Urbanisme communautaire

Urbanisme communautaire
Parc des Gorielles. Source : Arpent 
#89 Mikaël Saint Pierre · Le Centre d’écologie urbaine de Montréal by dixit.net
Quand un projet pointe son nez dans la ville, c’est la course à l’immobilisme. Dans les oppositions qui émergent, difficile de faire la part entre le rejet de l’autre, la légitime peur du changement et la nécessaire protection des sols, quand toutes se réfugient derrière le même arbre qu’il faut épargner. Le processus de densification de la ville dense a commis suffisamment d’erreurs pour être réformé en profondeur, mais il ne peut ni s’imposer comme une nécessité, ni être balayé d’un revers de manche. C’est de vrais débats locaux dont nous avons besoin pour faire, mais autrement. Mais comment ? Le détour par Montréal est toujours plein d’enseignements. C’est l’occasion par exemple de croiser le Centre d’écologie urbaine de Montréal. C’est un organisme communautaire hybride, né dans l’opposition à un projet emblématique de tabula rasa : Milton Parc (une histoire que je raconte dans Redirection urbaine #Teasing). Il travaille pour le compte de collectivités locales sur des missions, mène des projets de recherche, mais s’engage aussi auprès de collectifs qui s’opposent à des projets urbains avec un parti pris clair : développer le pouvoir d’agir des individus, pour que la décision en urbanisme ne se fasse pas que dans les bureaux d’élus ou de techniciens. Le Centre d’écologie urbaine de Montréal est aujourd’hui sollicité par des résidents désabusés par les modes de densification de la ville, avec une vague de NIMBY (Not in my backyard - Pas dans mon jardin) qui se développe dans les banlieues résidentielles du Québec qui commencent à se transformer. Il choisit bien entendu les causes qu’il entend défendre, et ne s’engage pas aux côtés de tous les opposants. Mais les processus de densification mal engagés sont nombreux, et seul le passage de l’opposition à une pratique contributive peut permettre de sortir de la guerre de position. Le Centre d’écologie urbaine de Montréal s’insère alors comme tiers de confiance dans les débats, en agissant sur plusieurs leviers : mobilisation et montée en compétence des groupes de résidents, pédagogie de la densité, conception participative et médiation avec les autorités. Au moment où les oppositions se cristallisent et bloquent le mouvement, alors que les chantiers de l’adaptation de nos villes doivent au contraire s’accélérer, cette piste du tiers de confiance capable de se glisser entre les parties pour sortir des blocages par le haut est une piste à suivre. Et si des organisations légitimées (et financées) par les autorités se positionnaient aux côtés des oppositions ? Elles pourraient leur permettre de pleinement s’approprier les enjeux, d’avoir une voix audible dans le processus, et même de proposer des projets alternatifs. Elles pourraient aussi donner les clés aux habitants pour faire à leur échelle. Car un pan entier de la nécessaire métamorphose de la ville ne pourra être fait par les pouvoirs publics ou les opérateurs traditionnels de sa fabrique. Les habitants doivent faire, dans leur rue, leur immeuble, leur maison, mais ils ne pourront pas faire seuls. Je suis Sylvain Grisot, urbaniste fondateur de dixit.net, et j’échange aujourd’hui avec Mickaël Saint-Pierre, coordonnateur en aménagement et mobilité au Centre d’écologie urbaine de Montréal. Et vous allez voir, c’est passionnant. Bonne écoute. Pour retrouver tous nos articles et nos podcasts, rdv sur dixit.net ! Un podcast qui bénéficie du soutien de l’ADEME.

Sylvain GRISOT > Mikael Saint -Pierre, bonjour. Tu es urbaniste, designer et coordonnateur en aménagement et mobilité, au Centre d'Écologie Urbaine de Montréal (CEUM). Qu'est-ce que le CEUM ? D'où est-ce que cela vient ? Qu'est-ce que vous faites dans le paysage ? On parle beaucoup de vous à Montréal. Pourquoi ?

Mikael SAINT-PIERRE > Le CEUM a été fondé en 1996, mais les racines de l’organisation remonte quelques années en arrière. Une coopérative d’habitation a été fondée dans le quartier montréalais de Milton Park, suite à un activisme très fort d'une partie de la population du secteur dans les années 70, qui a réagi à un projet de rénovation urbaine. De belles maisons victoriennes allaient être rasées dans un tissu urbain très dense, pour y construire une poignée de tours à l'initiative d'un promoteur immobilier et d'une Université montréalaise. Malgré le fait que ce complexe moderniste ait été partiellement aménagé, on a pu sauver une très grande partie de ces maisons victoriennes. Cela a permis de mobiliser les pouvoirs publics provinciaux et municipaux, voire fédéraux, pour acquérir ces maisons et en faire une coopérative. Le militantisme, la force vive et la mobilisation dans Milton Park a contribué à créer d'autres organisations dans les années 80-90. J'ai en tête, notamment, le Centre canadien d'Architecture, qui a pour mission de promouvoir la pratique architecturale canadienne, ou Héritage Montréal, qui fait la promotion de la préservation du patrimoine bâti, mais aussi le Centre d'Écologie Urbaine de Montréal.

Je me permets de faire ce grand détour parce que cela permet d'expliquer notre mission : contribuer au développement de ville écologique, démocratique et en santé. J'aime dire que la condition sine qua non de notre engagement dans un projet ou dans un chantier, c'est de pouvoir développer le pouvoir d'agir des individus, c'est-à-dire de donner une voix aux résidentes et résidents, aux organisations et aux institutions pour s'assurer que la prise de décision en aménagement et en transformation de la ville ne se fasse pas uniquement dans le bureau des élus ou dans le bureau des fonctionnaires. C’est ce qui motive les presque 25 professionnels qui travaillent au centre.

On retrouve dans ces premières graines une opposition à certaines typologies de projets urbains, mais aussi des propositions. C’est un caractère créatif, avec comme toile de fond, la communauté, le collectif, la mise en dialogue et la mise en pouvoir des habitants. Je voudrais faire un détour par un projet dans l’entre-deux d’une histoire déjà longue, avec un nom un peu exotique pour Montréal : le Parc des Gorilles. Qu’est-ce que c’est que cet espace ?

Montréal, Québec et le Canada ont été fondés sur le développement ferroviaire. Quand on regarde le visage de nos quartiers Montréalais, on s'en rappelle rapidement, parce que la voie ferroviaire agit à titre de barrière entre les quartiers et entre les milieux de vie. Le Parc des Gorilles est une ancienne emprise ferroviaire qui permettait de faire le lien entre deux gares qui n'existent plus. L'emprise ferroviaire a été abandonnée au cours des années 50. La nature a repris le dessus entre les années 50 et les années 90. Il y a une biodiversité très riche, qui rendrait jaloux tout architecte paysagiste qui veut développer un nouveau parc.

Le grand Montréal est construit sur une trame orthogonale avec des ilots rectangulaires, et cette trame ferroviaire traverse de façon diagonale un ilot. Cet espace a été réapproprié par la population. D'abord parce que c'est une oasis de fraicheur. C'était à peu près le seul ilot de verdure dans ce quartier, qui s'appelle Marconi-Alexandra, qui a une identité très industrielle, avec quelques poches résidentielles. La diagonale facilite les déplacements, c'est plus rapide que de suivre le grand rectangle. Depuis à peu près 30 ans, la Ville de Montréal tente d'acquérir ce site qui appartient à l'opérateur ferroviaire. Le propriétaire initial ne voulait pas vendre et souhaitait le garder.

Et un bon matin en 2013, la population s'est réveillée et il n'y avait plus d'oasis de verdure, il n'y avait plus de forêt dans le quartier. C'est un terrain qui a été entièrement nivelé. La nature a été retirée avec l'intention d'en faire un projet de construction neuve. La population s'est mobilisée. On parle de plusieurs centaines de personnes qui ont approché leurs élus très rapidement. Au Québec, les municipateurs ont un pouvoir de gel de développement sur des sites en vue de certaines acquisitions. C’est ce qu'on appelle une réserve foncière pour des fins de parc. La Ville de Montréal a mis le terrain sur une réserve foncière, a gelé le développement pendant quatre ans et pendant ces quatre ans-là, la population s'est activée. Elle a non seulement demandé que cela redevienne un parc, mais a aussi développé une vision. Une vision pour le retour à la nature, mais aussi une vision pour de la co-gestion du lieu : comment est-ce que la population peut contribuer à l'activation, à l'entretien, à l'animation de ce futur parc de façon conjointe avec la Ville de Montréal ?

Cela a vraiment contribué à développer une mobilisation plus large pour la mise en valeur du quartier Marconi-Alexandra, qui à l'époque était en transformation. Dans un tissu industriel traditionnel, des nouvelles technologies commençaient à s'implanter. On voyait aussi qu'il y avait de nouvelles populations qui venaient s'installer avec de nouveaux projets résidentiels. Cette mobilisation a permis que la ville fasse l’acquisition du site dans une démarche de co-création et de co-décision. Le site va être inauguré en début 2024. On parle quand même de quelques hectares de verdissement dans un secteur qui est parmi les plus touchés à Montréal en ilots de chaleurs. C'est la prise de pouvoir, le développement du pouvoir d'agir de la communauté qui a influencé les décisions montréalaises.

Parc des Gorilles avant/après. Source : CEUM

Influencer, c’est à dire bloquer le projet de développement, mobiliser les élus et activer un processus réglementaire, qui in fine se traduit par l'acquisition de la municipalité. Comment tout cela s'agence, comment tout cela fonctionne ? Comment fait-on pour faire projet collectivement, en termes d’organisation, de pérennisation et de gestion du lieu ? Quel est le rôle potentiel ou concret du Centre d'Ecologie Urbaine là-dedans ?

Je pense qu'on est capable de passer d'une culture de position à une culture contributive au développement. On ne s'inscrit pas dans un postulat où on est contre le développement. Dans ma pratique, je ne suis pas contre le développement et la transformation. De toute façon, la transformation de la ville se fait sans nous, sans élu, sans urbaniste, elle se fait de façon organique depuis 12 000 ans déjà. Mais je pense qu'avec les bons outils, avec les bons moyens, on est capable de prendre en compte les ambitions et les intérêts de chacun.

Au Centre d'Écologie Urbaine de Montréal, on travaille sur l'urbanisme communautaire, qui est une tradition nord-américaine “Community planning”. Comment peut-on mobiliser notre population, travailler avec des outils de l'aménagement et de l'urbanisme pour développer une vision ? On investit beaucoup dans cette pratique. Combiner l'urbanisme communautaire et la pédagogie (pourquoi on veut verdir, pourquoi on veut densifier, etc) permettra aux municipalités d'adresser certains de ces enjeux contemporains, que ce soit la crise du logement, la transition écologique, les mobilités, l'économie locale, etc.

On connaît les enjeux, mais on ne connaît pas les outils. Est-ce que tu peux nous expliquer concrètement l'urbanisme communautaire ? C'est la définition de quoi ? Quel type de pratique et quels types de méthodes ? Comment procédez vous ?

La définition qu'on donne à l'urbanisme communautaire, c'est la réappropriation par la population des outils d’expertise et du langage de l'urbanisme pour développer une vision concertée du territoire. Ensuite, un des outils de l'urbanisme communautaire est l'urbanisme participatif, c'est-à-dire comment intégrer une plus grande diversité d'acteurs autour de la table de la prise de décision. L'urbanisme participatif, c'est une approche qu'on a parfait au Centre d'Écologie Urbaine de Montréal, mais qui existe un peu partout dans le monde.

Concrètement, à quoi ressemble une démarche d'urbanisme communautaire ? Il y a des opportunités à saisir, en opposition à une vision, d'un promoteur ou d'une municipalité. Cela peut être une volonté de préserver ou de mettre en valeur un territoire, comme dans le cas du Parc des gorilles. On travaille avec ce noyau dur d'individus qui ont une vision ou qui ont une volonté, puis avec les organisations locales. On va cogner aux portes pour vraiment mobiliser la population, de façon à les amener à développer un diagnostic de secteur : qu'est-ce qui fonctionne, qu'est-ce qui ne fonctionne pas, quelles sont les opportunités à identifier, quelles sont les solutions techniques à explorer ? C’est à dire, quelles sont nos ambitions pour la transformation du site ?

On travaille grâce à des outils qu'on connaît bien : des démarches exploratoires, des ateliers, des moments où on va valider certains scénarios d'aménagement,… Cela permet d'avoir la force du nombre et de faire pression auprès des décideurs pour influencer la prise de décision. Je pense que la valeur ajoutée des organisations comme le Cendre d'Écologie Urbaine, est de se poser en tiers neutre, qui peut faire de la sensibilisation et de la pédagogie. Et surtout, pour pouvoir agir à titre d'intermédiaire entre les différents acteurs.

Par exemple sur un dossier de transformation de territoire, il y a un promoteur immobilier, la ville, des élus, des institutions publiques locales, etc. Cela permet de créer du lien et de susciter le dialogue entre ces différents acteurs. Souvent, ce qu'on remarque, c'est que quand on réussit à asseoir tous ces acteurs autour de la table, il y a une forme d'empathie qui se développe lorsqu'on commence à comprendre leur point de vue, leurs enjeux et leur ambition. Éventuellement, ça permet d'atteindre des propositions qui sont mieux comprises et plus concertées.

Travail sur le Parc des Gorilles. Source : CEUM

Si on prend l’exemple du Parc des Gorilles, c’est un lieu avec beaucoup de savoir-faire : des techniques d’urbanisme et de paysages, notamment. Mais vous mobilisez au delà des sachants, en essayant de passer d’un petit groupe de motivés à un grand groupe puissant. C’est une pédagogie à deux sens : expliquer les besoins du territoire aux décideurs et les enjeux globaux aux habitants. Cela vous donne un rôle d’intermédiaire, de traduction des conflits et d’identification des lignes rouges, voire de lobby auprès des décideurs. Comment décidez vous d’aller travailler sur tel ou tel projet ? Comment vous sollicite-t-on ?

Nous sommes une association, nous n’avons pas de financement à la mission, on doit donc toujours renouveler notre façon de travailler. J'aime bien partir du fait qu'on fait de la recherche, qu'on tisse des partenariats et qu'on essaye d'identifier quelles sont les pratiques probantes à l'échelle nord-américaine, voire à l'échelle internationale, pour éventuellement développer, planifier, implanter, évaluer ces pratiques innovantes. Cela peut être en aménagement, en mobilité, en processus participatif, en adaptation au changement climatique, en innovation, en infrastructure verte, etc. De ces expérimentations, on va retirer des connaissances et on va les partager de différentes façons, comme des produits de connaissances. Cela peut être par de la formation, des webinaires, des publications, des boîtes à outils… On a une dizaine d'outils qu'on développe chaque année, des produits de connaissance qui sont issus de nos projets d'expérimentation.

Cela nous permet de développer une expertise. On répond à des appels à projets, on fait compétition à des entreprises privées et on reçoit des mandats de municipalité. Les fruits de cette démarche, on va les réinvestir dans notre mission, et le cycle recommence. On continue la recherche, les partenariats, et ainsi de suite. Cela fait en sorte qu'on a toujours deux postures au Centre de l'Écologie Urbaine. On a une posture d'entrepreneurs en innovation où on va expérimenter, tester et travailler avec des communautés sans vraiment savoir quel sera le résultat. Puis, on a une posture de groupe service professionnel, où on va répondre à des missions de municipalité. Parfois, on a donc un devoir de réserve.

Si on parle de notre volet entrepreneur en innovation, on va vraiment essayer d'identifier où sont les enjeux et les besoins. Par exemple, on va être approché par des groupes de résidents qui nous disent : « Écoutez, on a une vision pour notre territoire, on aimerait le préserver. On sait qu'il y a un projet de transformation qui, selon nous, ne répond pas aux valeurs de la communauté, mais on n’a absolument aucun levier pour se faire entendre, le conseil municipal n'offre pas une possibilité de consultation, le promoteur n'est pas intéressé à nous entendre. Comment peut on s'organiser ? » C’est un exemple où l’on va s'investir d'une façon ou d'une autre. On va travailler avec le groupe et répondre à ces demandes pour pouvoir offrir de la valeur ajoutée à des outils d'urbanisme, contribuer à mobiliser et à amplifier cette volonté. Au Québec, les gens ont de l'intérêt pour leur territoire, on veut le mettre en valeur, on veut le préserver et on est conscient qu'on veut le transformer aussi.

Vous êtes donc sollicités par des habitants, des acteurs du territoire plus ou moins organisés, parce qu'ils ont une vision ou parce qu'ils s'opposent à ce qui est fait. En tout cas, ils comprennent ce qui va et ce qui ne va pas. Il y a notamment, au Québec comme ailleurs, des projets de densification de la ville qui peuvent prendre des formes extrêmement différentes, qui cherchent à répondre à des besoins résidentiels, mais qui y répondent plus ou moins bien, qui prennent des formes plus ou moins adaptées aux contextes locaux. Vous êtes aujourd'hui par exemple sollicités par des groupes de résidents, par des communautés pour les assister et pour vous opposer. Comment cela se passe ?

La densification au Québec, ce qu'il faut savoir, c'est qu'il y a présentement une politique nationale d'architecture et d'aménagement du territoire qui a été lancé. Le plan d'action, donc la mise en œuvre n'est pas encore connue. On n’a pas nécessairement un gouvernement provincial qui est favorable aux questions de densification, mobilité active et durable.

Pour nos auditeurs internationaux, je ne voudrais pas dépeindre un portrait québécois qui est totalement négatif. Ceci étant dit, la politique a amené une panoplie de débat sur la densification et sur la transformation des milieux. On connaît tous la problématique des banlieues nord-américaines, c'est-à-dire l'étalement urbain, le recours à la voiture, les longues distances pour l'approvisionnement en ressources et en matériel. Vous et moi, les gens qui nous écoutent, on connaît tous les bénéfices de la densification, et pourquoi on devrait opter pour des milieux de vie plus denses, plus compacts, que ce soit au niveau du dynamisme, au niveau des courtes distances et de la préservation des milieux naturels.

Mais les gens dans les communautés ne connaissent pas ces bénéfices. Au Québec, nous les urbanistes, avons une difficulté à les traduire, à les communiquer et à adapter le langage. J'ai la chance d'enseigner à des étudiants du baccalauréat en urbanisme à l'Université du Québec à Montréal et je leur dis souvent : « Le premier péché de l'urbaniste, c'est de faire une faute dans le nom d'une collectivité, mais le deuxième, c'est d'utiliser le langage d'initié à des publics qui ne le sont pas, des acronymes, des termes très techniques. »

Je crois que l'urbaniste doit être un pédagogue, un sensibilisateur, pour contribuer à dénouer ces enjeux. Sur la question de la densification, on a un rôle à jouer, on le sait. Dans des grandes villes comme Montréal, Québec, des pôles régionaux comme Gatineau, Sherbrooke, je pense que les ressources existent pour bien communiquer. On a aussi des exemples qui sont probants. Mais dans des plus petites communautés, c'est là où il faut fournir un effort. Il faut revoir nos modèles, il faut revoir nos exemples, il faut changer notre vocabulaire, et il faut surtout que l'urbaniste sorte de son bureau. Il faut qu'il aille parler aux gens. C'est un débat qui est intéressant.

Travail sur le Parc des Gorilles. Source : CEUM

Je partage tout à fait ton avis sur cette grande difficulté à faire passer les messages fondamentaux, peut être aussi parce qu’on n’a pas assez de bons exemples.

Le croisement est intéressant, car vous vous positionnez à la fois dans l’importance de construire la ville sur la ville, mais vous êtes aussi extrêmement investi dans des projets de protection d’espaces libres du bâti. La réponse n’est pas automatique, elle est nécessairement contextualisée. Ce n’est pas être pour ou contre la densification, mais faut-il construire à cet endroit là, pourquoi et comment ?

Il y a aujourd’hui l’émergence d’une demande de débat, de critique des projets, mais aussi pour questionner la résilience des territoires, via l’angle des inondations ou des ilots de chaleurs urbains par exemple. On doit faire face à des enjeux violents, tout en arrivant au bout du processus de concertation traditionnel. On n’arrive plus à mobiliser et à trouver des modes de proposition. Quelle est la place de tiers comme vous ? Une espèce de mélange de tiers de confiance, position parfois inconfortable entre plusieurs groupes ?

Je termine un parcours de troisième cycle universitaire sur la question de la place de la société civile, c'est-à-dire les organisations non gouvernementales, les organismes communautaires locaux et les chercheurs. Quel est leur place dans l'incubation, la promotion et le lègue de l'innovation vers l'administration publique municipale ? Au Québec, le rôle de la société civile n'est plus à démontrer. La société civile a créé le CLSC, qui est un établissement de santé locale et communautaire. On a une multitude de modèles qui ont été créés par ce qu'on appelle le communautaire. La société civile a un pouvoir d'initiative quand même important.

Je parlais un peu plus tôt de Milton Park, je me déplace à Montréal un peu vers le sud-ouest dans un quartier qui s'appelle Pointe-Saint-Charles, un quartier qui a un historique militant activiste très fort. Il y a 30 à 40 % de logements sociaux et abordables et différentes démarches d'urbanisme communautaire sont en cours, ce qu'on appelle là-bas les opérations populaires d'aménagement. Il y a un bassin d'organismes communautaires très influent. Après les années 60-70, un modèle de clinique de santé communautaire a été développé. Il avait ses bénéfices, parce qu'on est dans un milieu défavorisé. Cela permettait l'accession au service de santé pour des communautés dans le besoin. Ce modèle a été reconnu par le gouvernement du Québec et est devenu un projet pilote, une expérimentation formalisée pour être mise en place à l'échelle de tout le Québec. C'est ce qu'on appelle les CLSC, les Centres Locaux de Santé Communautaire qui existent dans à peu près toutes les communautés. Cela se substitue à l'hôpital régional et offre des services de santé de base dans des communautés un peu plus éloignées.

Tout ça pour dire que oui, les associations, les regroupements de résidents ont un pouvoir d'agir important et reconnu au Québec. Et je fais le parallèle avec l'aménagement, parce qu’il y a une multitude d'innovations qui ont été incubées, qui ont été promues par des organisations de la société civile et qui maintenant ont été institutionnalisées. Au Centre d'Écologie Urbaine de Montréal, on est très fiers d'avoir fait la promotion depuis presque 20 ans du budget participatif. L'an dernier, en 2021, c'est près du tiers de la population québécoise qui a eu accès à des budgets participatifs, ce qui est quand même important. Il y a 10 ans, il n’y en avait pas. Qu'est-ce que cela veut dire ? C'est que les populations des communautés qui ont des budgets participatifs peuvent contribuer à choisir quelle orientation vont prendre une partie du budget municipal.

Votre rôle est donc à la fois d’apporter et d’adapter une idée au territoire, mais aussi de la mettre en œuvre par votre savoir-faire et votre ingénierie. C’est pousser les idées, mais aussi les mettre en place en développant des compétences pour passer à l’échelle au côté des institutions. En quoi est-ce que cela s’inscrit dans votre théorie du changement ?

L’association va avoir 27 ans en 2023. On est une organisation qui s'institutionnalise, qui développe des pratiques très formalisées. On est en train de réviser notre planification stratégique pour les quatre prochaines années. J'ai la chance de faire partie de ce chantier avec différents membres de l'équipe et de la communauté. La théorie du changement, c’est s'engager de façon très affirmée dans l'innovation et dans l'expérimentation, de façon à être en mesure de devenir les ambassadeurs de ces innovations, et éventuellement d'influencer les municipalités et les institutions à adopter ces transformations. Le budget participatif en est un bon exemple. Il y a une multitude d'innovations qu'on étudie au Centre d'Écologie Urbaine de Montréal.

Je sais qu'en France, vous êtes assez familier avec la notion de rue-école, alors qu’au Québec, on commence à peine. On a incubé trois projets de rue-école au Québec, deux autres en Ontario. On est en train de rassembler les acteurs canadiens sur cette question pour amplifier le mouvement. Il y a d'autres modèles, comme la ruelle bleue verte. Au Québec, à Montréal, on a les ruelles, c'est-à-dire des allées arrière qui traditionnellement permettait l’approvisionnement en charbon. On est aussi en train de transformer ces milieux de vie.

Les enjeux du moment et des décennies à venir montent en puissance, du moins en conscience, en France comme au Québec. Tu nous l’as dit, il y a besoin de pédagogie, d’accompagner les communautés dans leur mobilisation, mais aussi d’amorcer le passage des propositions pour passer de l’opposition au projet collectif. Malgré l’urgence, il faut peut-être prendre le temps de ralentir les projets pour prendre le temps du dialogue.

As tu quelques pistes de lecture pour continuer cette immersion dans le passionnant territoire montréalais ?

Une lecture qui a influencé ma pratique : Ezio Manzini, Design, when everybody designs. C'est un bouquin sur l'innovation. Comment le concepteur, le designer peut contribuer à l'innovation sociale ? Il parle d'interface entre le professionnel, le concepteur et la population. C’est un processus de conception participatif et transparent, qui fait opposition à la boîte noire dont on parlait.

Sinon sur l'urbanisme communautaire, je vous amène ailleurs qu'à Montréal, mais je reste en Amérique du Nord. J'ai visité Philadelphie cet été, j'ai rencontré un groupe très dynamique et très inspirant qui a initié une démarche d'urbanisme communautaire pour la transformation d'un parc, le Michelin square Park. C'est une communauté dans un secteur défavorisé hautement multiculturel qui a fait une démarche en six langues pour développer une vision de transformation. C'est deux lectures intéressantes qui témoignent de comment on peut stimuler le pouvoir d'agir de la population pour transformer la ville.

Entretien réalisé par Sylvain Grisot en Décembre 2022

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