Faire la ville nature
Marc Barra, écologue à l'Institut Paris Région, nous explique comment faire la ville dense en nature.
Préserver une biodiversité menacée passera par la réduction drastique de l'étalement urbain, mais aussi par une nouvelle place donnée à la nature dans la ville. Marc Barra, écologue, nous explique comment repenser le modèle de développement urbain, en intégrant une biodiversité réelle au cœur de la ville, qui peut permettre de la densifier tout en la rendant plus vivable. Un premier pas vers la ville frugale, devenue nécessaire et souhaitable.
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Frédérique Triballeau : Bonjour, pourriez-vous vous présenter ?
Marc Barra : Je suis écologue. Je m’intéresse aux questions relatives au vivant et à la biodiversité. Un écologue étudie le vivant, l’observe, mais essaie aussi de trouver des solutions pour qu’on le prenne mieux en compte dans notre société, que ce soit dans l’aménagement, l'agriculture et toutes les politiques publiques ou privées. C’est donc aussi un métier de "solutions".
Je travaille à l’agence régionale de la biodiversité d’Île-de-France, un département de l’Institut Paris Region Elle a deux principales missions : être un observatoire de la biodiversité en région, et impulser le changement des pratiques grâce à l’écologie. Je me suis spécialisé en écologie urbaine, j'accompagne donc les acteurs de la fabrique de la ville et du territoire pour une meilleure intégration des questions de biodiversité : politique de la nature en ville, lutte contre l’artificialisation excessive, renaturation, etc.
Frédérique Triballeau : Vous accompagnez plutôt des acteurs publics ou privés ?
Marc Barra : Nous travaillons essentiellement avec les collectivités territoriales en quête croissante de conseil sur la biodiversité. Mais de plus en plus de privés font appel à nous, car la biodiversité est maintenant un élément qui leur permet de se différencier.
Frédérique Triballeau : Quelle place prend aujourd'hui la nature en ville ? Où est-ce qu’on pourrait en mettre plus ?
Marc Barra : Il y a deux enjeux majeurs en Île-de-France pour enrayer le déclin de la biodiversité : changer notre agriculture et freiner la tendance des villes à s’étendre. Sur le premier point, les scientifiques nous alertent sur le déclin de la biodiversité en milieu agricole, où les pratiques intensives constituent aussi une forme d’artificialisation, notamment certains sols qui se sont totalement appauvris.
Sur le second défi, nous devons aller vers le zéro artificialisation, c’est-à-dire renouveler la ville sur elle-même, en proposant des formes de densité intelligente réduisant l'étalement urbain et maximisant la rénovation de l’existant. La nature, il faut d’abord ne plus la perdre.
Mais densifier n’est que la moitié du chemin, puisqu’il faut aussi regagner de la pleine terre ! C’est-à-dire imposer à chaque nouvelle opération urbaine de ne pas perdre de pleine terre ou de la restituer en pratiquant la désimperméabilisation. Les scientifiques en parlent depuis longtemps, mais les élus ne reprennent que récemment cet objectif. C’est la pleine terre qui compte en matière de biodiversité, afin que le sol soit en continuité avec la nappe phréatique dessous et la végétation au-dessus : on parle aujourd’hui de trame brune.
Une des règles en biodiversité, c’est que plus les espaces sont volumineux, plus ils vont être des habitats favorables à la biodiversité. La première des choses à faire est donc de conserver des espaces naturels suffisamment grands. Après tout est bon à prendre. Il y a évidemment du potentiel sur les toitures avec plus de 60 hectares de toits plats qui pourraient être végétalisés à Paris par exemple. Mais il y a aussi les voiries et tous les espaces annexes : trottoirs, cours d’immeubles, squares, parkings, qui pourraient être désimperméabilisés et renaturés.
Frédérique Triballeau : Sur la désimperméabilisation des sols : ne dit-on pas qu'un sol est mort une fois qu’il a été bétonné ?
Marc Barra : Un sol n’est jamais mort, même quand il est très pollué. Les recherches avancent à ce sujet, elles montrent qu’on peut réhabiliter des sols très pollués, dégradés, tassés en 5-10 ans grâce aux technosols, en ingénierie écologique. Je crois qu’on peut très bien revenir en arrière. Je pense qu’il y a plus de freins culturels que de freins techniques aujourd’hui à la désimperméabilisation, c’est même une opportunité pour innover.
Frédérique Triballeau : Pour éviter l’étalement urbain, l’une des principales solutions est de densifier les villes existantes. Mais cela vient en contradiction avec ce rêve de la maison individuelle avec son bout de jardin. Est-ce que renaturer la ville permettrait de faciliter ce processus de densification ?
Marc Barra : Il est clair qu’on sort d’une histoire dans laquelle le pavillon, la piscine et la voiture sont la règle d’or. Pour autant, je pense que les gens sont de plus en plus enclins à accepter une certaine forme de densité. L’enjeu de la densité, c’est qu’elle soit intense en nature.
L’idée aussi c’est d’aller vers des approches un peu plus hétérogènes de l’urbanisme, à l’image des écoquartiers. Ce sont des ensembles urbains avec des hauteurs variées, de la place pour les espaces verts, mais aussi une forme de densité urbaine. Je suis expert pour la démarche EcoQuartier depuis 5 ans et je trouve que cette dynamique va dans le bon sens. Toutes les études montrent qu’il y a un lien entre la présence de la nature et la santé, le bien-être, l’apaisement. On a tout à gagner à exiger le maximum d’espaces verts dans les aménagements.
Mais comment aller vers là ? Il faut à la fois mettre des outils réglementaires et fiscaux en place pour lutter contre l’étalement urbain, mais aussi imposer un coefficient de pleine terre dans les aménagements. La délivrance d’un permis de construire serait conditionnée à une surface minimale en espace vert. Si on ne l’exige pas, on va encore se retrouver avec des espaces trop minéraux ou trop denses.
Frédérique Triballeau : Vous avez des exemples dans lesquels la nature vient accompagner la densité ?
Marc Barra : Je pense à Ris-Orangis, l’écoquartier des docks de Ris. Quand on s'y rend, on a tout de suite cette impression de foisonnement végétal et d’apaisement. Il y a peu de bruit, les habitants ont un accès à des espaces verts en bas de chez eux, on entend le son des oiseaux. Il y a des bâtiments en R+2 à R+4, cette hétérogénéité semble intéressante pour concilier densité et nature.
Évidemment, tout n’est pas si rose, parfois les gens se plaignent de la présence de la nature : "j’ai des allergies", "il y a un moustique", "j’ai vu un rat…" Une bonne partie de la population considère la nature comme une nuisance, mais une autre est prête à accepter que l’on construise différemment, et demande "du vert".
Frédérique Triballeau : Pour multiplier ce type de quartiers, quels sont les acteurs à faire pivoter ?
Marc Barra : Tout le monde doit changer ! L’élu de la commune, le maître d’ouvrage public ou privé, l’équipe de maîtrise d’oeuvre, les habitants, les usagers… On est aujourd’hui assez peu documenté sur les questions environnementales, notamment celles qui concernent la biodiversité. Tout le monde a entendu parler du changement climatique, presque tout le monde a compris qu’il fallait mieux isoler son logement. Mais on ne s’occupe encore pas assez des questions du vivant, un aspect pourtant essentiel de la crise.
L’habitant doit comprendre que les insectes en bas de chez lui, ce n’est pas sale. Le maître d’ouvrage doit comprendre que la nature n’est pas juste esthétique, mais essentielle pour l’adaptation de sa ville aux changements climatiques. L’architecte ne doit pas seulement verdir la maquette mais transformer l’essai dans la réalité. Tout le monde peut évoluer là-dessus et c’est actuellement le cas, avec une demande de plus en plus forte de ces professionnels à être formés à la biodiversité ou à faire équipe avec des écologues.
Frédérique Triballeau : En intégrant des écologues à différents niveaux ?
Marc Barra : Tout à fait. Je plaide vraiment pour cela. Si on veut intégrer la biodiversité dans les projets, il faut des gens formés. Et l’écologie est une science qui ne s'apprend pas du jour au lendemain.
Frédérique Triballeau : N’y a-t-il pas d’autres corps de métier qui sont plus avancés sur le sujet ?
Marc Barra : Les paysagistes sont par nature ouverts à ces questions, notamment ceux de la nouvelle école, qui s’intéressent aux plantes locales, aux habitats favorables, etc. Les architectes sont aussi de bons partenaires parce qu’ils ont envie d’innover et de raconter de nouvelles histoires. On travaille avec des architectes qui s’inspirent des discours scientifiques pour élaborer leurs projets. En fait, cela avance assez bien.
On pourrait croire que j’ai un discours négatif, mais on n’a jamais aussi bien avancé. Même si on continue à trop artificialiser, notre capacité à innover grace à l’écologie est grande.
Frédérique Triballeau : Vous semblez par ailleurs penser que la nature est trop gérée : qu’est-ce que cela signifie ?
Marc Barra : Un de mes profs d’écologie, Jean-Claude Génot, disait qu’on avait en France la maladie de la gestionnite aigüe. C'est une tendance culturelle qui vient de Descartes : l’homme réagit en maître et possesseur de la nature. Nous sommes au-dessus de la nature et il faudrait donc la maîtriser. On constate ça dans la gestion des espaces verts en ville, mais aussi dans l’agriculture intensive.
Nous maîtrisons totalement la nature, nous ne laissons rien au hasard. Les espaces verts sont bien tendus, géométriques, avec de belles couleurs. Mais nous devrions laisser plus de place à l’imprévu, moins gérer, voire ne pas gérer du tout dans certains espaces, pour laisser le potentiel évolutif faire son travail. Cela commence à faire son chemin en ville, notamment avec l’arrivée de la gestion dite écologique et différenciée des espaces verts. C’est-à-dire qu’on ne va pas tondre ou élaguer partout, mais laisser des espaces plus sauvages, ce qui favorise les processus naturels.
On pourrait par exemple laisser sans gestion toute une parcelle forestière aux abords de la ville. Cela permet d’avoir plein de bois morts, plein d’insectes qui vont en profiter, des chauves-souris, des oiseaux qui ne sont pas dérangés et qui vont donc rester plus longtemps… Ces zones dites de libre évolution sont aussi une manière de conserver la biodiversité. Dans les zones non gérées, il y a une plus grande diversité, certaines espèces vont souffrir des aléas climatiques, quand d’autres vont résister et perpétuer l’écosystème.
On peut aussi penser aux friches urbaines. Les travaux de ma collègue Audrey Muratet montrent que ce sont souvent les dernières zones sauvages en ville et quelles abritent une biodiversité ordinaire mais incroyablement riche. Pour les aménageurs, c’est ici qu’il faudrait construire, alors que certaines n’ont pas été touchées depuis 30 à 50 ans et sont des réservoirs exceptionnels de biodiversité.
Frédérique Triballeau : Est-ce que cela voudrait dire qu’il faut éviter la présence humaine dans ces espaces non gérés ? Et avons-nous des exemples de ce type d’espace ?
Marc Barra : L’humain fait partie de la biodiversité. Il pourrait avoir un usage récréatif de ces espaces sans forcément couper des arbres ou en faire des espaces cultivés. Certaines zones sont inaccessibles, car des bois morts peuvent tomber à cause du vent, mais l’idée n’est pas de mettre ces zones sous cloche. Cela se fait aussi très bien en forêt domaniale à l’image des réserves biologiques intégrales. En ville, il n’y a pas beaucoup d’exemples encore, mais on en parle de plus en plus. À Metz, certains espaces verts boisés dans la ville n’ont pas été touchés depuis plusieurs années, c’est un début de non-gestion.
Frédérique Triballeau : Pour vous les arbres ont une place symbolique très forte pour les villes. Quelle nouvelle place se dessine pour l’arbre en ville ?
Marc Barra : L’abattage d’un arbre dans une rue est toujours vécu comme un scandale par les citoyens. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut préserver les arbres en ville et on est en train de mieux comprendre leur rôle. L’arbre urbain rend des services en matière de rafraîchissement, d’abri pour la biodiversité et de stockage carbone. Il faut se préoccuper de leur rôle et de leur avenir notamment en rapport aux changements climatiques.
Mais il faudrait d’abord qu’on apprenne à conserver les arbres existants dans la ville ou les projets d’aménagement. La logique de l’urbanisme est encore trop souvent de faire table rase. Dessiner d'abord le projet bâti, puis demander au paysagiste de l'agrémenter d'un nouvel espace vert tout neuf. C’est le contraire qu’il faudrait faire : conserver les vieux tilleuls et les érables, puis imaginer un projet urbain autour.
Frédérique Triballeau : Ne pas repartir de zéro ?
Marc Barra : Exactement. L’enjeu est là : faire dialoguer les architectes, les urbanistes et les écologues le plus en amont possible pour mieux s’appuyer sur l’existant. Aujourd’hui je regrette d’arriver tout le temps trop tard.
On devrait avoir un avis sur l’emplacement même du projet, c’est ce qui compte le plus. Parfois il vaut mieux privilégier la surélévation d’un immeuble existant que construire un nouvel écoquartier sur des terres agricoles. On ne nous demande jamais notre avis sur les formes urbaines, pourtant la hauteur, la forme, la rugosité des façades comptent beaucoup pour l’hospitalité au vivant. Les écologues ne doivent pas avoir seulement un avis sur les espaces verts, mais apporter un regard transversal.
Je voudrais enfin parler de frugalité. De plus en plus de voix militent pour un urbanisme et un paysagisme frugal, je dirais même minimaliste. On a tendance à en faire trop, à rajouter des choses qui ne servent à rien : des petits murets, des dalles, un bardage, des grilles, des bâches (même biodégradables) qui ne servent à rien. On n’a pas besoin de tout ça. L’urbanisme et l’horticulture alimentent encore une industrie qui n’a rien d’écolo. Nous devons être plus frugaux – on peut aussi dire low-tech - dans notre approche de la ville et dans l’utilisation du foncier. Toujours se demander de quoi nous avons réellement besoin.
Laisser faire la nature, c’est aussi cela la ville de demain.
dixit.net / Octobre 2019
Photo d'illustration : Les Docks de RIS-ORANGIS - AGENCE LAVERNE - ALPS - Paysage & Urbanisme