Cleveland : déclin et alternatives
Découverte de Cleveland, et des territoires en déclin en général, avec Max Rousseau et Vincent Béal, pour sortir des images toutes faites d'effondrement ou de post-croissance.
Frédérique TRIBALLEAU > Bonjour, Max Rousseau. Bonjour, Vincent Béal. Max Rousseau, vous êtes l'auteur d'une thèse en science politique intitulée « Vendre la ville post-industrielle : capitalisme, pouvoir et politiques d'image à Roubaix et à Sheffield (1945-2010) ». Vous êtes également géographe au CIRAD. Vincent Béal, vous êtes maître de conférences en sociologie à l'Université de Strasbourg et votre thèse s'intitule « Les politiques du développement durable : gouverner l'environnement dans les villes françaises et britanniques (1970-2010) » Vous avez tous les deux coécrit un livre de recherche Plus vite que le cœur d'un mortel. Désurbanisation et résistances dans l'Amérique abandonnée publié en 2021. C'est un ouvrage que nous avons beaucoup apprécié chez dixit, à la fois pour les thèmes que vous avez traités, mais aussi pour son format qui nous rappelle davantage un journal d'enquête plutôt qu'un gros pavé de recherche. Avant d'en discuter plus en détail, pourriez-vous nous donner un aperçu des sujets abordés dans cet ouvrage ?
Max ROUSSEAU > Cet ouvrage fait partie d'un projet de recherche que Vincent et moi avons lancé il y a sept ans, peu après nos soutenances. Ce projet, financé par l'Agence Nationale de la Recherche (ANR), portait sur les villes en déclin. Nous avions fait nos thèses à l'Université de Saint-Étienne, qui est une des rares villes françaises de taille importante à connaître des processus de déclin structurel. Dans le cadre de ce projet de recherche, nous avons formé une équipe et mené des enquêtes dans des villes françaises pendant plusieurs années. Nous avons également proposé à l'ANR de faire un détour par un autre pays où les questions de déclin urbain se sont posées plus tôt qu'en Europe et en particulier en France. Nous avons choisi les États-Unis, car c'est un pays qui est ouvert à la mondialisation depuis longtemps et où ces dynamiques de déclin se sont manifestées dès les années 60-70. Nous pensions qu'en allant aux États-Unis, nous pourrions comprendre les racines du problème et analyser des solutions politiques différentes de celles que nous avons l'habitude d'avoir en Europe et en France. En France, ce problème a été longtemps nié. Les pouvoirs publics, qu'ils soient nationaux ou locaux, ont refusé de voir qu'il y avait un problème de perte structurelle d'habitants dans certaines villes, de dévitalisation économique et de paupérisation de la population. C'est une des raisons qui nous ont poussés à mener cette enquête à Cleveland.
Vincent BEAL > Au-delà de la simple découverte d'une ville en déclin aux États-Unis, nous avions l'idée que l'extrême abandon de certains quartiers après la crise des subprimes de 2008 avaient peut-être créé un contexte favorable pour repenser les modèles d'action dans les territoires en difficulté. Nous avions lu plusieurs articles sur des politiques de décroissance planifiée qui, pour la première fois, se seraient détournées de l'objectif de croissance et d'attractivité. Nous voulions donc nous rendre sur place pour voir concrètement ce que donnaient ces politiques.
Max ROUSSEAU > Quand nous étions à Saint-Étienne, nous étions non seulement doctorants, mais avons également parfois financé nos travaux par des études pour les politiques locales. Ce détour nous a permis de vraiment prendre la mesure de la primauté conférée à l’attractivité. Au milieu des années 2000, à Saint-Étienne par exemple, mais également dans toutes les villes en déclin, l'objectif absolu était de revenir à la croissance. La solution pour y parvenir était ce qu'on appelle les politiques d'attractivité, c'est-à-dire des stratégies qui visent à attirer des populations désirées et des investissements. Ces populations désirées varient en fonction des cibles et des études qui défendent chacun des marchés. À certains moments, il s'agit de consommateurs, à d'autres moments, il s'agit d'étudiants, il s'agit de jeunes ménages avec enfants pour repeupler la ville, etc…
Ce qui nous frappait, c'était que la relance de la ville en déclin ne passait que par des ressources perçues comme extérieures au territoire. Ce qu'on appelle le développement exogène. Nous défendions plutôt une conception d'un développement endogènepour deux raisons. Tout d'abord, nous considérions que d'un point de vue de l'efficacité économique, cela ne fonctionnait pas très bien, car cela nécessitait d'injecter beaucoup de fonds publics. Or, l'argent public a tendance à se raréfier, en particulier depuis 2008 et le tournant de la rigueur, à la suite de la crise financière qui a commencé à Cleveland et Détroit avec cette crise des subprimes. Il y a donc des investissements publics très lourds pour une rentabilité souvent faible. Ces mégaprojets ne fonctionnent pas aussi bien que ce qui avait été vendu au départ. Que ce soit des quartiers d'affaires qui restent vides, des réhabilitations de bâtiments économiques qui ne fonctionnent jamais, ou des politiques de gentrification qui ne débouchent pas sur un intérêt pour la classe moyenne qu'on souhaite attirer, etc. D'un point de vue de l'efficacité économique, ces stratégies se soldent souvent par des échecs. Cela est vrai aussi bien en France que dans d'autres pays.
Le deuxième problème concerne davantage la justice sociale. On peut se poser la question en tant que contribuable et citoyen : est-ce une bonne chose de déverser tous ces fonds publics pour des populations qui ne sont pas forcément celles qui en ont le plus besoin ? En général, ce sont des populations aisées qu'on cherche à attirer à nouveau dans la ville qui se paupérise. Ne serait-il pas préférable de repenser une stratégie de développement en partant des ressources internes au territoire et qui prendrait appui, par exemple, sur l'éducation ou sur des stratégies de formation qui seraient plus adaptées aux compétences locales pour relancer une économie endogène ? Nous sommes heureux de voir qu'au fil du temps, c'est devenu un mouvement international qui prend appui sur les villes en déclin du nord de l'Angleterre. Cela s'appelle l'économie fondamentale. L'objectif de ces chercheurs est de peser sur les pouvoirs publics pour essayer d'aller vers une forme de néo-keynésianisme, c'est-à-dire des investissements publics dans les secteurs fondamentaux tels que la formation, la santé, les transports, le logement, l'alimentation et tout ce qui a été un peu évincé par ces stratégies d'attractivité hégémoniques un peu partout en Europe.
Merci pour cette présentation générale de votre ouvrage. Avant d'entrer plus en détail sur Cleveland, pouvez-vous revenir sur ce que vous entendez par “territoire en déclin” ou “en décroissance” ? Ces termes sont un peu à la mode et peuvent avoir des significations variées. Quel lien faites vous entre ces territoires et le capitalisme, l'industrie, ainsi que ces villes désindustrialisées qui se retrouvent dans une impasse ?
Vincent BEAL > Il est toujours difficile de donner une définition générale applicable à l'ensemble des villes, des territoires, des pays et des régions du monde. Ce que nous pouvons dire, c'est que l'élément commun à tous ces territoires est qu'ils perdent des habitants et connaissent des difficultés au niveau de l'emploi. Cela ne signifie pas nécessairement que des emplois sont détruits chaque année, mais globalement, ces territoires ont connu une déstabilisation des secteurs économiques qui les portaient. À Cleveland et à Saint-Étienne, par exemple, il s'agissait de l'industrie dans les années 70-80. Pour certaines villes moyennes en France, situées dans la diagonale du vide, la déstabilisation est due à la fragilisation des emplois publics et de l'économie soutenue par l'État, car ces villes étaient historiquement des villes de service. Aujourd'hui, l'austérité fragilise ces emplois.
Au-delà de cela, tous ces éléments se matérialisent de manière très spécifique dans les formes urbaines, la composition sociale de ces territoires et les problèmes qu'ils rencontrent. L'un des éléments centraux pour comprendre ces territoires est que leur centralité est fragilisée. Les centres urbains, qu'il s'agisse des centres-bourgs pour les plus petits territoires ou des centres-villes pour les plus grands, sont fragilisés et connaissent des dynamiques inverses à celles que l'on peut observer dans les métropoles dynamiques, où l'on voit le retour de certains emplois très qualifiés et des processus de gentrification. Les territoires en déclin, en revanche, connaissent plutôt des processus de spécialisation sociale et ethnique dans leurs centres, une augmentation de la vacance et de la dévitalisation commerciale. Surtout, ces centres ont une image très négative, alors que les centres-villes de villes plus dynamiques comme Nantes, Strasbourg et Montpellier ont, eux, une image très positive. Les classes moyennes et supérieures ont envie de s’y installer, tandis que les centres en déclin sont plutôt des espaces répulsifs.
Max ROUSSEAU > La décroissance est un terme est un terme démographique, qui correspond à une perte d'habitants qu'on peut mesurer de manière très précise en gardant les périodes intercensitaires. Cet indicateur est le plus important pour les élus parce que c'est le plus visible. Quand il y a un recensement qui tombe et qu'on voit qu'il y a encore une perte d'habitants, en général, ce sont des signaux d'alerte très forts qui vont déclencher des stratégies d'attractivité encore plus agressives. C'est ce qui est en train de se passer depuis quelques années en France.
L'autre concept que nous essayons de porter est le concept de déclin. Pourquoi est-ce qu'on préfère parler de déclin ? La décroissance est seulement l’un des paramètres d'un processus qui est plus général. Si on ne prend en compte que la décroissance démographique, on loupe les racines du problème. Donc ce qu'on entend par déclin urbain, c’est la perte de la population, mais aussi, la dévitalisation économique. Il y a la paupérisation de la population et une dégradation du bâti qui va se matérialiser par des friches ou par de la vacance qu'elle soit commerciale ou résidentielle. Ce sont des paramètres qui vont interagir et qui vont produire une sorte de spirale dans laquelle le territoire va rencontrer des difficultés pour en sortir.
Nous avons essayé de périodiser ce déclin. Le déclin urbain peut remonter à l'Antiquité et aux guerres si on veut vraiment être exhaustif. Mais pour la période contemporaine, il commence à émerger en France comme partout en Europe dans les années 60, avec la transition du capitalisme industriel fordiste au post-fordiste, c’est à dire vers une économie davantage tournée vers les services. Une première partie des villes situées dans la diagonale du vide, disons des Pyrénées jusqu'à la frontière belge, le bassin minier et la Lorraine, vont commencer à perdre des habitants et à rentrer dans un processus de déclin. Tout ça, c'est assez bien connu. Les jeux de la macroéconomie expliquent cette première entrée d'un groupe de ville en déclin.
Puis à partir de la fin des années 2000, il y a une deuxième catégorie de villes qui entrent en déclin, qui n'étaient plus forcément des villes industrielles, mais plutôt des villes administratives, les préfectures ou les sous-préfectures, les fameuses villes moyennes dont tout le monde parle aujourd'hui. Ce ne sont plus forcément des mécanismes liés au capitalisme et au libre jeu des investissements internationaux, mais plutôt des mécanismes politiques qui vont conduire à cette entrée en déclin. Les politiques d'austérité qui vont arriver en France avec la RGPP sous le mandat de Nicolas Sarkozy vont se traduire par des non-renouvellements d'emplois des fonctionnaires, mais également par des fermetures de caserne et de maternité, par des disparitions de service hospitalier, par des fermetures d'école, etc. Il y a sept lycées dans la région nord-est qui vont être fermés dans les prochains mois. Ce sont des mécanismes qui relèvent complètement de l'action publique et qui vont expliquer l'entrée en déclin d'une nouvelle catégorie de ville. Un exemple particulièrement frappant est Châlons-en-Champagne qui a perdu sa préfecture et sa caserne à peu près au même moment. Cela s'est traduit par une entrée en déclin assez rapide d'une ville qui n'avait jamais été une ville industrielle.
On est typiquement sur des problématiques systémiques qui ne se règlent pas simplement en mettant un lotissement en entrée de bourg pour accueillir de nouveau de la population. Dans votre ouvrage, vous vous concentrez sur la ville de Cleveland aux États-Unis, en examinant les politiques alternatives de développement. Pourquoi avoir choisi spécifiquement cette ville ? Choisir un territoire très localisé vous a-t-il permis de monter davantage en généralité sur les villes en déclin ?
Max Rousseau Nous avons entendu parler de Cleveland viaPreston. Preston est une ville pauvre du Nord de l’Angleterre. Durement touchée par la politique d’austérité enclenchée après la crise financière de 2008, elle a tenté de changer d’approche en proposant une « démocratisation de l’économie locale ». Cette initiative éveille l’attention de nombreux activistes et déclenche des débats intéressants dans les médias britanniques. Or la source d’inspiration principale de Preston se trouve être Cleveland. Pendant un temps, les deux villes vont faire figure, pour le Parti travailliste, d’un modèle d’un développement basé sur l’économie sociale et solidaire. Tout ceci nous a beaucoup intéressés, car traditionnellement les villes en déclin ont plutôt mauvaise presse. On va plutôt parler de la montée de l’extrême-droite, de la montée de la paupérisation, de l’isolement, de l’anomie, de l’aliénation, etc… Pour la première fois, on avait un éclairage plutôt positif.
Cleveland est située en plein cœur de la Rust Belt, c’est à dire la “ceinture de la rouille”. Ce n’est pas seulement la ville qui est en déclin, mais toute la région, alors que c’était le fleuron industriel des Etats-Unis au XIXème siècle. Quand on est parti là-bas, on ne connaissait pas grand-chose à l’histoire américaine et absolument rien à Cleveland. On avait conscience qu’on était prisonniers d’une image produite de l’extérieur. Dans ces villes, la gouvernance publique s’est plus ou moins effondrée, il n’y a plus vraiment d’institutions capables de contrôler l’image officielle de la ville, à la différence des métropoles fleurissantes qui peuvent avoir des marques urbaines comme Lyon a sa marque ONLYLYON, etc. C’est aussi pour ça qu’on n’a pas été à Détroit parce qu’on estimait qu’il y avait trop de travaux sur cette ville. La première image un peu apocalyptique qui va montrer un monde un peu à la Mad Max avec des gens qui sont en mode survie parce que tout s’est effondré. Il n’y a plus de boulot, il n’y a plus de bus, il n’y a plus d’école. C’est un environnement qui rappelle l’effondrement.
La deuxième image est beaucoup plus utopique, qui va voir dans ces villes les germes de ce qu’on a pu appeler le monde d’après, le monde de demain, en rupture avec le système capitaliste. Des gens vont s’engager dans des stratégies de coopération et vont prendre appui sur des entreprises d’économie sociale et solidaire, etc. C’est une autre image qui va être diffusée par des militants à l’international. Ça va donner par exemple le film « Demain » qui a fait plusieurs millions d’entrées en France, qui consacre notamment un chapitre entier aux fermes urbaines de Détroit.
Le point commun de ces images, c’est qu’elles sont produites de l’extérieur. On a essayé d’avoir un regard un peu plus neutre pour comprendre d’une part, ce qui avait pu provoquer l’abandon extrême de Cleveland et d’autre part, ce qui avait pu finir par déboucher sur des stratégies alternatives connues à l’international. Pour ce faire, on est parti du terrain. On a réalisé une centaine d’entretiens avec aussi les acteurs institutionnels, la mairie, les fondations, les grandes firmes, les acteurs du développement communautaire, mais aussi avec les habitants qu’on a rencontrés dans les quartiers abandonnés, notamment dans le ghetto noir de Cleveland. Ça reste un ouvrage de recherche même si on a essayé de faire un effort pour le rendre accessible à un public plus large que celui qui nous lit habituellement.
Vincent Béal > Cleveland est finalement une ville assez ordinaire. Il n’y a pas de grands groupes financiers qui ont des stratégies de spéculation sur le déclin aussi fortes qu’à Détroit. Il n’y a pas d’aéroport international. Il y a des choses en moins à Cleveland qu’à Détroit qui rendent peut-être cette ville plus intéressante pour monter en généralité : une ville ordinaire, avec des pratiques ordinaires de gestion du déclin de la part des acteurs institutionnels, mais aussi des habitants qui vivent dans cet environnement très particulier qui est celui d’une ville qui perd des habitants, qui perd des logements dans lesquels les rues disparaissent les unes après les autres.
Et alors, qu'est-ce qui se passe dans cette ville ordinaire ? Vous parliez d'ESS, de coopération locale qui sont peut-être un peu différentes des systèmes capitalistes habituels. Vous avez parlé d'agriculture urbaine, mais aussi de tous les sites de décroissance planifiée. Peut-on revenir sur ces thématiques ?
Vincent Béal > Avant de revenir sur tous ces éléments, il y a une dernière chose qu'il faut aborder pour vraiment comprendre la situation de Cleveland. Dans la première décennie des années 2000, Cleveland était une ville en déclin qui avait subi la désindustrialisation, un peu comme toutes les villes dans les années 60-70. Comme souvent aux États-Unis, elle avait subi un grand partage ethnique. Les classes moyennes blanches s'étaient installées en périphérie tandis que les populations les plus paupérisées et ethnicisées étaient captives du centre. Une sorte de partage social et ethnique typique des villes américaines.
Ce qui se passe, c'est que l'arrivée de la crise subprimes va avoir un effet extrêmement violent dans la ville. Les subprimes vont être distribuées massivement dans le centre, donc dans la ville de Cleveland et dans la première couronne, et vont déboucher sur une crise des saisies hypothécaires. Quand, l'économie américaine va entrer en crise, les gens ne vont pas être en mesure de rembourser leurs prêts et on va avoir des centaines de milliers de personnes qui ne peuvent plus rembourser leurs prêts et qui voient leurs maisons saisies ou qu'ils abandonnent tout simplement. Leurs maisons qui valaient 150 000 dollars et pour lesquelles ils payaient un prêt de 150 000 dollars n'en valent plus que 20 ou 30 000 dollars. Ils décident donc de les abandonner. Cela a produit quelque chose de très important à comprendre : un abandon de tout un tas de quartiers de la ville. Il reste quelques habitants dans une maison ici ou là. Mais on a des pans entiers de la ville qui sont abandonnés. Certaines maisons sont laissées vacantes. D'autres sont parfois démolies, mais au départ, la municipalité n'avait pas les moyens de les démolir massivement. En fait, on va avoir un foncier disponible qui va se libérer pour autre chose.
Max ROUSSEAU > Le foncier est un élément qui nous paraît vraiment crucial. Le foncier, c'est le nerf de la guerre. Il va être difficile de trouver du foncier disponible dans les cœurs métropolitains des grandes villes attractives. Par exemple, à Paris, le prix est à plus de 10 000 euros le mètre carré. Le foncier est crucial pour imaginer la transition. Il faut du foncier pour déployer des énergies renouvelables ou pour des formes d'agriculture qui vont rompre avec les formes d'agriculture conventionnelles. Nous avons besoin de foncier. Ce foncier va être le grand atout des territoires en déclin, qu'ils soient urbains ou ruraux. Il y a peu d'endroits où le foncier a été aussi dévalorisé que dans les cœurs métropolitains de la Rust Belt américaine, puisque le déclin y est plus précoce. Nous pourrions utiliser ce foncier disponible comme socle d'une politique de redéveloppement alternatif. Nous avons essayé d’expliquer ce concept en le différenciant de l’entrepreneurialisme urbain. Nous nous sommes basés là-dessus sur les travaux du géographe anglais David Harvey.
L'entrepreneurialisme urbain, qu'est-ce que c'est ? Ce sont des stratégies de développement local qui sont maintenant hégémoniques à l'échelle internationale. Elles sont top-down, c'est-à-dire qu'elles sont descendantes et qu'elles sont décidées et mises en œuvre par de grands élus, des banques, des promoteurs et des bureaux d'études internationaux. Elles s'imposent aux territoires. Ce sont des stratégies qui sont basées sur l'ascension du marché, considérées comme efficaces à partir du moment où elles draineront des investisseurs, des cadres, etc. Enfin, ce sont des stratégies qui seront toujours tournées vers des cibles extérieures au territoire.
A l’inverse, nous appelons les politiques alternatives de développement des politiques qui ne sont pas descendantes, mais plutôt ascendantes, émanant des demandes de la population qui est encore présente dans la ville en déclin. C’est typiquement le cas de l'agriculture urbaine, mais pas seulement. Ce sont également des stratégies qui sont tournées vers les besoins des populations résidentes et non pas vers les besoins hypothétiques de la population qu'on voudrait attirer dans le territoire. Enfin, ce sont des stratégies qui prennent appui sur d'autres types de régulation sociale que le marché, comme la confiance, les liens de coopération et les liens forts entre les habitants.
Nous avons réalisé que cela pouvait se passer à Cleveland. Il y avait deux types de politiques qui nous intéressaient plus particulièrement : la politique de démolition sans reconstruction et la stratégie d'agriculture urbaine, qui elle-même a débouché sur une stratégie de relance de la ville vers la transition environnementale. Les politiques de démolition urbaine sont vraiment intéressantes, car si nous regardons ce qui se passe en Europe, nous savons très bien que nous sommes en pleine transition démographique. Si nous regardons les projections démographiques d'ici une cinquantaine d'années, sauf s'il y a une politique d'ouverture massive des frontières, ce qui ne semble pas être la route empruntée politiquement par les pays européens, il y aura une décroissance démographique. Un peu comme au Japon depuis longtemps. Cela libérera probablement du foncier par des démolitions sans reconstruction. Cela a déjà commencé en France, dans le nord-est de la France, dans plusieurs villes. Cependant, cela n'a jamais été dit par les médias et cela n'a jamais été assumé par les politiques, que ce soit à l'échelle locale ou nationale. Tandis que dans les villes américaines, c'est assumé, c'est public et du coup c'est intéressant. Le problème, c'est que ces politiques de démolition, ces politiques de décroissance planifiée, peuvent ensuite être mises en œuvre très concrètement de manière très différente, de manière aussi bien très progressiste que très réactionnaire et même raciste.
En ce qui concerne l'agriculture urbaine, nous nous sommes rendu compte que c'était la même chose. Il peut y avoir une agriculture urbaine vraiment progressiste à disposition des habitants dans les déserts alimentaires. Parce que les supermarchés ont fermé dans ces quartiers, car les populations sont trop pauvres pour que le supermarché soit rentable. Ce n'est donc plus possible pour les habitants d'accéder à de la nourriture de qualité. L'agriculture urbaine joue alors un rôle d'agriculture de subsistance. Elle permet à des gens de pouvoir acquérir. On parle de quartiers où l'espérance de vie est souvent inférieure à 60 ans, c’est à dire une espérance de vie comparable aux pays d'Afrique subsaharienne. L'agriculture urbaine joue alors un rôle très important.
Mais vous pouvez très bien imaginer d'autres formes de politique urbaine et c'est comme ça que l'agriculture urbaine est recodée par les élites. Elle permet également de changer l'image de votre quartier, de le rendre plus attractif, et de le rendre plus attractif pour qui ? Pour des populations plus désirables que vous souhaitez attirer sur le territoire. Ce qu'on appelle la “greentrification”, c'est-à-dire la gentrification verte en quelque sorte. Ces politiques sont très plastiques, aussi bien la démolition massive, la décroissance planifiée que l'agriculture urbaine. Elles peuvent être recodées par des acteurs qui seront situés dans des positions très différentes sur l'échelle politique. Cela explique en partie leur succès actuel dans les villes de la Rust Belt.
Vincent BEAL > Un point important de l’ouvrage est la manière dont cette enquête à Cleveland et l’écriture de ce livre nous a fait avancer dans notre réflexion. Avant de partir à Cleveland, nous pensions que les politiques qui se détourneraient du dogme de la croissance seraient en soi des politiques qui iraient dans le bon sens, qui permettraient de transformer les territoires. Ce que nous avons découvert, c’est que l’objectif de décroissance ne suffit pas. Le sens de la décroissance est aussi important. Il est important de savoir quels intérêts et quels acteurs vont se projeter là-dedans et qu’est-ce qu’ils vont mettre en place. Cela s'applique aux politiques urbaines de décroissance, comme au processus plus général de décroissance des sociétés capitalistes actuelles. Il pourrait y avoir des formes de décroissance très progressistes, mais à l’inverse, des formes de décroissance qui seraient beaucoup plus autoritaires ou socialement injustes. Il est donc important de voir qu’il y a différentes types de décroissance et que ce terme flou peut être saisi par des intérêts variés qui peuvent mettre en place des stratégies très différentes les unes des autres.
Il est très important de faire cette distinction. Cela me fait penser aux réflexions sur l’écologie fasciste. Des politiques de déconstruction ou politiques de décroissance planifiée peuvent être des politiques racistes, ou des politiques d’attractivité cachées. Certaines villes ont regagné de la population après avoir déconstruit, développé de l’agriculture urbaine et renaturer leurs villes. Finalement, d’autres types de populations arrivent. Les élus peuvent retenir seulement cet élément comme étant un élément de succès. Il est important de préciser cela pour sortir de cette image utopique qu’on peut avoir de ces politiques. Revenons donc sur ces collectifs citoyens qui proposent aussi des transformations urbaines : est-ce que c’est par ces collectifs, à Cleveland, mais aussi en France ou en Europe, qu’on peut avoir des mises en action ?
Max ROUSSEAU > Nous sommes pleinement convaincus de l’importance du collectif. À Cleveland, nous avons été frappés par les rencontres que nous avons faites. Nous avons échangé avec des collectifs impressionnants de gens qui avaient pu quitter la ville à un certain moment pour aller chercher des ressources extérieures, gagner de l’argent, gagner du capital social, et ensuite retourner dans la ville et dans les quartiers qui les ont vus naître pour essayer de leur rendre de la meilleure manière possible. Nous avons vu des militants, notamment les activistes afro-américains. Nous avons vu des collectifs qui opèrent dans un tas de domaines qui relèvent normalement des politiques urbaines, de la compétence de la municipalité, mais ce n’est plus le cas. Ces collectifs ont vraiment transformé la trajectoire de ces quartiers.
Vincent BEAL > Souvent ces collectifs - à Cleveland en tout cas, mais pas seulement là-bas, on peut trouver la même chose dans d'autres villes américaines ou européennes - habitent l'espace qu'ils souhaitent transformer, ce qui signifie qu'ils fonctionnent selon des rationalités qui ne sont pas marchandes, ou en tout cas, qui ne sont pas uniquement marchandes.
À Cleveland, par exemple, nous avons interrogé une femme appelée Cheryl, qui habitait dans le quartier de Glenville, l'un des ghettos de Cleveland. Elle avait créé un petit jardin pour sécuriser le coin de rue. Après avoir discuté avec elle, nous avons marché dans le quartier et elle nous a expliqué que la banque foncière, une institution clé dans la gouvernance urbaine à Cleveland, démolissait beaucoup de logements dans son quartier. Cette organisation fonctionnait selon une rationalité marchande, c'est-à-dire qu'elle pensait qu'il était inutile, illusoire et contre-productif de réhabiliter les maisons, car elle ne pourrait pas les revendre à un prix élevé. Ce raisonnement peut sembler implacable, mais en discutant avec Cheryl, nous avons réalisé que des collectifs rénovaient les maisons avant qu'elles ne soient saisies par la banque foncière, car il y avait une demande de location pour des maisons qui n'étaient pas trop délabrées dans ce quartier, par des personnes qui ne pouvaient pas acheter mais qui seraient heureuses de louer. Cela permettrait de densifier un peu la population de certaines rues et donc de les rendre plus agréables. Dès que l'on fonctionne selon une rationalité autre que la rationalité marchande, les raisonnements et les stratégies peuvent être totalement différents.
En Europe, les alternatives les plus radicales - du moins celles qui fonctionnent le mieux - sont celles qui reposent sur des collectifs, comme en Allemagne avec tout ce qui se passe autour de "Mietshäuser Syndikat". Cela a commencé à Fribourg avec des squatteurs, mais aujourd'hui cela se diffuse dans d'autres villes allemandes. On voit que ce sont vraiment des collectifs qui essaient de développer un autre rapport à la propriété, au terrain et à ce qu'on peut en faire. Cela ne peut guère provenir d'acteurs qui fonctionnent selon les rationalités de marché.
Nous ressentons bien cela lorsque nous lisons votre livre. Un besoin que la ville, le logement, ne soient plus des produits financiers, mais soient un droit. Ils sont alors repris en main par des collectifs pour répondre à des besoins bien réels. Nous avons rapidement survolé votre recherche, qui est bien plus complète. J'invite les auditeurs et les auditrices à lire directement votre livre, mais aussi vos autres recherches qui sont liées à ces thématiques en France, en Europe. Avant de nous quitter, auriez-vous des recommandations de livres ou de films pour les auditeurs et les auditrices qui souhaiteraient en savoir plus sur ce sujet ?
Max ROUSSEAU > Oui. Sur la question des villes en déclin, il y a plusieurs livres intéressants. Nous pourrions recommander celui de Flaminia Paddeu, "Sous les pavés, la terre", qui est sorti il y a deux ans aux éditions Seuil, sur l'agriculture urbaine. Et peut-être un documentaire vraiment marquant sur les stratégies de décroissance planifiée et leur ambiguïté : le documentaire "Detropia". "Detropia" parle de la tentative du maire il y a une dizaine d'années de restreindre la taille de la forme urbaine à Détroit.
Vincent BEAL > Si je peux ajouter quelque chose, nous avons publié notre livre chez Grevis, une jeune maison d'édition indépendante et associative. Ils ont publié quelques livres intéressants sur ces questions, notamment celui de Phil Neel, un géographe américain, intitulé "Hinterland", qui nous a marqué. Donc pour ceux qui s'intéressent aux espaces marginalisés, c'est un livre qui vaut le détour.
Propos recueillis par Frédérique Triballeau en avril 2023.
Pour aller plus loin :
- Plus vite que le coeur d’un mortel. Désurbanisation et résistances dans l’Amérique abandonnée, Vincent Béal et Max Rousseau, éditions Grevis (2021)
- Déclin urbain. La France dans une perspective internationale, Vincent Béal, Nicolas Cauchi-Duval et Max Rousseau, éditions du croquant (2022)
- Sous les pavés la terre, Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Flamina Paddeu, éditions Seuil (2021)
- Hinterland. Nouveau paysage de classe et de conflit aux Etats-Unis, éditions Grevis (2022)
- Detropia, documentaire réalisé par Heidi Ewing et Rachel Grady (2012)