L'urbanisme transitoire à la sauce lilloise
Dialogue avec Juliane Schulz de l'Agence de Développement et d'Urbanisme de Lille Métropole. Juliane est spécialisée sur les espaces vacants et l'urbanisme transitoire. Ensemble, nous avons parlé de projets nomades, des facilitateurs urbains et du rôle des collectivités dans ces nouveaux usages.
Frédérique TRIBALLEAU > Bonjour Juliane Schulz. Vous êtes chargée d'études au service Projet Urbain de l'Agence de Développement et d'Urbanisme de Lille Métropole. Nous allons parler aujourd'hui de votre étude sur l'urbanisme transitoire qui est sortie fin janvier 2021. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à l'urbanisme transitoire en tant qu'agence d'urbanisme ? Mais surtout, quelles sont les particularités de votre territoire en termes d’urbanisme transitoire ?
Juliane Schulz > Il y a deux ans, nous avons mené une étude sur le phénomène de la vacance. Nous avons dressé un diagnostic assez large et complet des lieux vacants (friches, bâtiments vacants présents sur la métropole lilloise…). Et il y a un grand nombre d’espaces vacants sur le territoire, parfois difficiles à revitaliser et inoccupés depuis assez longtemps. Plus spécifiquement sur le versant nord-est de la métropole, à Roubaix, Tourcoing, ou Wattrelos. À l'époque, nous avons identifié plusieurs leviers pour résorber cette vacance. L'urbanisme transitoire, notamment les occupations temporaires, nous semblaient très intéressantes comme piste.
En même temps, de nombreux projets temporaires commencent à émerger sur le territoire de la métropole lilloise. Moins qu'en région parisienne, bien sûr, où depuis cinq ans, on en parle beaucoup. Néanmoins, cela nous a amenés à vouloir explorer tout cela d'un peu plus près. Nous avions envie de donner une meilleure lisibilité des projets qui existent déjà. Plus particulièrement de comprendre le montage de ces projets et tous les problèmes rencontrés par ces initiatives.
Vous avez proposé une typologie un peu particulière dans votre étude en prenant l'angle de la trajectoire des projets. Vous n'avez pas proposé une typologie par le business model ou le type d'activité. Est-ce que vous pouvez nous expliquer pourquoi vous avez choisi de travailler via l’angle de la trajectoire ?
D’abord, il y avait un choix de définition à faire : comment définit-on l’urbanisme temporaire ? Pour nous, c’était très important de parler à la fois d’occupation temporaire juste éphémère, qui laisse place ensuite à un projet urbain, qui peut être déconnecté de cet usage, comme de parler des initiatives qui ont vraiment donné des impulsions aux futurs projets, voire qui se pérennisent. Nous voulions que ce soit le plus ouvert possible. En région parisienne, on aborde l’urbanisme transitoire majoritairement comme une solution intercalaire entre un espace vacant et un projet immobilier. Ici, il s’agit seulement d’une des facettes que l’occupation temporaire peut prendre. D’ailleurs, cette typologie des trajectoires est issue du projet de recherche Urban Catalyst qui a été mené dans les années 2000 à l’échelle européenne.
On retrouve aussi beaucoup d'interviews d'acteurs de l’urbanisme transitoire : pourquoi ce choix de leur donner autant la parole dans votre étude ?
Le retour d’expérience à travers des entretiens est une méthode assez classique, mais nous avons vraiment souhaité les valoriser dans notre livrable final, notre étude, en laissant jusqu’au bout la parole aux acteurs. Cela permet de se rendre compte que les occupants, les propriétaires, les collectivités ou les aménageurs ont tous des intérêts différents quand ils s’investissent dans l’usage temporaire des lieux vacants. Quand on formalise une telle matière par une étude de cas, c’est un aspect qu’on peut perdre de vue. De ce fait nous avons décidé de mettre les acteurs en première ligne de l’étude. Chaque technicien dans sa structure a fait un pas de côté par rapport à ses routines, et nous voulions comprendre ce qui a pu les motiver, comment ils ont pu y arriver, quelquefois sans avoir au préalable de budget identifié, etc.
Dans votre étude, vous avez parlé de projets nomades. Ce sont des projets qui se déplacent de lieu transitoire en lieu transitoire. Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment cela fonctionne ? Est-ce que, finalement, on peut encore parler de temporaire ou de transitoire avec des projets qui se déplacent tout en continuant d’exister ?
Oui, c’est une des trajectoires que l’occupation temporaire peut prendre : quitter un lieu après deux ou trois ans, mais s’installer sur un autre lieu, rester encore quelques années, puis repartir sur un autre. Par exemple, il y a le NAME Festival qui a eu lieu dans les années 2000 au Tri Postal à Lille. Puis, ce festival a eu lieu plusieurs fois sur le site de l’Union à Tourcoing. Aujourd’hui, il est hébergé dans La Condition Publique à Roubaix. Cela montre que certains usages peuvent être agiles et se déplacer. Même si le lieu de l’installation est temporaire, le projet lui-même devient pérenne.
C’est tout à fait intéressant de soutenir ces stratégies multisites. Cela pourrait lever un frein à certains projets, qui n’ont pas de perspective après deux ou trois ans d’occupation. Il faut bien comprendre qu’il s’agit de projets culturels, économiques ou sociaux qui ont souvent envie de se pérenniser dans le temps. Bien entendu, le porteur de projet n’a pas pour seule motivation de revitaliser un lieu pour une durée limitée. Pour lui, la question de « comment continuer après » se pose souvent très vite.
Il ne faut pas sous-estimer non plus, que ce modèle nomade fonctionne pour certains usages, et pas pour d’autres. Les jardins partagés, qui ont souvent un ancrage fort dans le quartier, sont difficilement prêts à déménager dans un quartier plus lointain. L’urbanisme transitoire est un phénomène divers et varié qu’il est difficile de généraliser.
Vous avez commencé à les évoquer : lors de vos rencontres avec les porteurs de projet, avez-vous pu tirer des tendances dans leurs raisons de s’investir dans le temporaire ? À la fois pour les porteurs de projet, mais aussi pour les propriétaires des lieux.
Les porteurs de projets sont souvent ancrés dans le milieu culturel ou dans l’économie sociale et solidaire. Parfois, des projets sont aussi portés par des aménageurs ou des acteurs publics. La motivation première est de pouvoir s’installer quelque part à moindre coût. Les occupants trouvent cette niche économique pour développer leurs activités qui sont soit à faible lucrativité, soit sans objectif lucratif. Le loyer est très faible et cela leur permet de se lancer.
A contrario, pour un aménageur, se lancer dans une occupation temporaire permet plutôt de préfigurer le projet urbain, de tester des usages et d’ouvrir le site aux habitants pour éviter un chantier fermé pendant 10 ans.
Enfin, pour les propriétaires, la sécurisation des sites leur coûte beaucoup d’argent. Ils y voient donc une logique de coût évité en mettant leur site à disposition.
C’est un tout petit paragraphe dans votre étude, mais je le trouve intéressant : ce serait plus facile de s’installer sur un foncier non bâti que sur un foncier bâti. On pourrait penser au contraire qu’un bâtiment pourrait amener plus facilement à se projeter. Pourquoi y aurait-il plus de facilité à s’installer sur un terrain non bâti ?
C’est vrai que c’est un point qui nous a surpris aussi. Le panorama des projets identifiés sur la métropole montre qu’ils peuvent se faire dans des espaces vacants de typologies très variées. Néanmoins il semble, que les terrains non-bâtis soient plus facilement mis à disposition pour l’instant. La question est dans quelle mesure ceci est lié à des raisons techniques, de mise en sécurité, ou plutôt à une réticence plus forte du côté des propriétaires ou des acteurs institutionnels. De manière inconsciente peut être, la crainte que les occupants ne partent pas est peut-être moins grande sur un site très peu équipé. Cela semble être paradoxal, parce que les exemples d’urbanisme temporaire qu’on voit en Ile-de-France, comme les projets de Plateau Urbain, se font plutôt sur des sites bâtis.
Dans la métropole, il y a quelques projets dont c’est le cas, comme l’Hirondelle ou « En plein centre » à Tourcoing. Mais pour les aménageurs, il semble encore plus facile d’investir les espaces non bâtis.
Vous expliquez dans l’étude l’intérêt de favoriser l’urbanisme transitoire au sein de la métropole lilloise. Quel rôle devraient jouer les collectivités pour aider ces projets à s’installer ?
Les collectivités peuvent faire beaucoup de choses différentes pour faciliter cette approche. La première serait de faciliter l’autorisation des usages temporaires. De ce point de vue, elles ont un rôle clair à jouer, car les réglementations qui s’appliquent sur les usages temporaires sont vraiment différentes des projets d’aménagement classiques. Il faut les connaître et il faut être motivé pour les partager avec les occupants qui frappent à la porte des communes. A cet égard une collectivité peut être à la fois facilitatrice ou freiner l’initiative.
Les collectivités peuvent aussi aider financièrement et elles sont souvent propriétaires de biens vacants importants. Il faudrait qu’elles-mêmes intègrent une gestion dynamique de leurs biens et les mettent à disposition pour des projets temporaires. Mais il y a des enjeux d’organisation interne, car les projets temporaires répondent souvent à plusieurs problématiques de manière transversale, c’est-à-dire où tous les services sont concernés.
Un point important de votre étude est l’émergence de la figure du « facilitateur urbain », qui serait presque un nouveau métier. Est-ce que vous pouvez nous expliquer quel est son rôle et à quels besoins répond-il ? Mais aussi, comment est-ce que les acteurs classiques de l’aménagement essayent de s’adapter et de jouer ce rôle, qui demande de nouvelles compétences ?
L’émergence de l’urbanisme transitoire va vraiment de pair avec l’émergence de nouveaux acteurs. On l’a appelé « le facilitateur urbain », mais il est possible de donner un autre nom.
Premièrement, dans l’urbanisme transitoire, il y a au départ le pari que le propriétaire et l’occupant soient d’accord sur le principe d’usage temporaire. Mais il y a toujours cette peur des uns et des autres que l'occupation ne se termine pas comme prévu. C’est là où le rôle d’un intermédiaire devient important : il joue le rôle d’un acteur de confiance qui garantit que chacun peut trouver sa place. C’est une dimension que la coopérative Plateau Urbain a compris très vite au travers de son expérience et elle a développé son activité autour de ce besoin de garant, permettant de rassurer tout le monde tout en apportant ces multiples compétences dans le montage, la gestion et l’animation de projets temporaires. Le facilitateur peut même aider les porteurs de projet à trouver d’autres endroits où s’installer, quand ils sont dans le modèle nomade.
Deuxièmement, il y a la compétence de co-concevoir le projet et de co-construire les aménagements avec les habitants. Par exemple, Les Saprophytes, une agence présente dans la métropole lilloise depuis quelques années, fait des choses très intéressantes, et investit ce champ-là, où ne vont pas forcément les agences d’architecture ou de design « classiques » . Il y a l’enjeu d’animer une communauté : les compétences en animation ne font pas partie des compétences d’un aménageur classique.Toutes ces pratiques, qui ont émergé en même temps que les projets temporaires, ont permis à de nouveaux acteurs de se positionner. Mais vous avez raison, nous avons aussi constaté que des acteurs classiques s’approprient ces tâches, souvent partiellement. Le paysage des acteurs bouge et je trouve qu’il est intéressant de voir comment la fabrique urbaine change et pousse les acteurs classiques à innover.
C’est un sujet qui revient souvent quand on parle de faire la ville autrement, car cela nécessite aussi de nouvelles compétences, de nouveaux acteurs, voire de nouveaux métiers. Personnellement, est-ce que vous avez des projets qui vous ont marquée plus que d’autres ?
J’aurais du mal à choisir entre les projets de la métropole parce qu’ils ont tous leur raison d’être et qu’ils sont tous très différents en localisation comme en objectif. En revanche, il y a une initiative en Allemagne que j’aime bien évoquer : la ZwischenZeitZentrale, à Brême. On peut traduire cela par « l’agence de l’entre-temps ». Cette initiative existe depuis 2009. C’est une association qui fait le même type de travail que Plateau Urbain, mais à la différence qu’ils sont financés par la ville qui met à disposition un budget de 500 000 euros par an pour aider des projets temporaires à voir le jour. Le fait qu’ils soient financés par la ville fait que chaque projet passe par un conseil de représentants de la ville. De cette manière, la ville a aussi un impact sur les projets choisis et sur les thématiques d’intérêt général qui sont poussées par cette initiative. C’est un modèle qui pourrait être intéressant sur notre territoire, notamment sur le territoire nord-est, car le marché est tellement détendu qu’un modèle économique comme celui de Plateau Urbain ne fonctionnerait pas forcément. De manière générale, c’est très bien qu’on puisse faire de l’urbanisme transitoire sans subvention publique. Mais je pense qu’il y a des situations où la question du financement par la collectivité se pose.
C’était une discussion super intéressante, je pense qu’on n’a pas fini de parler d’urbanisme transitoire, car cela questionne beaucoup nos façons de faire la ville, notamment dans ses temporalités. Pour finir, auriez-vous un conseil de lecture pour approfondir le sujet ?
Il y a la dernière édition de la revue Sur Mesure qui traite le sujet du temps comme matière première de l'urbain. Je pense que c'est très intéressant à lire, car on parle bien sûr de l'urbanisme transitoire, mais aussi de tous les autres sujets qui s'ouvrent quand on s'intéresse à la question du temps.
Merci beaucoup Juliane, et à bientôt.
Propos recueillis par Frédérique Triballeau · dixit.net · avril 2021
Pour aller plus loin :
- L'étude sur l'urbanisme transitoire de l'Agence de Développement et d'Urbanisme de Lille Métropole : https://www.adu-lille-metropole.org/publication-lurbanisme-transitoire-paroles-dacteurs-et-retour-dexperiences-de-la-metropole-lilloise/
- Le dernier numéro de la revue Sur Mesure "Battre aux rythmes de la ville" : http://www.revuesurmesure.fr/issues/battre-aux-rythmes-de-la-ville
Image de couverture : Jardin du bonheur - Roubaix