Le sol en héritage
Sylvanie Grée est paysagiste-concepteur urbaniste et codirige l'agence D'ici là. Nous avons discuté du confinement et du besoin de nature qui s'est manifesté fortement, mais aussi des sols et de résilience du végétal.
Entretien avec Sylvanie Grée, tiré du podcast La Ville en Question, une émission du CNFPT animée par Marie Huygues et Sylvain Grisot, enregistrée en novembre 2020. Vous pouvez retrouver la version audio ici.
Sylvain Grisot > Bonjour Sylvanie. Pourrais-tu te présenter en quelques mots ?
Je suis paysagiste-concepteur urbaniste et je dirige l'agence D'ici là. Je suis associée avec Claire Trapenard. On dirige depuis une quinzaine d'années maintenant cette agence d'une quinzaine de personnes implantée à Paris et Nantes. Nous travaillons sur les sujets de nature en ville à toutes les échelles, du plus petit au plus grand territoire.
Nous échangeons ici avec celles et ceux qui font la ville autour des impacts de la pandémie sur nos façons de travailler. On constate souvent que la pandémie et le confinement ont accéléré des tendances amorcées bien en amont. Je voulais justement aborder avec toi cette place de la nature en ville. Cette nature qui nous a manqué pendant le confinement, en tout cas à certains, et notamment aux urbains. On a eu quelques parcs fermés, mais plus globalement, il y a eu un besoin de proximité avec la nature et de proximité avec le végétal. Et puis, on sait qu'on en aura d'autant plus besoin à l'avenir dans un climat perturbé. Est-ce que tu pourrais nous raconter un peu les enseignements que tu as tirés de cette période un peu particulière ?
Les enseignements principaux, ils ont surtout été dans le cadre du travail. Je pense à l'incroyable capacité d'adaptation de l'équipe qui était quand même rodée sans être rodée… Enfin qui ne s'était pas tellement posé la question du travail à distance et qui a réussi à remettre de la routine et du quotidien, et à faire avancer des questions très vite. Et puis, de manière très paradoxale, la distance a aussi recréé beaucoup de liens avec l'agence parisienne, des liens très quotidiens, même si virtuels. On a inventé quelques petits trucs, comme la machine à café virtuelle, qui ont été plutôt des bons moments et qui restent des bons souvenirs pour tout le monde. C'était assez chouette. C’étaient des belles découvertes.
On découvre aussi la résilience de certaines organisations, pas toutes, mais en tout cas, la vôtre. Pour venir à ce sujet de la nature en ville et de cette tentation, qui est peut-être parallèle à cette idée récurrente de la fuite à la campagne, il y a aussi l'idée de ramener la campagne à la ville ou la nature dans la ville. Comment fait-on cela ? Comment trouve-t-on de la place ? Comment recrée-t-on des sols qui sont capables d'accueillir cette nature ?
C'est une vaste question. Ce qui est certain, c'est que nous, on a la conviction qu'il faut vraiment regarder ce sujet du sol comme une question d'héritage. Nous n'aurons plus jamais les conditions de sol initiales. C'est-à-dire celles du sol préservé, naturel, qui met des centaines d'années à se constituer, parce que dans les milieux hyper urbains on a des sols qui sont dégradés, qui sont anthropisés et parfois pollués. C'est une donnée d'entrée.
Un héritage, on l'assume ?
Un héritage, on l'assume complètement. On est surtout convaincus que l'ampleur du changement et l'ampleur du besoin de nature en ville est tellement conséquent que, de toute façon, on ne pourra pas se permettre d'un point de vue écologique de revenir restaurer des sols agronomiques partout. Cette question de faire avec ce que l'on a, est pour nous un présupposé. C'est une posture qui est assez forte et qui conditionne en réalité toute notre pratique, toute notre manière d'aborder la question de construire des paysages en ville, de renaturer des sites en ville et puis aussi de remettre en place du vivant.
C'est donc aussi une rupture avec la pratique usuelle qui est quand même de ramener des sols extérieurs dans la ville. Des sols agricoles, notamment, de façon à recréer des espaces verts peut-être plus que des espaces de nature.
C'est ça. Il y a un changement de lecture assez important à voir. Le métier ou la pratique des paysagistes, elle s'est plutôt construite initialement avec des gens qui jardinaient. Dans les jardins urbains plus récents, il y a la reconstitution d'images, avec des collections de plantes en ville pour pouvoir avoir des ambiances et des atmosphères. On se dit qu’on pourra évidemment encore faire cela dans des sites très particuliers, mais qu'il faut repenser la manière massive de faire le quotidien. Aujourd'hui, ce qu'on ne traite pas assez c'est la question du quotidien. C'est la question des entre-deux de ces lieux du quotidien, de ces lieux de proximité, du périmètre des "un kilomètre". Ce n'est pas forcément habiter le long de la rivière ou le long du fleuve ou le long d'une forêt. C'est plutôt dans des lieux qui sont assez anonymes de manière globale et où il y a, à la fois une question d'usage à revoir, à repenser à l'échelle du quartier et en même temps, une question de remise en place de nature.
Quand je dis remise en place de nature, c'est requestionner quelle est l'ampleur des lieux de nature qui sont accessibles aux usages et aussi quelle est la place qu'on est prêt à dédier pour remettre de la nature qui ne soit pas accessible. De la nature qui soit préservée et que l'on remette en place en cœur de ville, parce qu'on en a besoin pour avoir des trames de biodiversité qui soient hyper efficaces et pour avoir des réseaux d'îlots de fraîcheur qui soient extrêmement performants. C'est un changement de lecture très différent. Aménager ne veut plus dire que ce sera forcément accessible et utilisable. Ce sera peut-être réservé à la nature.
Ce n'est plus de l'espace vert associé à l'usage, c'est à la fois de la nature profonde qui est parfois un espace d'usage, mais pas toujours. Ce n'est pas nécessairement que dans un projet urbain neuf, c'est partout dans le quotidien et pas non plus que dans le gros Central Park. Pour faire ça, il faut travailler sur l'existant, assumer le sol existant et accepter peut-être parfois que ces espaces-là ne soient pas accessibles. Qu'est-ce qu'il faut d'autre ?
Il faut aussi se reposer la question du type de plantation qui va avec. C'est quoi la végétation ? C'est quoi le type d'arbre qui vient s'installer sur ce genre de site hyper dégradé ou dans ces sols qui sont extrêmement pauvres ? C'est accepter que le paysage de la ville puisse tout à fait se construire à partir d'un sol plutôt rustique. À part sur la banquise, où vraiment rien ne pousse, tout le monde peut constater que n'importe où, sur un tas de cailloux, la nature a une capacité de résilience et à revenir s'installer plus ou moins vite. Il y a bien une dynamique qui existe. Tout le travail du paysagiste, c'est d'avoir une capacité à faire avec cela, ce n'est pas se dire qu’on va laisser tout pousser, et puis ça fera le projet, bien au contraire. C'est se demander quel est le type de végétation qui va revenir, à quoi elle ressemble et comment on peut l'ordonnancer, la clarifier et mettre en place des usages qui soient compatibles avec. Cela ne diminue pas du tout le rôle de conception du paysagiste, bien au contraire. La nature du sol et son ADN profond parlent d'eux-mêmes pour donner le type d'ambiance qui va être généré à cet endroit-là.
On n'adapte plus le sol au végétal qu'on avait choisi, mais on choisit un végétal adapté à ce sol particulier, parfois déjà très largement anthropisé. Mais on s’adapte aussi au climat ?
On part de ce sol qui a sa nature. Une autre composante est l'enjeu de l'eau. Nous sommes déjà dans des épisodes de manque d'eau annuels qui ne vont faire que s'accentuer. La question du manque d'eau devient un sujet récurrent. Et puis, ce sera contrebalancé par des périodes avec des pluies plutôt torrentielles en hiver. Au global sur l'année, ce seront les mêmes quantités d'eau, mais elles seront réparties de manières extrêmement différentes. Cela veut dire qu'on a besoin de végétaux qui savent s'adapter à de la sècheresse, mais aussi prendre beaucoup d'eau d'un coup. Il n'y a pas de modèle type, et on ne veut surtout pas aller chercher quel serait l'arbre parfait. On est plutôt convaincus que c'est en s'appuyant sur des dynamiques profondes du milieu que l'on peut y arriver. Le milieu naturel sait se débrouiller et il sait trouver la bonne solution tout seul. Ce qu'on fait justement, c'est laisser faire cela, laisser parler cela, l'accompagner et lui donner des coups de pouce. Quand on fait un travail d'observation assez fin, on arrive à voir quelle va être la tendance et la trajectoire de ces ambiances. On a aussi une conception de paysage qui n'est pas figée. Tout ce que l'on met en place va évoluer et cela fait bien partie de l'idée : il y a des plantes qui vont gagner sur d'autres et il y en a d'autres qui vont moins s'installer, ce n'est pas grave.
Cela change quand même beaucoup l'acte de conception. Très concrètement cela peut prendre quelle forme ? Comment on met cela en œuvre ?
Avec Biotec, un partenaire qui est précieux et avec qui on travaille énormément sur nos projets, on s’inspire de techniques de renaturation de carrière, de cours d'eau, c'est-à-dire des techniques qui ne sont pas du tout pensées pour le milieu urbain. Cela se fait avec des moyens qui sont très simples que l'on vient réutiliser pour faire du milieu urbain. Ce ne sont pas du tout des techniques nouvelles, il y a des retours d'expérience. Biotec, cela fait 20 ans qu'ils font cela, donc on voit à peu près dans quoi on met les pieds.
On pense aussi le sujet complet de la filière du vivant de bout en bout. Pensez au parcours d’un arbre : il a été produit à Angers, il a grandi en Belgique, puis il est revenu : il a déjà fait 1 500 km dans sa vie. On passe dans un paradigme où il y a une nécessité à se reposer la question de notre capacité à produire du végétal avec le patrimoine génétique local, parce que c'est bien lui qui a une vraie capacité d'adaptation. Quand on a des végétaux qui poussent spontanément dans la nature, ils résistent beaucoup mieux que ceux qui ont été produits en pépinière. L'ONF, par exemple, est très en pointe sur le sujet. On échange un peu avec eux, mais c’est vrai qu’il faut repenser toute la filière, alors que le modèle économique n’existe pas encore.
Cela ne remet pas qu'en cause l'acte de conception et le travail du paysagiste, mais tous ceux qu'il accompagne, des entreprises, des pépinières, etc. Ce n’est pas qu’une logique de circuit court, mais c'est aussi venir chercher la graine locale parce qu'elle est plus adaptée.
On se dit aussi qu'on ne pourra pas compter uniquement sur les projets nouveaux pour répondre aux besoins de nature et de réduction d'îlots de chaleur en ville. Il y a aussi le patrimoine existant, que les services des espaces verts ont en gestion dans les collectivités, et qui peuvent être extrêmement conséquents, qui représentent parfois plus de 1 000 hectares. Le modèle sur lequel ils ont été conçus, leur dépendance ou non à l'arrosage automatique, sont des défis majeurs sur lesquels les services sont déjà mobilisés.
Tu as parlé d'îlot de chaleur, de cette question d’avoir des végétaux adaptés au climat de demain, mais aussi que le végétal pourrait aider à rendre la ville plus vivable. En quoi est-ce un outil important et comment est-ce que cela fonctionne ?
C'est un outil important parce qu'il est extrêmement efficace. Tout le monde a déjà fait l'expérience de l'arbre et du parasol. Il y a un ressenti extrêmement net sur la sensation de frais quand on est sous un arbre, qu'on n'a pas sous un parasol. Ce sont des sujets sur lesquels on travaille. On les travaille par plusieurs biais.
D'abord, on fait de la renaturation de ruisseau en ville. Dans le parc urbain à Marseille, il y a le ruisseau des Aygalades qui est complètement canalisé. On le renature, c'est-à-dire qu’on casse le cadre béton pour lui refaire tout son sol fertile, le graveleux et le remettre dans de bonnes conditions. Pas les conditions initiales, parce qu'on n'y arrivera jamais. Mais dans une dynamique et une trajectoire où le ruisseau sera dans son milieu.
On fait cela aussi pour la ville de Vannes, au Pargo. Et, de manière peut-être encore plus massive, pour Pirmil-les-Isles, à Nantes : à la fois sur les bords de Loire et sur la création d’une canopée comme équipement de l'espace public indispensable de la ville de demain. Cela veut dire qu'en tout point du quartier, on doit pouvoir se déplacer dans un parcours plutôt ombragé qui relie des îlots de fraîcheur. Dans un mode de fonctionnement où on va avoir des canicules tous les ans, on va avoir besoin que l'espace public nous assure ce confort-là. Il faut éviter qu'on se retrouve avec des personnes âgées et des enfants qui restent enfermés parce qu'il fait trop chaud pour aller dehors. C’est devenu l'élément dimensionnant de tout le quartier. C'est planter plus, mais c’est surtout planter mieux. C'est un travail qui a été pensé pour le lier à ce qu'on appelle la "trame brune" et la continuité de sols fertiles. Cela permet d'être moins invasif sur la nature du sol. Le sujet de la résilience est porté par le fait que dans ces trois cas-là, on part de la nature du sol que l'on a pour concevoir le type de milieu.
Le végétal, c'est un outil de la résilience par la présence de l'eau et de l'ombrage. Tu parles du sol profond perméable, mais aussi de canopée. Il y a quand même un caractère assez massif, quantitatif sur le nombre d'arbres présents. Est-ce une rupture par rapport à une pratique plus classique ?
Oui, parce que pour être efficaces à la fois dans le temps, c'est-à-dire très vite et pendant longtemps, on va plutôt chercher des trames de plantations issues de lisières forestières. On plante très petit et très dense avec des étagements d'arbres. En allant chercher encore une fois le modèle tel qu'il existerait en forêt pour venir s'en servir comme base pour concevoir la canopée, cet espace ombragé en continu. Cela nous permet d’avoir des arbres qui vont produire de l'ombre très vite, les premiers là qui vont pouvoir s'installer. Et puis d'autres qui prendront le relais dans le temps. Si on en a un qui va moins bien, ce n'est pas grave, il y en a tellement que les autres prennent sa place juste à côté. On n'est plus dans une logique d'arbre sujet, on est dans une logique de masse et c'est bien le sujet de la masse qui est extrêmement important.
Il y a une vraie rupture sur la conception du neuf, sur l'existant qui questionne l'ensemble de la chaîne de valeur, l'ensemble des acteurs et notamment les acteurs publics. Pas que les maîtres d'ouvrage des projets, mais l'ensemble des acteurs publics qui sont à l'œuvre dans la gestion quotidienne de ces espaces. Comment est-ce qu'on arrive à mobiliser ces acteurs ?
En les impliquant extrêmement tôt et en continu dans tout le processus de conception. Je considère que les acteurs publics, c'est-à-dire les futurs services gestionnaires, font partie du contexte du projet. Ce sont parfois des acteurs qui nous challengent, qui en tout cas en redemandent et on y va volontiers. Ce sont parfois, je pense plutôt à Marseille, des collectivités qui ont plus de difficultés à gérer leurs espaces. On l'a bien pris comme une donnée d'entrée du projet. On a fait énormément de terrain avec eux pour voir quel type d'espace ils savaient entretenir, ce qu'ils ne savaient pas faire, quel était le bon curseur, etc. On a énormément discuté, se disant que le but c'était moins de réussir à faire le projet parfait partout, d'un point de vue climatique, mais de faire mieux sur chacun des projets, quel que soit le niveau.
C'est d'ailleurs une devise, je dis souvent : chaque projet sa bataille. On n'est pas obligés de mener toutes les batailles sur tous les projets parce qu'on n'est pas les seuls. Si on n'a pas les interlocuteurs derrière ou si les interlocuteurs n'ont malheureusement pas les moyens de se saisir de ces sujets, il faut savoir s'adapter à cela. C'est un élément de contexte, c'est aussi comme cela qu'on fait la ville de manière pérenne. Cela fait partie des éléments d’héritage.
Un héritage qu'on laisse en faisant progresser chacun. Est-ce que tu as un conseil de lecture ou autre pour avancer sur cette question de la prise de conscience qui donne envie de bouger les lignes ?
Il y a une vidéo qui me vient à l'esprit. Même si on peut contester des éléments, je ne connais personne qui ait vu cette vidéo qui n'en soit pas ressorti avec énormément de questions et de prise de conscience. Il s’agit de la séance inaugurale de Jean-Marc JANCOVICI à Sciences Po d'août 2019. C'est un peu long, cela dure deux heures et demie, mais franchement, je trouve que cela pose un certain nombre de sujets, notamment sur la trajectoire vers laquelle on va, qui sont assez intéressants à entendre et à partager.
Propos recueillis par Sylvain Grisot · dixit.net · novembre 2020