Ville fragile ou résiliente ?
Alors que la pandémie n'est pas encore finie et que la revanche des campagnes est sur toutes les lèvres, penchons nous sur ce que la crise révèle de nos villes, afin de les faire plus résilientes.
La revanche de la campagne ?
La pandémie a fait fleurir les prises de position annonçant la fin de partie pour la ville et le grand retour de la campagne dans le cœur des français. Les mots sont plus ou moins fleuris, mais toujours définitifs :
"La ville arrogante est à genoux, la campagne humiliée revit. Et de ces zones blanches renaît l’espoir. Celui d’un futur désirable pour nos territoires. Enfiler des gilets jaunes et faire trembler les beaux quartiers n’avait pas suffi. Mais aujourd’hui, c’est l’heure de la rural pride."
Sans doute est-il trop tôt pour conclure aussi définitivement que les choix résidentiels des français vont profondément changer sur la seule base de statistiques de visite de sites web immobilier pendant le confinement. Mais l'idée générale est que l'exode des urbains - et des parisiens en particulier - vers les campagnes est une fuite logique de la ville dense, sévèrement touchée par le virus.
La réalité est évidemment un peu plus compliquée que cela.
D'abord, Paris ne s'est pas "vidé" de ses habitants. Si la capitale a perdu près du quart de sa population habituelle, c'est surtout par le départ massif des touristes et professionnels qui y étaient présents temporairement. Seuls 11% de parisiens ont quitté leur résidence principale au début du confinement. Dans le reste du pays non plus, l'exode urbain n'a pas eu lieu. Environ 1,5 million de français ont changé de résidence, soit moins de 3% de la population, et près d'un tiers d'entre eux sont des étudiants qui sont rentrés chez leurs parents (ce qui dit sans doute des choses sur cette génération et ses choix de mobilité).
Et puis ce lien évident entre densité des villes et impact de la pandémie... n'existe tout simplement pas. Singapour ou Hong-Kong, villes denses par excellence, sont plutôt épargnées par le virus. En Chine non plus l'équation "densité = pandémie" n'est pas vérifiée. Aux Etats-Unis, San-Francisco s'en sort beaucoup mieux que New-York, qui elle-même voit Manhattan moins touché que certains de ses quartiers périphériques beaucoup moins denses. Plus qu'à la densité des villes, l'ampleur de la pandémie semble liée aux grands regroupements (match de foot, cérémonie religieuse, carnaval, salons professionnels...) et aux politiques de gestion de la pandémie mises en oeuvre par les collectivités et les Etats.
Même cette image récurrente du virus qui se diffuse entre les grandes métropoles par les voies de la mondialisation est remise en cause par les faits :
Le Covid-19 raconte une histoire plus complexe de connexions entre espaces périurbains et entre le rural et l'urbain, dans des lieux qui souvent ne figurent pas sur notre carte mondiale des villes. Bien sûr, il y a des connexions liées à la mondialisation des échanges entre les grands centres dans les aéroports, mais le système urbain est beaucoup plus complexe. La pandémie nous révèle une ville non-globale, en morceaux tertiaires ou péri-urbains.
Les maux de la ville accentués par la crise...
Mais si la ville n'est pas en faute par sa densité, ses maux préexistants sont exacerbés par la pandémie et les contraintes du confinement.
Piétons et cyclistes peinent à se croiser en respectant la distanciation physique rendue nécessaire par la pandémie. L'espace public ou plus exactement le bout d'espace public qui leur reste est sur-occupé, puisque l'essentiel est réservé à la voiture (plus de 50% à Paris). Régulièrement saturés et donc déjà inconfortables aux heures de pointe en temps normal, les transports collectifs sont tout simplement incapables de répondre aux besoins en période de pandémie.
Plus marquant encore, alors que certains luttent contre l'ennui en rédigeant des carnets de confinement depuis leur résidence secondaire, les disparités liées au logement ont eu pour d'autres des impacts particulièrement cruels. 5 millions de français vivent dans des logements sur-occupés, notamment dans l'agglomération parisienne. Mais 10 millions de français dont un quart a plus de 75 ans ont aussi vécu seuls le confinement, notamment dans les territoires ruraux.
L'habitabilité des logements est aussi mise à l'épreuve : manque de place, de balcon, d'espace vert privatif, défauts d'entretiens, nuisances... Le mal-logement amplifie toutes les difficultés liées au confinement : tensions familiales, télétravail ou école à la maison impossible faute de place... Plutôt que de s'attaquer à des formes urbaines spécifiques, le virus a accentué les inégalités socio-spatiales préexistantes en touchant très fortement les territoires les plus précaires où les habitants cumulent les facteurs de risques : métiers exposés, pathologies préexistantes et défaut d'accès aux soins. Aux États Unis, ce sont les quartiers noirs et latinos qui paient le plus lourd tribut. En France, la Seine-Saint-Denis est particulièrement touchée.
Et puis le manque d'espaces verts, déjà chronique dans certaines villes françaises, est accentué par l'interdiction d'accès aux parcs. La France est un des rares pays où cette contrainte est imposée aux habitants des villes, en préférant fermer les grilles plutôt que de gérer d'éventuels écarts aux consignes. Ce que n'ont manifestement pas compris certains préfets (n'habitant sans doute pas un logement exigu avec des enfants en bas âge), c'est que les espaces verts dans la ville ne sont pas des lieux accessoires dont on peut se passer si simplement. Ils prolongent naturellement les logements lorsque le jardin fait défaut, et font partie de l'espace de vie des habitants de la ville en la rendant habitable.
... et des tendances positives qui s'accélèrent
Dans ce temps d'observation privilégié, ce ne sont pas que les défauts de nos villes qui ont été mis à jour, mais aussi quelques transformations déjà engagées qui se sont accélérées. Mieux, le choc a été un accélérateur des prises de conscience et, pour certains, l'occasion du passage à l'action.
Nous avons pris goût au silence de nos rues dégagées de la circulation automobile. Les rues sont devenues des terrains de jeu, et on a pu interpeler son voisin d'en face pour prendre quelques nouvelles sans hurler. Le retour à la "normale" est douloureux. Laissée tranquille pendant quelques semaines, la nature a aussi repris ses droits dans nos rues et sur les abords de nos routes. Les canards et les biches qui se sont égarés en ville sont déjà retournés se confiner après ce bref temps de pause, et on se prend même à espérer que les herbes folles des départementales surviront au déconfinement des cantonniers.
Beaucoup de rues se sont couvertes du jaune marqueur d'aménagements temporaires pour laisser place aux vélos et aux piétons. Un fleurissement printanier d'aménagements provisoires plus ou moins bien improvisés, poussé autant par l'attrait de l'#urbanismetactique des réseaux sociaux pendant le plus long entre-deux tour de l'histoire de France, que par la volonté sincère de saisir l'occasion pour rééquilibrer légèrement la répartition de l'espace public. En plein confinement, malgré les contraintes du télétravail et en contournant certainement quelques règles de validation, des fonctionnaires ont publié et diffusé des guides techniques dans l'urgence. D'autres ont déployé sur le terrain des centaines de kilomètres d'aménagement en quelques jours, alors que tous les chantiers étaient à l'arrêt. Chapeau. Maintenant il va falloir lutter pour pérenniser, et passer du jaune au blanc.
Et puis il y a le retour de la proximité. Que ce soit la ville du quart-d'heure de la Maire de Paris, ou celle du 1 km de son préfet (à peu près la même, les parcs en moins et les formulaires en plus), l'échelle du quartier reprend peu à peu ses droits. Dans la métropole, la ville moyenne ou le village, c'est l'échelle du petit commerce, de la marche, du voisin. L'échelle dont on ferait bien son quotidien, quitte à faire quelques coups de pédale pour sortir parfois un peu du cercle. Mixité des fonctions dans des espaces où on peut vivre et travailler, multiplication des services, diversité des commerces, liberté des usages dans des distances qui permettent de laisser la voiture au garage... Rien de neuf, mais c'est l'antithèse des espaces monofonctionnels qui font encore le quotidien de la pratique de l'urbanisme d'aujourd'hui, et de la vie des français.
Pour celles et ceux qui ont réussi à planquer le linge qui sèche en arrière-plan et à éviter l'irruption des gamins dans le champ de la caméra, la vie confinée dans une fenêtre Zoom peut aussi devenir plus séduisante que de faire 1 ou 2 heures de trajet tous les jours pour aller au boulot. Sous la contrainte, beaucoup d'organisations ont découvert que le télétravail dont elles parlaient du bout des lèvres depuis une bonne décennie était non seulement possible mais souhaitable pour leurs salariés comme pour elles. D'autres se sont tout simplement effondrées, moins du fait des contraintes techniques que de leur management archaïque, incapable de mobiliser les équipes sans la menace de la pointeuse, du petit chef et des réunions à rallonge. Alors pourquoi retourner au bureau ? Quelques organisations s'inquiètent de vagues de démissions qui s'amorcent malgré la crise économique qui vient, d'autres commencent à se dire que leurs bureaux sont finalement trop grands et trop vides. Mais tout ne changera pas tout de suite rassurons-nous. En plein déconfinement, Total lance un modeste projet de siège social à la Défense (228 m de haut et 130 000 m2 pour plus d'un milliard d'euros), et surtout une bonne partie de la population ne peut tout simplement pas télétravailler.
La crise a surtout été un formidable révélateur d'initiatives et de solidarité dans les villes. Mobilisation des soignants et d'une myriade de professionnels qui ont fait tourner nos villes, bien sûr, mais aussi attentions entre voisins, hack de masques de plongée, impression 3D de visières, usines de masques improvisées, producteurs qui s'approprient les codes de la grande distribution pour monter des "drive paysans", boucher qui vend les bouquins de la librairie voisine, injustement fermée, boutiques à touristes qui se transforment en épicerie de quartier... Grandes et petites initiatives qui disent beaucoup des capacités d'auto-organisation de certains territoires et communautés, et qui montrent la force du bricolage. Reste à s'en souvenir.
Je suis frappé de l'agilité de beaucoup de structures, d'entreprises et d'individus pour trouver des solutions. La résilience n'est pas un vain mot. Qu'en sera-t-il dans quelques mois ? Comment ne pas perdre ces acquis ?
Besoin de villes, envie de villes
La ville n'a donc pas failli, mais la crise a fait douter d'elle. Pourtant, c'est pour affronter collectivement les crises suivantes que nous avons besoin de ville. Car bien sûr, la campagne ne peut accueillir tous les urbains, la ville (petite et grande) est une nécessité pour épargner nos sols nourriciers et limiter notre dépendance à la voiture. Par la proximité qu'elle permet, la densité des infrastructures et des services, la ville sous toutes ses formes (la métropole comme le village) est le meilleur moyen de réduire nos impacts et de limiter la casse pendant les chocs. Et il y en a du chemin à faire, covid ou pas, notamment pour réduire l'impact CO2 de nos bâtiments et de nos déplacements.
Alors oui, "When it comes to being green, bigger really is better", et tout cela nécessite de réduire nos mobilités carbonées et l'espace dédié à chacun. La résilience collective est à ce prix : une somme d'efforts individuels pour le bien commun. C'est le principe même du confinement que nous avons collectivement accepté, mais pour un temps court.
Nous avons besoin des villes. Mais elles doivent aussi nous donner envie d'elles.
Sortons déjà d'une ambiguïté : on parle de ville en pensant à Paris. Les maux associés à tort ou à raison à la capitale sont par extension associés à tous les espaces urbains. Mais Paris n'est pas la France, et miser sur la ville ne signifie pas nécessairement habiter au coeur de la capitale. Les métropoles mondiales hyper denses, minérales et inabordables seront peut-être mises de côté par celles et ceux qui le peuvent. Pour aller rejoindre les métropoles régionales, les villes moyennes ou des villages ruraux ? Et pourquoi pas ?
Nous avons pris goût au chant des oiseaux, à la proximité et à ces pointes de natures qui rendent la ville vivante et vivable. Il nous faut faire la campagne à la ville. Cette image associant nature et proximité qui donne envie de campagne, peut prendre une place concrète en ville.
Il nous faut donner envie de ville, pour que ce soit le dernier endroit que l'on quitte quand les choses tournent mal. Sans doute faut-il dégrouper la seule offre qui manifestement donne envie, aujourd'hui comme hier : la maison individuelle de périphérie. Elle associe dans les esprits surface habitable, espace extérieur, proximité de la nature, investissement et prix abordable. Nous devons enfin proposer des alternatives crédibles au coeur des métropoles comme des villes moyennes, en travaillant une offre de logements abordables et de qualité, associée aux espaces collectifs et publics qui lui sont intimement liés. Il va non seulement falloir penser le logement urbain dans sa continuité avec ses espaces extérieurs, les espaces publics et les espaces de nature, mais aussi briser les silos organisationnels pour construire cette ville désirable : logement, travail, production, espace publics, nature en ville, alimentation, santé...
Faire la ville résiliente
La pandémie a provoqué une prise de conscience collective de nos fragilités. Il nous faut désormais apprendre à vivre avec l'incertitude. Penser que l’on a compris aujourd’hui ce que sera demain est n’avoir rien compris. Si la principale leçon tirée de cette pandémie est qu'il faut remplir des entrepôts de masques et les sous-sols du ministère de l'intérieur de formulaires, nous n'aurons rien appris. Ce n'est pas à la seconde vague, au covid-20, ou aux prochaines pandémies qu'il faut se préparer, mais à apprendre à s'adapter aux crises qui pointent (crise alimentaire, crise énergétique, crise climatique... ) et à celles qui nous surprendront.
Nécessaire, attractive, la ville doit tenir face aux vagues. Il nous faut avoir la modestie d'admettre que l'on ne sait pas de quoi sera fait demain, et l'ambition de bâtir aujourd'hui une ville qui sera à la hauteur quoi qu'il arrive. Obnubilés par le retour à la normale, une des dimensions de la résilience est trop souvent oubliée : celle de l'évolution. La résilience (ou pour certains être antifragile), ce n'est pas que résister au choc, limiter son impact et accélérer le retour à la normale. C'est aussi apprendre de ce processus, et en sortir mieux qu'avant.
J'aime beaucoup la parabole du Kintsugi d'Olivier Hamant. Cet art japonais qui consiste à recoller une poterie brisée avec de l'or. Le traumatisme n'est pas caché par un collage invisible, mais il vient sublimer l'objet qui prend une toute autre dimension esthétique après le choc.
Alors apprenons de ce choc en collectant patiemment nos étonnements et en gardant en mémoire toutes ces observations tirées de ce temps hors du temps. Il nous faut arrêter de tenter de prévoir l'avenir, mais nous n'avons jamais eu autant besoin d'imaginer collectivement nos futurs possibles pour mieux improviser notre présent. Forgeons cette résilience qui peut rendre nos villes adaptatives aux changements de leur environnement. Des villes qui s'adaptent et apprennent des chocs, mais aussi des changements de nos sociétés : vieillissement de le population, migrations, changements technologiques... Cette ville fluide qui se réinvente en continu est justement la ville frugale en sols de l'urbanisme circulaire, il est temps de la bâtir.
Sylvain Grisot • dixit.net • Juin 2020
Couverture : Paris à la campagne ?