Vol au-dessus d’une ville de fous-fous

Récit imaginaire d'oiseaux et de ville, par Loïc Marcé

Vol au-dessus d’une ville de fous-fous
Illustration : Benjamin Bordigoni

« Eh la fauvette, t’attends ton tour ! », la grosse voix de Rossi m’a arrêtée net. Le vol supersonique des colombes aussi. Du haut de sa tour de contrôle, Rossi organise la manœuvre depuis le pigeonnier du parc. Il faut dire qu’entre les petits Gravelots, les merles, les rossignols, les corneilles, le trafic est dense ! Et gare à rester dans son couloir pour éviter les gros faucons, les cigognes et les grues qui planent au-dessus de nous ! J’essaye le plus possible d’éviter l’heure de pointe, ça piaille, ça caquète, ça se marche sur les pattes, ça se donne des coups d’aile, l’enfer !

Attendez c’est pas fini ! Plus bas c’est l’armée de papillons et de libellules qui volètent de fleur en fleur pour en gouter le nectar. Ah ça ils peuvent s’occuper, des fleurs y en a partout ! J’adore voir leurs ballets en été, la danse de leurs petites ailes m’hypnotise, les couleurs voltigent devant mes yeux, on ne sait plus où donner de la tête, j’en oublierai même de manger tiens !

Et voilà ! La patte dans le repas des scarabées ! Ils passent leur temps à se disputer avec les mouches  le crottin des chevaux, des cerfs, des biches, des écureuils et des animaux de la forêt. Enfin… Chacun ses goûts !

L’ancien m’a raconté qu’avant, à la place de la forêt y avait des grandes dalles grises et des boites si hautes qu’elles cachaient le ciel, parfois on croyait passer à travers et on s’assommait sur une surface dure comme la pierre. Une invention de ces humains bizarres à ce qu’il parait. Mais on en reparlera de ceux-là !

Où j’en étais moi ? Ah oui, la forêt ! Ça c’est mon décrassage matinal préféré, des arbres à perte de vue, une « forêt comestible » qu’ils l’appellent les humains ! Ben évidemment que ça se mange une forêt, ils le découvrent ou quoi ? En tout cas, l’ancien il dit que ça lui a fait tout drôle de les voir revenir dans la ville les arbres, ça lui a fait tout drôle et beaucoup de bien aussi, il m’a dit. Et puis ça manquait sérieusement de logements avant, heureusement qu’ils ont construit ! Moi ce qui me branche c’est d’aller dormir dans le nid de mes copains le soir et les inviter dans mon arbre, à tour de rôle.

Mais c’est que je cause, je cause, je bavarde comme une pie et le ventre gronde, il s’agirait d’aller au supermarché ! L’ancien m’a dit que les humains appellent ça les Lombricomposts. Il m’a expliqué que c’était la façon des humains pour rendre à la terre ce dont ils n’ont plus besoin. Moi je trouve ça malin de leur part et c’est le meilleur endroit pour prendre un ver !

Au fait, je vous ai parlé de l’ancien ? Tout le monde l’appelle comme ça ce petit pigeon gras, gris et vieux. Si gras qu’on dirait qu’il va rouler, si gris qu’on sait pas si c’est la vieillesse, la poussière ou ce qu’il appelle, en prenant un air savant, la « pollution » qui l’a rendu comme ça, et si vieux qu’on veut toujours qu’il nous raconte comment c’était avant, dans la ville des humains.

Illustration : Benjamin Bordigoni

Ils sont bizarres ces grands épouvantails qui bougent, mais je les aime bien. Ils aiment bien se regrouper et discuter sous les arbres, dans la rue, n’importe où, ils aiment les prises de bec, ça c’est sûr ! Ils parlent pendant des heures, j’en vois certains qui se lèvent, deviennent rouges à force de parler et s’essoufflent, puis se rassoient. Souvent j’ai l’impression qu’ils vont se voler dans les plumes, et parfois ils le font, mais ça ne dure pas.

Ils me font rire, il y a toujours quelque chose à regarder avec eux ! Souvent, après le déjeuner, je me pose sur une branche de cerisier et je picore en regardant la scène. Je les vois passer sur des sortes de sculptures en métal avec deux roues (c’est mon pote le paon qui m’a expliqué pour la roue), parfois avec des enfants dans une caisse derrière eux, ou une autre caisse remplie de marchandises, et le plus souvent sans rien derrière. Ça a l’air important ces sculptures pour eux, partout dans la ville je vois des humains qui les réparent… D’ailleurs, maintenant que j’y pense, ils passent leur temps à réparer, tout, partout !

Ils ont aussi des très grandes boites avec des roues ou sur l’eau, elles me faisaient un peu peur au début parce qu’elles sont remplies d’humains et qu’elles ne font aucun bruit. Mais ensuite, je me suis perché dessus et c’est en fait un joli moyen de découvrir la ville ! Ils marchent, ils roulent, ils sont pleins de vie ceux-là et on les sent heureux d’être vivant ! On est très différents et pourtant, je ne sais pas pourquoi, je me sens proche d’eux…

L’ancien m’a dit qu’ils ont bien changé les humains. Je les vois en bas s’agiter. Ils font une grande fête de quartier pour partager les fruits et légumes de la semaine. Ah ça faut voir ce que c’est ! Des petits, des grands, des mâles, des femelles, des sans paille sur la tête, des gros comme l’ancien, de la musique, des chants, des cris, de la joie toute la journée ! Et le soir, ils sortent des liquides de toutes les couleurs, j’ai pas pu résister, mais certains m’ont fait tourner la tête pendant des jours après !

Infatigables je vous dis, toujours en train de fêter quelque chose ceux-là ! Chaque jour c’est pareil, un jour ils fêtent la betterave, un autre jour la pomme, l’arrivée de la pleine lune, des premiers bourgeons ou des premiers flocons, un autre encore un rituel bizarre, mais joyeux ! On a l’impression qu’il découvre les miracles de la nature, c’est touchant ! Quand j’en parle à l’ancien, il me dit d’un air obscur, les yeux dans le vague : « Oh si tu savais mon petit, si tu savais ! De mon temps… » Et puis il s’arrête comme s’il se souvenait de quelque chose, il me regarde fixement, il sourit et s’envole dans un nuage de poussière, en manquant de s’écraser au sol sous son poids. Bizarre lui aussi !

Quand je pense à la ville des humains, je vois d’abord des couleurs. Les papillons, les libellules, les fleurs, les fruits et légumes, les peaux, poils et plumes des humains, les parures de mes amours secrets Carole Merle et Lucie Pinson… Et ce que je préfère par-dessus tout, c'est les dessins des petits humains. Ah ça si vous n’avez pas vu ça vous manquez quelque chose ! Des arcs-en-ciel, des soleils, du ciel bleu, des sourires… par terre, sur les boites où les humains vivent… Elle est pas mal la ville dessinée par les petits humains !

Un de mes endroits préférés c’est une des grandes boites des humains, l’ancien m’a appris à déchiffrer ce qu’ils ont dessiné au-dessus, « Carrefour ». Il m’a raconté qu’il y en avait plein partout avant et que c’est là que les humains allaient chercher à manger avant… Vraiment bizarre ceux-là, tout le monde sait que les trésors sont sur les arbres ou sous la terre ! Bref, c’est un endroit où les petits humains apprennent à danser, dessiner, peindre, écrire, chanter, jouer de la musique, rire, vivre heureux et ensemble… Qu’est-ce que j’aime les entendre rire ! L’ancien me dit qu’on ne les entendait pas avant, mais j’y crois pas.

Un soir, l’ancien nous a rassemblé et fait s'assoir autour de lui, il nous a tous regardés un par un d’un air grave. Au moment d’ouvrir le bec, il a été pris d’une toux retentissante. Après un long moment gênant où il a craché dans ses ailes comme si sa dernière heure était venue, il s’est redressé péniblement et nous a raconté une de ses histoires à faire peur.

Il nous a parlé de rues grises, d’humains tristes qui passaient leur temps à regarder un petit rectangle lumineux, au milieu de larges boites à roues qui crachaient un brouillard gris qui pue dans un bruit de tonnerre. Il nous a dit qu’on appelait ça les moteurs et les klaxons. Il nous a raconté qu’avant ils ne pensaient qu’à une chose, collectionner le plus de bouts de papier et de ronds de métal possible, et pas se faire « plumer » comme ils disaient. Et après il a pris une voix qui fait encore plus peur et il nous a dit que toute la journée, tout en noir ou gris, ils descendaient sous terre ou montaient dans une boite avec des roues pour aller dans une grande boite regarder des boites lumineuses toute la journée en picorant avec leurs doigts. Et à la fin de la journée, ils retournaient dans leur boite à roues ou sous la terre, puis dans leur grande boite personnelle pour passer la nuit… et recommencer au lever du soleil ! Vraiment bizarres ces humains… Pas étonnant qu’ils étaient malades et fatigués et énervés dans l’histoire de l’ancien !

On s’est tous couchés en piaffant dans nos duvets de plume, on l’aime bien l’ancien, il connait plein d’histoires à faire peur, mais il exagère toujours quand même !

Loïc Marcé / loicmarce84@gmail.com