil lorsqu'il découvrit une fente extrêmement grave d'un mètre de long dans son flotteur tribord. Un tel dommage aurait été une raison honorable d'abandonner la course et de rejoindre la terre, mais il avait déjà câblé au public qu'il était dans les temps à 3 700 milles à l'est de sa position réelle.

N'ayant pas les matériaux nécessaires à la réparation, il fit fi des règles de la course, se faufila sur la terre ferme en Argentine, mentit aux habitants sur son identité, répara la fissure avec leur contreplaqué et reprit la mer, continuant ses rapports sporadiques et joyeux sur sa progression rapide au-delà de l'Afrique, de l'Australie et de l'Amérique du Sud, déguisant son signal radio pour qu'il semble provenir de ces continents.


Les optimistes comme Crowhurst - et moi, je l'avoue - ont tendance à pressentir qu’il y a besoin de faire de l'entretien et à ne pas le faire. Peut-être préférons-nous penser en termes d'idéaux, et la réalité crue de tout ce qui se dégrade et se casse constamment heurte notre sens du monde. Crowhurst qualifiait la maintenance de "marinisation". Pour rester motivé, chaque fois qu'il accomplissait une tâche désagréable, il se récompensait en buvant un verre. Très vite, il s'est retrouvé à court de rhum et de vin.

Dans son journal, il dressait une liste de projets à réaliser, en faisait quelques-uns sans enthousiasme, puis s'en désintéressait. Comme il n'avait jamais pris le temps d'organiser son arrimage, il devait fouiller partout pour trouver des choses.

Les mois passèrent. Crowhurst alla jusqu'aux Malouines dans le Sud, puis il revint vers l'Angleterre et la ligne d'arrivée.


Crowhurst était si doué pour réparer les radios qu'il cherchait des raisons de le faire en négligeant tout le reste. Vers la fin de son voyage, alors que son émetteur à longue portée était irrémédiablement cassé, il décida de convertir son radiotéléphone à courte portée pour qu’il soit capable de transmettre en morse avec une longue portée. Sans manuel technique à bord, il déduisit ce qu'il fallait faire à partir de principes de base. Il dût fabriquer le matériel à partir de zéro. Seize heures par jour pendant deux semaines, dans la chaleur tropicale, il travailla dur sur les entrailles des radios. La cabine entière était couverte de pièces électriques.

Et il réussit ! Pendant une journée, il échangea des câbles avec ses bailleurs de fonds, sa femme et la BBC. Puis il devint plus ambitieux. Désireux de communiquer par la voix, il travailla sur la radio jusque tard dans la nuit, essayant de la convertir d'une transmission en morse à basse fréquence à une transmission vocale à haute fréquence. Cette fois, il échoua.

Le 23 juin 1969, il envoya un câble à sa femme pour s'excuser de ne pas pouvoir lui parler, et un autre câble au Sunday Times (qui croit qu'il est en train de réaliser la circumnavigation la plus rapide), pour demander la permission de lui faire livrer des pièces de l'émetteur. La réponse fut négative.

Ce fut son dernier jour de folie.


Crowhurst avait diffusé un mensonge élaboré pendant sept mois. A présent, il était sûr qu'il serait découvert. Il pourrait être reçu en Angleterre en triomphe au début, mais une fois que ses faux journaux de bord seraient examinés de près, tout tournerait au scandale et à la disgrâce. Sa ruine financière serait complète. Il avait trahi sa femme et ses quatre enfants. La perspective fut intolérable.

Le 24 juin, il commença à reprendre espoir grâce à une nouvelle idée formidable dont il était certain qu'elle le libérerait, lui et toute l'humanité, s'il parvenait à l'expliquer assez clairement. A la dérive dans la mer des Sargasses, il passa les huit jours et nuits suivants à écrire fiévreusement dans son journal les origines et les ramifications merveilleuses de sa découverte que la réalité pouvait être bestialisée par un esprit suffisamment brillant. L'abstraction était le pouvoir ultime. Cette prise de conscience conduisit à des révélations exaltantes. Dans une déclaration qui se termine par 18 points d'exclamation, il écrivit :

Et pourtant, et pourtant - si l'abstraction créatrice doit servir de véhicule à la nouvelle entité, et quitter son état jusqu'alors stable, il est dans le pouvoir de l'abstraction créatrice de produire le phénomène !!!!!!!!!!!!!!!!!!

Il était convaincu que lorsque les mathématiciens et les ingénieurs liraient ce qu'il écrivait, ils le comprendraient immédiatement et que "les problèmes qui ont assailli l'humanité pendant des milliers d'années auront été résolus".

Avec une inventivité délirante et intense, il essayait de résoudre son propre problème.


Le 1er juillet 1969, en milieu de matinée, il constata avec consternation que son horloge était à l'arrêt. Il remit la pendule en marche afin de suivre précisément dans son carnet de bord son compte à rebours, intuition par intuition écrite, jusqu'au moment qui résoudrait tout. A 10:29:00, il écrit :

C'est terminé
C'EST LA MISÉRICORDE

La dernière écriture fut :

11:17:00
Il est temps que votre déménagement commence
Je n'ai pas besoin de prolonger la partie
C'était une bonne partie qui doit se terminer à la fin de la partie.
Je jouerai le jeu quand je le voudrai
Je quitterai le jeu 11:20:40
Il n'y a aucune raison d'être nuisible

Arrivé au bas de la page, il n'a pas terminé la phrase.

Au lieu de cela, emportant l'horloge avec lui, il sortit sur le pont et franchit sa propre ligne d'arrivée dans l'océan - laissant derrière lui le bateau et les documents qui, il le savait, révéleraient la vérité sur ce qui s'était passé. Il aurait pu maquiller son suicide en accident, mais il choisit de ne pas le faire.

Le trimaran fut retrouvé neuf jours plus tard par un navire britannique et hissé à bord intact.


L'histoire tragique de la fraude de Crowhurst est généralement conclue par la note de rédemption contenue dans ses mots "C'est la miséricorde", mais ceci est la version de l’histoire qui parle de maintenance.

C'était un homme remarquable, intelligent et audacieux. Le bateau qu'il a abandonné, cependant, a révélé à quel point il était laxiste sur presque tous les aspects de la maintenance. Le livre The Strange Last Voyage of Donald Crowhurst de Nicholas Tomalin et Ron Hall, qui a fait l'objet de recherches exhaustives, contient cet exemple révélateur :

La cabine, après huit mois de ménage masculin exigu et peu méthodique, sentait comme si du jus de chou avait été versé sur de la vieille literie, laissé fermenter, puis cuit dans un four chaud. Des assiettes de plusieurs jours, des casseroles et du curry en train de pourrir gisaient dans l'évier et autour ; son lit puait.

Les auteurs ajoutent que "cette odeur était encore âcre cinq mois plus tard".

Une mauvaise préparation et une mauvaise maintenance ont conduit à la tricherie de Crowhurst. La tricherie a conduit à sa mort. Sa vision excessivement optimiste du monde et de lui-même, qui avait bien fonctionné sur la terre ferme, était mortelle pour un homme seul en mer dans un petit bateau inadapté, marinant pendant des mois dans deux réalités contradictoires. Il avait tellement investi de lui-même dans une illusion que lorsqu'elle s'est effondrée, il s'est effondré.


Bernard Moitessier, à 46 ans, était le plus expérimenté des neuf concurrents de la Golden Globe. Pendant des années, il vagabonda seul dans de petits bateaux à travers le monde, puis, en 1966, il fit un voyage épique à la voile avec sa femme de Tahiti à l'Espagne en passant par le Cap Horn. À l'époque, il s'agissait de la plus longue traversée sans escale de l'histoire pour un yacht.


Comparez le premier knockdown de Moitessier dans les quarantièmes rugissants avec ce que trois de ses concurrents ont vécu.

On se souvient que Robin Knox-Johnston a passé cinq jours en réparation pour se remettre de son chavirage. Un autre marin, Loïck Fougeron, a vécu une expérience similaire. Assailli de nuit par un coup de vent sur son cotre en acier de 30 pieds, il a été violemment projeté sur le côté de sa cabine et enseveli sous toutes ses affaires, certain qu'il allait mourir. Lorsque le bateau s'est redressé, il a décidé instantanément d'abandonner la course et de rejoindre la terre ferme en Afrique.

C'était encore pire pour Bill King. Sa goélette de 42 pieds, gréée en jonque, a été projetée sur le côté par une énorme vague, puis s'est retournée totalement. Lorsqu'elle s’est enfin redressée, ses mâts étaient brisés. Par pure chance, King se trouvait dans la cabine en train d'aller chercher un bout lorsque le choc s'est produit. S'il était arrivé 30 secondes plus tôt ou plus tard, il serait probablement mort. Sous gréement de fortune, il a lui aussi navigué jusqu'en Afrique pour abandonner.

Le tour de Moitessier est arrivé dans une violente tempête avec une mer croisée agitée. Il se détendait dans la cabine. Il écrivit : "Je mets mes pantoufles et me roule une cigarette. Un peu de café ? Pourquoi pas ! Mon Dieu, c'est bon d'être à l'intérieur quand ça gronde dehors".

Soudain, "une énorme mer déferlante frappe le travers bâbord et nous met à plat". Après avoir remonté son bateau, Moitessier est monté sur le pont pour vérifier les dégâts et ajuster les voiles. La bôme arrière avait pivoté et cassé la girouette du mécanisme de pilote automatique. Il écrivit : "Ce n'est pas grave : il suffit d'une demi-minute pour changer la girouette, grâce à un gréement très simple. Il me reste sept girouettes de rechange et du matériel pour en fabriquer d'autres si nécessaire". Le bateau a continué à naviguer comme si de rien n'était.


Moitessier avait réglé la plupart de ses problèmes de maintenance à l'avance. Tout ce qui concerne la conception et la construction de son bateau et tout ce qui concerne son équipement pour la course est le résultat de ses décennies d'apprentissage de ce qu'il faut faire pour qu'un petit bateau survive dans le brutal océan Austral. Il savait qu'une fois en mer, les besoins en matière de maintenance devaient être minimes, et qu'ils devaient être faciles à satisfaire.

Bernard Moitessier sur son ketch étanche de 39 pieds en acier, JOSHUA. Le bateau a été conçu et construit pour ne nécessiter que peu d'entretien, être très résistant et être facile à manier en solo. Notez les bandes de ris extrêmement hautes (rangée de points) sur les deux voiles arrière. Photo par Ian Dear Archive/PPL. Sous licence de PPL Media.

Le bateau est baptisé JOSHUA, en l'honneur de Joshua Slocum, la première personne à avoir fait le tour du monde à la voile en solitaire (avec toutefois de nombreuses escales). Il s'agit d'un ketch traditionnel à deux mâts comme celui de Knox-Johnston, mais avec ses 39 pieds, il est 7 pieds plus long et donc plus rapide. Grâce à l'argent d'un admirateur, Moitessier le fait construire en acier lourd dans une usine de chaudronnerie en France. "Ah, l'acier", a-t-il écrit. "Des cloisons étanches, des réservoirs soudés directement à la coque, une rigidité incomparable, des cadènes soudées, et un bateau absolument étanche que l'on nettoie avec un balai et une pelle au lieu d'une pompe de cale."

Le principal problème d'entretien de l'acier est la corrosion. La réponse, écrit-il, est "de la peinture, de la peinture et encore de la peinture". Notant que la marine française applique dix couches de peinture avant tout lancement, il a opté pour sept couches, mais pas n'importe quelle peinture. Il devait s'agir de ce qu'il considérait comme les meilleures peintures dans le meilleur ordre - dans son cas, deux couches de silicate de zinc anticorrosion Dox Anode, suivies (après deux semaines de séchage) de deux couches de peinture au chromate de zinc et de trois couches d'époxy à deux composants. (L'obsession du détail est la marque de fabrique des responsables de maintenance les plus performants).

Croquis de Moitessier sur la façon de construire avec de l'acier soudé de manière à permettre l'inspection et la peinture de chaque pouce de surface métallique. Il ne devait y avoir aucun coin hors de vue ou difficile à atteindre avec un pinceau. Ainsi, tous les cadres, longerons, etc., devaient être des barres plates soudées sur le bord plutôt que des cornières ou des sections en T. (Bernard Moitessier, Vagabond des mers du Sud, p. 26.).

Pour plus de solidité et de simplicité, les mâts de JOSHUA sont des poteaux téléphoniques recyclés. Il a installé des marches sur le côté des mâts afin de pouvoir les escalader confortablement chaque semaine pour inspecter les problèmes et huiler les poulies de drisse au sommet. Plus important encore, il serait en mesure d'atteindre instantanément les têtes de mât en cas d'urgence.

"La seule chose que tout navigateur solitaire craint", écrit Knox-Johnston, "c'est que quelque chose se brise en haut du mât". Comme la plupart des voiliers, le SUHAILI de Knox-Johnston n'avait pas d'échelle pour grimper au mât. Il devait se hisser dans la mâture à l'aide d'une chaise, ce qui ne pouvait se faire en toute sécurité que par calme plat. Il essaya une fois dans une mer agitée, lorsqu'une drisse se cassa et qu'il ne pouvait plus hisser ou descendre sa grand-voile. À trente pieds de hauteur, il fut projeté loin du mât et manqua de se tuer.

Les voiles de Moitessier étaient fabriquées dans le même tissu synthétique très résistant que celles de Knox-Johnston, mais il n'eut pas besoin de passer d'innombrables heures à les réparer car il avait fait fabriquer les siennes "petites, légères, faciles à manier, avec des bandes de ris très hautes et des renforts qui couperaient le souffle à un voilier". Il a passé six mois en mer avant de devoir sortir sa paume à coudre.

Il a même ajouté un élément unique pour la navigation par gros temps. Afin de pouvoir diriger JOSHUA depuis l'intérieur de la cabine, il a fabriqué un petit dôme vitré à partir d'un lavabo et l'a fixé sur l'écoutille principale. Perché en sécurité et au sec sur un siège sous le dôme, à côté de la roue intérieure, il pouvait voir les conditions extérieures et ajuster son cap si nécessaire.

"JOSHUA est tout simplement simple", a déclaré un jour Moitessier à un journaliste. "La simplicité est une forme de beauté." Ce principe régissait tout pour lui. Si on vous donne le choix entre quelque chose de simple et quelque chose de compliqué, écrivait-il, choisissez sans hésiter ce qui est simple ; tôt ou tard, ce qui est compliqué entraînera presque toujours des problèmes. Seules les choses simples, notait-il, peuvent être réparées de manière fiable avec ce que vous avez à bord.

Son système de pilote était facile à réparer, car il ne comportait aucune des liaisons compliquées habituelles ni aucune fixation de ligne. Il n'a pas pris la peine d'installer un chauffage intérieur car, grâce à une cabine étanche, des vêtements secs et fiables lui tiendraient suffisamment chaud.

Il détestait l'électronique sur les bateaux, il n'avait donc pas à se soucier d'un chargeur de batterie. Pour remplacer ce qu'il décrit comme "deux ou trois cents livres d'équipement radio bruyant", il avait un lance-pierre pour lancer les boîtes de film contenant ses messages sur le pont des navires de passage. La lumière de sa cabine était une lampe au kérosène.

Moitessier a vidé son bateau d'absolument tout, sauf de l'essentiel. Avec moins d'affaires, il y avait moins de choses à entretenir. Avec moins de poids, il naviguerait plus vite. Avant le départ, il a déchargé son moteur, son annexe, quatre ancres, 900 livres de chaîne d'ancre, le guindeau, les livres en trop, la peinture en trop et la moitié de l'eau qu'il transportait habituellement. Cela représentait une tonne de poids et de distractions en moins. Plus tard, en mer, il s'est débarrassé d'encore plus de choses : il a jeté par-dessus bord 375 livres de nourriture, de kérosène et de cordage dont il avait décidé de se passer.

Grâce en partie à cet allègement, bien qu'il ait quitté l'Angleterre plus de deux mois après Knox-Johnston, il naviguait tellement plus vite qu'il pourrait bien le rattraper.

En approchant du Cap de Bonne Espérance en Afrique, Moitessier voulait faire savoir au monde entier qu'il venait de réaliser un passage sensationnel. Il s'est approché d'un cargo et a lancé un message sur son pont, disant qu'il avait deux paquets à transmettre. Leur capitaine a accepté en tournant la poupe de son navire vers lui, et les paquets ont été transmis.

Mais la poupe en surplomb du cargo a alors accroché le grand mât de Moitessier. Il écrivitt : "Mes tripes se tordent en nœuds. La poussée sur le mât fait gîter le JOSHUA, il se cabre vers le cargo... et vlan ! le beaupré est tordu de 20 ou 25 degrés sur bâbord." Il est horrifié.

Son beaupré est un tuyau d'acier, donc il plie au lieu de se briser, mais il sait qu'il ne pourra pas continuer la course s'il reste plié, car la symétrie des haubans qui soutiennent ses mâts est maintenant si compromise qu'il pourrait perdre tout son gréement dans une tempête. Comment pourrait-il le réparer seul en mer ? Il écrivit : "Je ne voulais pas stopper ma pensée prématurément." Il réfléchit au problème pendant deux nuits et un jour avant de passer à l'action.

(Bernard Moitessier, La longue route, p. 41.)

Sa solution, mûrement réfléchie, est élégante : il combine un palan en quatre parties avec son treuil de cockpit pour obtenir une force suffisante et utilise une bôme de trinquette pour obtenir le bon effet de levier. Le bout-dehors redressé, il navigue en exultant.

J'ai eu l'occasion de connaître un peu Moitessier. En 1981, il vivait à bord de JOSHUA à Sausalito, en Californie, près de l'endroit où j'avais mon voilier amarré. Une fois, lorsque je lui ai fait remarquer que son bateau avait l'air en forme, il m'a répondu : "Ma règle est la suivante : un nouveau bateau chaque jour". Ses années en mer lui avaient appris que si vous ne réparez pas quelque chose lorsque vous voyez que cela commence à tomber en panne, il est très probable que cela finisse par tomber en panne juste au moment où c'est le plus dangereux et le plus difficile à gérer, comme au milieu d'une tempête.

Il aimait faire de l'entretien de routine. Il a écrit : “Je travaille calmement aux petits travaux qui composent mon univers, sans hâte : je recolle la patte du sextant avec de l'époxy, j'ajuste les miroirs, je remplace cinq mousquetons usés sur la grand-voile et trois sur l'artimon, j'épisse les drisses de trinquette et d'artimon pour rafraîchir le noeud des réas.”

Sa récompense pour un bateau fonctionnant comme neuf tous les jours était la suivante : "Je passe mon temps à lire, dormir, manger. La bonne vie tranquille, sans rien à faire". C'était par beau temps. Les tempêtes étaient toujours aussi pénibles pour lui, mais il ne s'inquiétait pas de voir son matériel tomber en panne.

Il prenait également soin de sa propre santé, physique et mentale. Lorsqu'il s'est retrouvé épuisé après avoir passé le cap de Bonne-Espérance, rongé par un ulcère et envisageant d'abandonner, il a commencé à faire du yoga tous les jours. "Mon ulcère a cessé de me gêner, écrit-il, et je ne souffre plus de lumbago. Mais surtout, j'ai trouvé quelque chose de plus. Une sorte d'état de grâce indéfinissable."

Moitessier était au sommet de ses compétences - en accord avec son bateau, en accord avec la mer, en accord avec lui-même. Il a commencé à vouloir que cela continue encore et encore.

Tout au long du Pacifique Sud, il rattrapait Knox-Johnston, qui avait pris le départ 69 jours avant lui. Ils ont doublé le Cap Horn glacé de l'Amérique du Sud à seulement 20 jours d'intervalle, avec 10 000 miles à parcourir jusqu'en Angleterre. La presse londonienne commençait à prédire que Moitessier ne gagnerait pas seulement le prix de 5 000 £ pour le tour du monde en solitaire le plus rapide, mais qu'il pourrait aussi finir premier et remporter le Golden Globe. La France préparait une flotte de navires de guerre et de yachts pour accompagner son héros chez lui, où il recevrait la plus haute distinction de la nation, la Légion d'honneur. Aucun yachtman au monde ne serait plus célèbre.

Moitessier redoutait tout cela. Il écrivit : "Je me sentais vraiment mal à l'aise à l'idée de retourner en Europe, dans la fosse aux lions." Il se demandait : "Combien de temps cela va-t-il durer, cette paix que j'ai trouvée en mer ?... Ne regarde pas au-delà de JOSHUA, ma petite planète rouge et blanche faite d'espace, d'air pur, d'étoiles, de nuages et de liberté."

Et pourtant, il avait hâte de revoir sa femme et ses amis. Il pourrait vraiment utiliser l'argent du prix. Pourquoi avait-il navigué si vite, si ce n'est pour gagner ?

Les observateurs de la course en Angleterre calculaient que Moitessier devait être en train de remonter l'Atlantique vers une double victoire lorsque l'Afrique du Sud annonça un message reçu grâce à un jet de lance-pierre sur un pétrolier dans le port du Cap. Celui-ci indique :

Mon intention est de continuer le voyage, toujours sans escale, vers les îles du Pacifique, où il y a beaucoup de soleil et plus de paix qu'en Europe... Je continue sans arrêt parce que je suis heureux en mer, et peut-être parce que je veux sauver mon âme.


C'est donc Robin Knox-Johnston qui a remporté le Golden Globe et le prix de 5 000 £, qu'il a offert à la femme endeuillée et aux jeunes enfants de Donald Crowhurst. Lorsqu'il a été fait chevalier par la Reine en 1995, il est devenu le navigateur le plus distingué de Grande-Bretagne. Son livre de 1969, A World of My Own, continue d'être lu cinquante ans plus tard comme un modèle de navigation audacieuse et de courage britannique. Le bateau qu'il a maintenu à flot pendant 312 jours et 30 123 miles a été exposé pendant des années au National Maritime Museum de Greenwich avant de lui être rendu. Il navigue encore parfois sur SUHAILI.

Aucun autre concurrent n'a terminé la course.

Pour l'enquête qui a conduit au livre de 1970 The Strange Last Voyage of Donald Crowhurst, les auteurs ont demandé l'avis du psychiatre Glin Bennet. Celui-ci expliqua que les derniers écrits de Crowhurst constituaient le récit le plus documenté d'une dépression psychologique.... Les étapes de la désintégration finale se déroulent avec le caractère impitoyable d'une tragédie grecque..... Il s'agit d'une tragédie privée qui a immortalisé le nom de Donald Crowhurst d'une manière qu'il n'aurait jamais voulue, mais qu'il n'aurait peut-être pas regrettée.

Au fil des ans, l'histoire de Crowhurst a été reprise dans six romans, de nombreux poèmes, de nombreuses chansons, un opéra, plusieurs pièces de théâtre, plusieurs films documentaires et quatre grands films.

Quel autre échec a-t-il été aussi bien réussi ?

(Source : https://en.wikipedia.org/wiki/Bernard_Moitessier#/media/File:Moitessier_Voyage_Joshua_1968-1969_map-fr.svg )

Bernard Moitessier a finalement accosté à Tahiti 303 jours après avoir quitté l'Angleterre, épuisé par les 37 455 miles parcourus en mer, ce qui, selon Encyclopedia.com, est toujours considéré comme "le plus long voyage à la voile en solitaire sans escale enregistré au monde".

À Tahiti, il lui a fallu deux ans pour rédiger un livre sur ce voyage qui le satisfasse. Ce récit a rapidement rejoint le canon des livres de mer les plus appréciés, fournissant une inspiration et - avec son annexe de soixante pages de conseils techniques - des instructions pour des générations de marins de croisière à venir. Comme le Walden de Thoreau, La longue route de Moitessier est un chef-d'œuvre de transcendance solitaire, à la fois pratique et lyrique.

Moitessier aimait signer ses œuvres avec un minuscule dessin de JOSHUA, un coucher de soleil et une île. Ce dessin figure sur sa pierre tombale à Le Bono, en France, où il a été enterré en 1994. Non loin de là, à La Rochelle, amarré à l'école de voile du musée maritime, son JOSHUA continue de vivre et d'enseigner.

Les différents styles de maintenance des trois marins ont conduit directement à leurs différents résultats.

Le style de Knox-Johnston était : "Quoi qu'il arrive, fais avec." Et il l'a fait.

Celui de Crowhurst était : "Espérons le meilleur. " Ça l'a tué.

Celui de Moitessier était : "Se préparer au pire. " Ça l'a libéré.

Sir Robin Knox-Johnston a gagné la course du Golden Globe.

Bernard Moitessier a gagné la course de la maintenance.

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Stewart Brand (https://twitter.com/stewartbrand).