Vues du Québec
Catherine Boisclair est coordinatrice pour l'association québécoise Vivre en Ville. Nous avons parlé de réglementation urbaine, des différences entre nos deux pays, mais aussi de l'acceptabilité sociale des grands projets urbains et de ville abordable.
Sylvain GRISOT > Catherine Boisclair : tu es urbaniste et coordonnatrice pour l’association québécoise Vivre en Ville. Cette organisation travaille sur les enjeux d’urbanisme et de développement durable des territoires. Cet entretien est l’occasion de comprendre vos modes d’organisation et d’action outre-Atlantique. Pour commencer, peux-tu nous raconter l’histoire de Vivre en Ville ?
Cela fait 25 ans que Vivre en Ville existe. L'association a été créée dans la ville de Québec. Aujourd’hui, on a des bureaux à Montréal et à Gatineau, et on emploie 40 personnes. C’est Alexandre Turgeon qui a fondé l’association et qui est encore notre président aujourd’hui. On travaille sur toutes les réflexions liées au développement durable, à l'échelle de la province de Québec. On cherche à concilier milieu de vie de qualité, développement économique viable, mais aussi respect des écosystèmes. Au Québec, les acteurs privés sont très impliqués dans la fabrique de la ville. Notre rôle est de comprendre comment tendre vers l'intérêt collectif. On est donc très présent dans le débat public.
Au début, nos principales activités étaient tournées vers des campagnes de promotion du transport collectif, des modes de développement durable, et des comportements urbains pour des habitudes de vie saines. On a eu de plus en plus de contacts avec la santé publique pour travailler sur les modes de vie actifs, face à l’automobile qui génère un mode de vie sédentaire. La principale source de gaz à effet de serre au Québec, ce sont les transports. La lutte contre le changement climatique et l’étalement urbain sont donc également au cœur de nos missions. Depuis quelques années, on travaille beaucoup sur les programmes gouvernementaux. Le gouvernement du Québec est d'ailleurs l’une de nos principales sources de financement. Nous sommes financés par projet et notre conseil d’administration prend directement des décisions, même si nous avons évidemment des comptes à rendre quand on a un financement. En revanche, notre bailleur de fonds n’est pas engagé par nos positions. Par exemple, il y a un programme qui s’appelle Action-Climat Québec qui vise à la mobilisation des communautés dans la lutte contre le changement climatique. On y amène la notion d’aménagement du territoire comme levier et comme outil.
Vous êtes donc une organisation à but non lucratif avec des subventions, mais vous restez dans une indépendance totale. Est-ce que tu peux nous parler de vos modes d’action concrets auprès des acteurs de la ville ?
On travaille principalement avec les municipalités québécoises. On réalise des études pour elles, on organise des tables de travail, en mode accompagnant en intégrant une équipe de la collectivité. On vient renforcer leur capacité, mais toujours dans l’objectif qu’à la fin de notre mission, la municipalité pourra poursuivre en autonomie. L’idée est de transformer les pratiques. On a aussi beaucoup travaillé sur le volet recherche, rédaction et formation. On nous appelle aussi pour donner des formations aux municipalités, aux professionnels de l’aménagement, ou encore de la santé. Nous avons aussi un angle agriculture urbaine, ce qui fait qu’on travaille avec beaucoup de partenaires dans le secteur de l’autonomie et de la sécurité alimentaire, qui est une problématique très prégnante au Québec avec notamment le problème des « déserts alimentaires ».
Enfin, on travaille avec les ministères en politiques publiques. On a un volet plaidoyers en interne, ce qui nous amène à être en discussion avec les autorités sur les politiques publiques. Il y a actuellement, au Québec, un grand débat sur l’aménagement du territoire et l’urbanisme. On cherche donc à influencer ces politiques vers le développement urbain durable.
Tu as commencé à l’évoquer : une place importante est laissée aux privés dans la fabrique de la ville au Québec. Pourrais-tu nous expliquer comment fait-on la ville au Québec ? Quel est le rôle de chaque acteur ?
C’est bien sûr très différent de la France, mais il y a des similarités. J’aimerais vous parler du cadre d’aménagement du territoire, de la loi sur la protection du territoire agricole et de la fiscalité municipale.
Pour le cadre d’aménagement, il y a une organisation en poupées russes où les planifications aux différentes échelles s'influencent. Le gouvernement du Québec adopte des orientations gouvernementales en aménagement du territoire. Les deux communautés métropolitaines doivent adopter des plans métropolitains d’aménagement et les municipalités régionales de comté adoptent des schémas d’aménagement, qui pourraient faire penser à vos SCOT. À la fin, les municipalités locales adoptent des plans et des règlements d’urbanisme. Tous ces documents de planification doivent être conformes au niveau supérieur. Des avis de conformité sont donnés par le palier supérieur pour atteindre une bonne cohérence territoriale. Comme ce sont majoritairement les acteurs privés qui font la ville, à la différence de la France, cela met beaucoup de pression sur l’encadrement réglementaire, car c’est avec cela qu’on peut influencer la fabrique de la ville. Évidemment, les acteurs privés trouvent qu’il y a trop de contraintes, mais c’est notre travail à Vivre en Ville, d’expliquer pourquoi nous avons besoin de tout cet encadrement-là.
Par rapport à la notion spécifique de l’étalement urbain, on a des périmètres d’urbanisation. Ils ne peuvent être agrandis à moins d’obtenir l’autorisation du gouvernement du Québec. Ces périmètres ont été décidés lors de la loi de la protection agricole , en 1978. Cependant, il y a énormément de municipalités qui demandent à la Commission de la protection du territoire agricole d’obtenir davantage de territoire à urbaniser, notamment pour des usages industriels ou résidentiels, malheureusement souvent en monofonctionnel.
Si l’organisation institutionnelle peut ressembler à celle de la France, il y a un retrait plus important des pouvoirs publics sur la fabrique de la ville. Parler d’étalement urbain au Québec ou en France, c’est forcément un sujet très différent. Au Québec, on a l’impression d’être sur un territoire infini qui n’a pas de contraintes, à la différence de la France. Pourtant, si les effets ne sont pas exactement les mêmes, on retrouve cet impact de ville diluée, monofonctionnelle et où les mobilités carbonées sont intensifiées. Peux-tu nous en dire plus de ce débat de l’aménagement du territoire ?
Chez Vivre en Ville, on prend position dans le débat pour stopper l’étalement urbain. On souhaite faire comprendre qu’il y a encore des sols à l’état naturel et que l’on doit protéger notre sol agricole productif. On insiste beaucoup pour faire entendre que ce ne sont pas des sols en attente d’urbanisation, mais bien des sols et des milieux dont nous avons besoin tels quels, pour faire face au changement climatique et pour répondre au besoin de pleine nature. Le besoin d’avoir accès à la nature est légitime. Mais comment fait-on pour la ramener en ville, plutôt que de toujours s’étaler plus loin pour tenter de la rejoindre ?
Ce qui est différent aussi au Québec, c'est le fait que nos villes se sont développées à la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec l’avènement de l’automobile. Il y a très peu d’endroits très denses. Sauf certains noyaux villageois qui sont devenus le cœur de certaines banlieues. Ce qui veut dire périphérie, on n’utilise pas le terme « banlieues » comme en France. On a donc quelques anciens quartiers centraux, puis progressivement, on les a relâchés. La délocalisation des commerces et la création d’aires commerciales ont accéléré ce relâchement. Il y aussi des parcs de bureaux, directement branchés sur des autoroutes dans une logique complète de dépendance à la voiture : on ne voyait pas le problème à l’époque.
Il faut dire aussi qu’on finance cet étalement. Vivre en Ville remet en question les politiques publiques qui contribuent à l’accroître, comme le financement du réseau routier. Le gouvernement du Québec dépense énormément d’argent pour étaler et accroître le réseau routier. Récemment, il y a eu une annonce d’un troisième lien entre Québec et Lévis, au sujet d'un pont. C’est un projet à 10 milliards de dollars pour une population qui ne dépasse pas les 800 000 habitants : c’est bien trop énorme, c’est impensable. Au Québec, on continue de penser le territoire en fonction de l’accessibilité automobile.
Contexte différent, mais réflexes identiques. On est finalement sur des territoires qui commencent à comprendre qu’on arrive dans l’impasse et qu’il faut qu’on développe des alternatives. Pourrais-tu nous parler des modes d’action alternatifs sur lesquels vous travaillez ?
On fait beaucoup d’études de potentiels de consolidation. On va aussi de plus en plus travailler sur les possibilités de constructions intercalaires. Où sont les lieux en friches propices à accueillir de nouveaux logements et de nouvelles activités pour renforcer les dynamiques existantes en cœur de ville ? C’est un diagnostic très fin des territoires à faire, que ce soit dans les villages ruraux, les banlieues pavillonnaires ou les centres urbains. On accompagne aussi les municipalités en design urbain, en amont de la modification de la réglementation, pour permettre la densification. À partir du diagnostic, nous proposons un projet urbanistique, c’est-à-dire une modélisation du devenir possible d’un territoire en 3 dimensions. C’est un très bon outil de dialogue avec les décideurs pour leur révéler les potentiels de leurs territoires. Il ne suffit pas de dire « Regardez toutes les friches que vous avez et toutes les constructions intercalaires possibles », mais bien d’illustrer pour montrer que cela peut créer un milieu de vie complet, et non un cauchemar de ville bétonnée. On essaye de réfléchir au-delà de la réglementation. Les plans métropolitains obligent d’atteindre un seuil cible de 60 logements à l’hectare par bâtiment. Mais qu’est-ce que cela veut dire pour le lot qui ferait finalement 0,2 hectares ? Cela peut être complétement désincarné de ce que l’on veut. On veut créer un milieu de vie de qualité, avec une mise en réseau des espaces publics et des espaces verts qui permettent de concilier densification et qualité. On remet alors une étude qui explique à la municipalité comment réaliser sa réglementation pour atteindre ce projet. Cela peut être des firmes privées ou du personnel en interne qui va ensuite réaliser cette réglementation.
Passer par le projet, par le design pour donner envie, avant de changer la réglementation. On comprend aussi que vous travaillez plutôt en amont des projets urbains, sur la manière de changer de regard sur la ville. Est-ce que tu connais des démarches qui, sans faire de projets parfaits, cherchent à faire autrement ?
Même si j’ai dit qu’au Québec, les acteurs publics sont peu impliqués, c’est quand même surtout de ces exemples-là dont je vais parler. Par exemple, la ville de Québec a récupéré des sols urbains près des pôles d’emplois de la Colline Parlementaire, dans un secteur en friche industrielle. Ils ont travaillé notamment avec Vivre en Ville pour réfléchir à une nouvelle programmation sur ces quartiers en créant des comités interservices dans les municipalités, dans une tentative de briser les silos et des créer des milieux de vie de qualité qui prennent en compte les contraintes de chacun. Est-ce que les pompiers vont pouvoir passer rapidement ? Est-ce que les gens vont pouvoir marcher ? Est-ce que le logement va être abordable ? La ville de Québec réfléchit donc à la trame urbaine en fonction de l’ensemble des considérations des services et revend maintenant les parcelles. Il y aura du logement abordable, du logement public, mais aussi du logement privé. Il y a une tour de treize étages qui a été faite entièrement en bois. Il s'agit des écoquartiers de la Pointe-aux-Lièvres et celui d’Estimauville.
Je pense également à une plus petite municipalité que l’on a accompagnée, Plessisville. Il y a 6 700 habitants et c’est la capitale de l’Érable. Cette municipalité a une industrie en activité dans son cœur de village et elle est entourée par une autre municipalité : c’est le trou du beignet de l’autre municipalité, pour imager. La ville de Plessisville doit donc complétement réfléchir à comment se reconstruire sur elle-même. Ils veulent donc planifier très en amont la vente du terrain industriel, si un déménagement était possible, pour répondre à leur besoin de logement. Avec Vivre en Ville, on travaille à la manière d'associer très tôt la population à la réflexion. À l’échelle de la municipalité, il peut y avoir des référendums d’initiative populaire pour s’opposer à des changements en urbanisme. On veut prévenir ce genre de dynamique d’opposition pour tendre vers la collaboration. On a mis à jour un programme qui s'appelle « Oui dans ma cour ! Comment s’allier pour des milieux de vie sobres en carbone, résilients et de qualité ? ».
Il faut sans doute davantage expliquer et dialoguer quand on fait la ville sur elle-même, sur le bâti existant en périphérie, car cela change nos habitudes. Est-ce qu’il y a des sujets qui te semblent importants à traiter dans les années qui viennent au Québec et sur lesquels Vivre en Ville pourrait prendre la parole ?
La Stratégie nationale sur l'aménagement du territoire doit être adopté au printemps et on suit cela de près. On a aussi besoin de créer un observatoire de l’aménagement au Québec. Des chiffres sont nécessaires pour documenter la réalité et savoir si on prend les bonnes décisions. Il y a également la question du logement abordable, car si on restreint la possibilité de s’étaler, cela met plus de pression sur les sols urbains, et donc forcément sur leurs prix. Comment faire à la fois une ville durable et une ville abordable ?
Sujet qu’on a partout et qui est la clé de la réussite. L’étalement urbain était aussi une solution pour permettre à tout le monde d’être propriétaire.
Absolument ! Au Canada, on a favorisé l’accès à la propriété à travers la banlieue pavillonnaire. C’est donc fortement ancré que la ville n’est pas abordable, qu’elle est dangereuse et qu’elle n’est pas souhaitable pour élever des enfants. Il y a une expression en Amérique du Nord qui dit « Drive until you qualify », c’est-à-dire « Conduis jusqu’à la maison que tu peux t’offrir ». Cela pousse à l’étalement urbain. La ville reconstruite sur elle-même doit donc être abordable.
Venir diversifier l’offre à tous les niveaux et rendre la ville attractive pour les familles et leurs enfants. Beaucoup de sujets en commun avec la France, mais aussi la Suisse, la Belgique… La question du devenir des sols, de leur maîtrise, de leur respect et de leur aménagement est essentielle. Pour finir, est-ce que tu aurais un conseil de lecture pour prolonger ces premières réflexions ?
Je suis actuellement en train de lire Acceptabilité sociale : sans oui, c’est non, de Pierre Batellier et Marie-Ève Maillé. Cela questionne l’acceptabilité sociale et déconstruit les idées reçues sur les mouvements d’opposition à des grands projets. Ils parlent surtout des projets miniers et énergétiques. J’y fais aussi le parallèle avec des projets de développement urbain. C’est une lecture très territorialisée sur les politiques du Québec, mais des parallèles avec la France restent possibles.
Merci beaucoup ! Le sujet est crucial, si on refait la ville sur elle-même, si on la transforme, il faut aussi que cela donne envie aux voisins. À très bientôt Catherine.
Propos récoltés par Sylvain Grisot · dixit.net · Novembre 2021
Pour aller plus loin :
- Le site de Vivre en Ville.
- Accompagnement de Plessisville.
- Le livre Acceptabilité sociale : sans oui, c'est non, de Pierre Batellier et Marie-Ève Maillé.