Tourisme des espaces délaissés
Entretien avec la chercheuse Aude Le Gallou, qui travaille sur la géographie urbaine, les friches urbaines et l'exploration urbaine, plus communément appelé "l'urbex". Nous avons parlé d'esthétique de l'abandon, de performances des corps, de tourisme plus ou moins légal, et de photographie.
Frédérique TRIBALLEAU > Bonjour, Aude Le Gallou. Vous êtes chercheuse associée au laboratoire EIREST, l'équipe interdisciplinaire de recherche sur le tourisme à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Vous êtes aussi attachée temporaire d'enseignement et de recherche à Sorbonne Université. Vos thèmes de recherche portent notamment sur la géographie urbaine, les friches urbaines, l'exploration urbaine, qu'on appelle plus communément Urbex et les espaces marginaux. Vous avez d'ailleurs écrit une thèse sur la Géographie des lieux abandonnés. De l'urbex au tourisme de l'abandon : perspectives croisées à partir de Berlin et de Détroit en 2021.
Comment et pourquoi vous êtes-vous intéressée à ces espaces qu'on dit pourtant des espaces délaissés, abandonnés, donc peut-être pas tant synonyme d'intérêt que ça ?
Aude LE GALLOU > C'est venu progressivement. Depuis longtemps, je m'intéresse à ces espaces. J'ai une petite fascination pour les friches et pour les lieux abandonnés. Je les ai incorporées assez progressivement à ma recherche, puisqu’en Master 1, j'avais fait un mémoire sur la mémoire urbaine de l'ex-RDA à Berlin Est. Cela m'avait un peu amenée à ces questions d'abandon, de réappropriation et de disparition. En Master 2, toujours à Berlin, je suis passée à la question des friches urbaines et de la manière dont elles étaient réappropriées, et des enjeux qui s'y attachaient. Au cours de ce mémoire de Master 2, une question m'intéressait particulièrement, qui était celle de l'urbex et de l'exploration de ces lieux. L’un des lieux que j'ai étudiés était à la fois un lieu d'urbex, mais aussi un lieu qui de temps en temps le week-end était ouvert à des visites touristiques plus cadrées. Mais elles étaient toujours fondées sur l'intérêt que ressentaient les gens pour la dimension d'abandon des lieux. J'avais envie de creuser le sujet, et petit à petit, j'ai élaboré un projet de thèse sur la question. J'en suis venue à faire ma thèse sur la question du tourisme de l'abandon, c’est-à-dire des formes de tourisme qui sont inspirées de l'urbex. Encore une fois, je me suis intéressée à Berlin, parce que je voulais garder ce terrain que je connaissais bien, et à Détroit puisque je voulais avoir une perspective comparative. Détroit me paraissait un terrain incontournable sur cette question.
On va revenir sur le mot de « tourisme » que vous avez utilisé et qui peut paraître étonnant quand on parle d'espace délaissé. Tout d'abord, dans votre recherche, vous faites rapidement une différence sémantique, qui est même une différence de regard posé sur ces espaces, avec d'un côté, la « friche urbaine » et de l’autre « les espaces abandonnés ». Quelle différence faites-vous entre les deux, alors qu'on a tendance à les utiliser comme des synonymes ? Quel changement avez-vous opéré pour parler de ces espaces ?
La première chose à avoir en tête, c'est que ces espaces sont les mêmes : les friches, les lieux abandonnés, cela renvoie aux mêmes espaces. Par contre, ce qui change beaucoup, à mon sens, c'est le regard qui est porté sur ces espaces. Quand on parle de « friche », un terme très utilisé en géographie, en aménagement, en urbanisme, c'est vraiment un terme qui scientifiquement est circonscrit et utilisé avec une définition à peu près claire. La friche est un lieu qui a perdu sa fonction, en général, temporairement. Quand on parle de friche, il y a toujours, de manière sous-jacente, la question de la possible reconversion, réappropriation, ou remise en fonction de la friche, que la fonction soit la même que la précédente ou pas. En général, ce n’est plutôt pas la même. Quand on parle de friche, il y a un accent qui est mis sur la fonction perdue, éventuellement retrouvée. C'est souvent un terme qui renvoie à une dimension opérationnelle aménagiste assez professionnelle.
Ce qui m'intéressait dans la notion de « lieu abandonné », c'est que c'est un vocabulaire qui est beaucoup moins scientifique, mais qui est l'expression employée de manière récurrente dans l'exploration urbaine. Dans ma thèse, je voulais tout simplement prendre au sérieux ce choix sémantique des acteurs qui étaient les premiers concernés et essayer de comprendre pourquoi on parlait plus de lieux abandonnés que de friches. La conclusion à laquelle je suis arrivée est que cela renvoie aux mêmes espaces, mais que le terme de « lieu abandonné » définit une nouvelle catégorisation spatiale, qui manifeste une évolution du regard qui est porté sur les friches.
Les lieux abandonnés sont les friches qui vont être rendues attractives, désirables du point de vue des urbexeurs, et du point de vue plus large des gens qui ne sont pas urbexeurs, mais que cela intéresse ou qui vont trouver un intérêt esthétique à ces friches. Il y a trois facteurs principaux de passage de ces friches à des lieux abandonnés, c’est-à-dire de valorisation de ces friches.
Le premier facteur est le fait qu'on a, depuis les 10-15 dernières années, une diffusion de plus en plus importante d'un corpus photographique consacré aux friches urbaines et qui valorise esthétiquement ces espaces. Les lieux abandonnés vont être des friches qui sont dans un premier temps rendues esthétiquement désirables.
Il y a un deuxième facteur, à mon sens, qui est lié justement à la popularisation de l'urbex. C’était un loisir très confidentiel, qui est de plus en plus médiatisé, donc visible d'un grand public qui n'est pas forcément praticien de l'urbex. Comme on popularise l'urbex, on popularise aussi mécaniquement les lieux qui sont investis par l'urbex. Il y a une valorisation que je qualifierais d'expérientielle, au sens où ces lieux abandonnés, on va les considérer petit à petit comme des lieux où on peut vivre une expérience d'exploration intéressante et originale, qui sort de l'ordinaire.
Le troisième facteur de valorisation est très lié. Ces lieux vont être petit à petit investis d'un imaginaire que je qualifie d'imaginaire « de front pionnier », au sens où ces lieux abandonnés appellent à leur conquête ou leur reconquête. Quand on parle de lieux abandonnés, c'est l'idée qu'il y a un affaiblissement ou une disparition des appropriations sociales de ces lieux. En allant les explorer, on va prendre une posture d'explorateurs, de quelqu'un qui a le courage nécessaire pour y entrer, qui n’a pas froid aux yeux, qui sort des sentiers battus. Il y a vraiment une forme de valorisation, que je qualifierais presque de sociale, au sens où l'exploration de ces lieux abandonnés devient un vecteur de distinction. Pour essayer de résumer tout cela, quand on passe de la friche au lieu abandonné, on ne change pas concrètement d'espace, mais on change de regard porté sur les espaces et d'imaginaire associé à ces espaces.
On va revenir plus précisément sur ces imaginaires, et sur ces praticiens et praticiennes de l'urbex. Il y a, à la fois ce regard professionnel sur la friche, puis ce regard qui se détache, qui vient d'un champ plus populaire et qui est plus associé aux loisirs. Cette friche urbaine pourrait être valorisée dans un monde professionnel, et pourtant elle est presque plus valorisée quand on parle d'espace abandonné, parce qu'elle devient un lieu esthétique, un lieu où exercer une forme de courage et de valorisation sociale. On parle du même lieu, mais pas vu par le même regard. Est-ce qu'on peut aussi parler d'une différence de traitement selon les contextes, notamment selon les deux villes que vous avez étudiées, Berlin et Détroit ?
Oui, parce que l'abandon n’a pas nécessairement la même ampleur et les mêmes conséquences en fonction des contextes géographiques. Détroit est une ville en décroissance, qui a connu un mouvement de déclin très marqué au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle, et qui se perpétue encore aujourd'hui. L'abandon à Détroit était vraiment un immense problème. Il était omniprésent, la ville a perdu plus de 60 % de ses habitants en 70 ans, il y avait un abandon massif et protéiforme. Il y avait des maisons abandonnées, des usines abandonnées, des écoles, des églises, donc un échantillon très complet d'abandon. Dans ce contexte, c'est perçu comme une nuisance, en termes économiques, parce que plus il y a de lieux abandonnés dans un espace, plus les lieux qui ne le sont pas perdent de leur valeur économique. C’est aussi perçu comme une nuisance en termes de sécurité, puisque plus on a d'abandons, moins le sentiment de sécurité pour les habitants est présent. Puis, il y avait un gros problème d'image : être perçu comme la capitale des ruines de l'Occident, ce n'est pas forcément porteur en termes d'attractivité urbaine. L’abandon était perçu comme une nuisance et pouvait devenir un peu tabou. Venir à Détroit et dire « je m'intéresse au tourisme qui a lieu dans les lieux abandonnés », c'était parfois quelque chose qui était assez mal pris par les populations, parce qu'elles en avaient ras-le-bol qu'on associe leur ville à cela et qu'on les associe elles aussi à ce déclin.
À Berlin, c'était très différent. J'avais quelques terrains qui étaient à une cinquantaine de kilomètres de Berlin, mais quand on s'intéresse à la ville de Berlin en elle-même, c'est très différent. Berlin est une ville aujourd'hui très attractive. L'abandon est donc beaucoup moins présent. Il l'a été de manière importante et assez marquée après la réunification, notamment à l'est de la ville, mais aujourd'hui la plupart des friches urbaines dans les quartiers centraux et péricentraux de Berlin ont été réappropriées et reconverties. Il y a une réelle demande, parce qu'il y a une valorisation économique, foncière et immobilière.
Cet abandon n'est pas du tout un problème majeur comme il l'est à Détroit. Ce n’est pas le même regard qui est porté, et par les populations et par les pouvoirs publics et par les acteurs privés. À Détroit, il y avait un abandon stigmate, et à Berlin un abandon beaucoup plus résiduel et qui contribue à l'image un peu alternative de Berlin. C'est quasiment un avantage, parce que ça n'a pas d'incidence particulière sur les dynamiques urbaines générales, avec quelques lieux abandonnés qui contribuent à une image positive de capitale alternative.
J'aimerais bien reparler des gens qui pratiquent l'urbex dans ces deux villes. Vous veniez de parler de cette différence de regard sur l'abandon. Selon ces différents terrains que vous avez pratiqués, quelle représentation et quel imaginaire peuvent investir ces praticiens et ces praticiennes de l'urbex dans ces espaces délaissés ? Vous avez déjà commencé à l'évoquer, par des postures d'explorateurs. Qu'est-ce que ces espaces peuvent venir évoquer chez les gens qui les pratiquent ?
Il faut déjà faire une distinction entre les gens qui pratiquent l'urbex, et ceux qui viennent faire du tourisme de l'abandon, c’est-à-dire des pratiques touristiques plus cadrées et très inspirées de l'urbex. Si on en reste à l'urbex, je pense qu'il faut lier la question des imaginaires avec celle des motivations. Il y en a qui vont avoir une motivation majoritairement esthétique et souvent photographique. L'idée va être de faire de jolies photos de lieux abandonnés. Les imaginaires associés à cette pratique, sont des imaginaires qui vont faire de ces lieux abandonnés des espaces où peuvent se déployer des émotions, qui ne se déploient pas facilement ailleurs dans un espace urbain beaucoup plus cadré. Il y a un intérêt pour l'atmosphère de l’abandon : des populations étaient présentes, des sociétés ont investis ces lieux et ne sont plus là. C'est peut-être la fin d'une époque industrielle, par exemple, ou la fin de tel ou tel système politique. Ce sont des imaginaires très liés au temps qui passe et à la finitude humaine, à la finitude de tel ou tel système politique et économique. Il y a des connexions entre esthétique et philosophie de la ruine qui se sont développées depuis plusieurs siècles, ce qui n’est pas du tout spécifique aux ruines contemporaines.
Il y a d'autres motivations, plutôt patrimoniales ou historiennes, avec la volonté de documenter les lieux, d'exhumer et de mettre en valeur des histoires oubliées et peu valorisées par un discours patrimonial et historique officiel. Je pense que ce sont des imaginaires qui gardent souvent une dimension esthétique, mais qui peuvent être un peu plus savants. Ce n'est pas exhaustif comme liste, parce que je pense que si on demande à chaque explorateur ce qui le motive et les imaginaires qu'il a, on aurait plein de réponses très différentes.
Ce qui me paraît intéressant aussi actuellement, c'est que la popularisation de l'urbex amène des praticiens nouveaux dans cette discipline. Il y a une tendance assez marquée depuis quelques années à la mise en scène des explorations sur YouTube, avec des gens qui se filment et qui font des vidéos sensationnalistes, qui ne sont pas toujours de très bon goût et parfois pas très nuancées. Je pense à cet imaginaire du front pionnier de la conquête. Ils en font des tonnes : « Regardez, je vais explorer un truc dangereux » ; « Regardez, on a trouvé un fantôme, ou on a trouvé un semi-cadavre ». Je dis semi-cadavre, parce qu'en général, il n’y a pas du tout de cadavre. Cela me paraît intéressant parce que c'est à la fois une tendance qui est assez décriée par les puristes, et en même temps, quelque chose qui est assez intéressant pour saisir ces imaginaires de front pionnier, de conquête, d'exploration et de mise en scène de soi. Il y a une mise en scène des lieux, mais qui sert in fine à une mise en scène de soi comme quelqu'un de « badasse », qui ose explorer des lieux que tout le monde n'aurait pas le cran d'aller explorer. Sur cette question des imaginaires, je pense qu'il y a beaucoup de choses qui sont liées à la fois à la dimension de conquête et de réappropriation des lieux qui ont été abandonnés par le reste de la société, et à d’autres dimensions qui tiennent beaucoup plus au rapport au passé, à la mémoire des lieux, à ce qui s'y est joué ou non. Ce sont des imaginaires qui font des lieux des incarnations du temps qui passe et de la finitude de telle ou telle société, tel ou tel système, voire plus généralement de la finitude de la condition humaine d'une certaine façon.
Vous parlez à la fois des espaces mis en scène, mais qui mettent en scène les gens qui les pratiquent. Il y a vraiment une histoire de performance derrière la pratique de ces espaces. Je trouve que cela nous amène tout de suite à cette question du rôle que peut avoir la pratique de l'urbex avec le tourisme de l'abandon. Comme vous le disiez, il s’agit d’un abandon relatif puisqu’il y a déjà eu de nouveaux usages. Comment se fait ce glissement entre une pratique peu connue, avec des pionniers et des pionnières, et puis maintenant quelque chose de presque classique et de plus si dangereux que cela ?
C'est un mouvement assez classique dans tout type de pratique non-officielle et un peu hors des sentiers battus. Cela se manifeste beaucoup en art aussi, par exemple, avec le graff et le street-art. C’est quelque chose qui est d’abord hors du cadre légal et hors du cadre de la valorisation sociale, qui petit à petit rentre dans ce cadre. Cela modifie les conditions de la pratique et cela élargit le public auquel s'adresse cette pratique. Et puis, la pratique rentre dans des dynamiques de valorisation marchande. Pour le cas de l'urbex, je pense qu'on voit tout à fait cette évolution. La pratique était, au départ, assez confidentielle. Puis, petit à petit sur la base de la valorisation esthétique, qui est un médium très puissant de diffusion de la pratique, de popularisation et de médiatisation, un intérêt du grand public s’est développé. Les photos marchent bien, c'est visuel, c'est immédiat, c'est facilement valorisable et facilement publiable. Certains acteurs privés se saisissent de cet intérêt et le transforment en offre touristique. Ce qui est important à souligner, je pense, c'est que ce n'est pas a priori les mêmes personnes qui vont pratiquer l'urbex et prendre part à ces formes de tourisme de l'abandon. Cela dépend évidemment des contextes géographiques. Parfois, il peut y avoir des urbexeurs qui vont le faire, parce qu’ils vont considérer que la manière dont est proposée la mise en tourisme correspond à leurs attendus et à leurs valeurs.
Pour essayer de résumer le passage de l'urbex au tourisme de l'abandon, à mon sens, cela repose sur trois piliers. La première chose est ce que j'appelle l'intermédiation. Dans l'urbex, on est censé trouver les lieux d’urbex, puis l'entrée des lieux, tout seul ou en petit groupe, mais personne ne va le faire à notre place. Ensuite, il faut se débrouiller tout seul dans le lieu. La différence qui intervient avec cette intermédiation, c'est que dans le cadre d'une offre touristique, on paye quelqu'un pour faire tout ça à notre place. On est emmené sur les lieux, le prestataire va nous dire comment entrer et va nous guider à l'intérieur en pointant les espaces intéressants, les éventuels dangers, etc. On délègue toute une partie de l’exploration à un prestataire extérieur.
Le deuxième pilier de cette valorisation touristique est la sécurisation de l'exploration, voire sa légalisation. En fonction des cadres, ce n'est pas toujours légal. Le prestataire que j'ai étudié à Détroit faisait cela de manière illégale, mais à Berlin, c'était légal. Dans tous les cas, c'est plus sûr que si on le faisait tout seul, tout simplement parce qu’il y a un prestataire qui a quand même tout intérêt à ce que vous ressortiez vivant et à peu près en bon état de sa visite. Même si évidemment, il y a des grosses assurances au cas où quelque chose tournerait mal, mais c'est beaucoup plus balisé. Les prestataires ne vont pas vous emmener dans un espace qui est vraiment dangereux. C’est beaucoup plus aléatoire quand on explore tout seul.
Le troisième pilier est la commercialisation et la marchandisation de cette exploration. Dans le cadre de l'urbex, on a quelque chose qui est purement gratuit et qui n'entre pas dans un système de rétribution marchande. Alors que dans le cadre du tourisme de l'abandon, les lieux abandonnés et leur exploration guidée deviennent un produit valorisable, auquel on peut assigner une valeur marchande. Les prestataires vont le vendre à des personnes qui sont prêtes à payer pour bénéficier des deux premiers piliers, l'intermédiation et la sécurisation de l'exploration.
Encore une fois, c'est un changement de regard. On parlait de la friche urbaine, avec un regard plus professionnel, où l’on pense beaucoup à sa future fonction. Puis, on a parlé d’espaces abandonnés et délaissés, où la valorisation est très différente. Elle est amenée par le loisir et de l'aspect esthétique qu'on peut y associer. Puis, on passe même à une valorisation par une réinsertion dans un processus de consommation. Vous avez commencé à les évoquer, mais est-ce qu'on peut parler aussi de cette différence de traitement de ce tourisme, selon si on est à Détroit ou à Berlin ?
Dans le corpus de prestataires que j'ai observé, il y avait vraiment une différence très nette. A Détroit, il y avait un seul prestataire qui faisait ça de manière significative. Il avait pignon sur rue et un nombre important de clients, environ une trentaine de personnes par week-end. Ce n’est pas non plus énorme, mais c’est néanmoins plus important et plus régulier que d'autres personnes qui faisaient ça de façon beaucoup plus confidentielle et en opérant sur une base plus individuelle. Ils emmenaient les gens dans les lieux, mais seulement une, deux ou trois personnes. A Détroit, c'était le seul prestataire qui faisait ça d'une manière plus systématique et plus collective. Il faisait ça de manière illégale. Pourtant il avait pignon sur rue, était bien classé sur Tripadvisor et avait un site internet. Il n’y avait aucun problème pour le trouver. Néanmoins, ce qu'il faisait, était techniquement de la violation de propriété privée, parce qu’il n’avait pas l'autorisation d'entrer dans ces lieux. Des lieux, par ailleurs, ouverts à tout vent. Mais, selon le droit américain, cela reste de la violation de propriété privée. Ce prestataire n’était pas du tout valorisé par les instances officielles, notamment par le bureau du tourisme de Détroit, qui était complètement aveugle à ce type d'activité. Ce n’était pas du tout ce que la municipalité et les acteurs publics et privés de Détroit voulaient mettre en avant. Au contraire, c’étaient des activités qui manifestaient une forme de renaissance et de retour en grâce de la ville qui étaient valorisées. Ce prestataire faisait ça de manière parfaitement indépendante, à la fois des propriétaires des lieux, mais aussi des instances officielles de promotion touristique.
À Berlin, c'était très différent. J'ai essentiellement suivi une entreprise qui était leader sur ce marché de niche et qui elle ne fonctionnait que de manière légale, sur la base d'accords avec les propriétaires. Il n’y avait jamais d'entrée illégale dans les lieux. Dans ce cadre-là, étant donné que c'était légal, c'était promu par l'Office de Tourisme. Berlin est une ville touristique, il y avait beaucoup plus de place pour la valorisation d'activités un peu hors des sentiers battus et underground. C'était tout à fait possible pour cet Office de Tourisme de valoriser des monuments ou des musées très classiques, mais aussi des choses différentes, parce que cela répondait à un public varié et massif.
La différence de traitement fait écho à la différence d'importance et de traitements de l'abandon de manière générale. À Détroit, c'est un stigmate, on ne va donc pas le valoriser de manière touristique. À Berlin dans le cadre d'une ville très attractive, très touristique, l'abandon relativement résiduel qui reste dans cette agglomération peut, au contraire, être un levier de diversification des pratiques et de l'offre touristiques.
Vous montrez que ce tourisme et cette mise en valeur quasi publics de ces lieux pourtant délaissés obligent à avoir un lien, voulu ou pas, avec les institutions publiques et les propriétaires des lieux. La réaction peut être réfractaire, comme à Détroit, alors qu'à Berlin, cela peut faire partie d'un processus culturel porté par la collectivité.
On a seulement effleuré le sujet, on pourrait en parler davantage. Justement, est-ce que vous auriez un ou des conseils de lecture pour aller plus loin à ce propos ?
Je pense que les travaux de Nicolas Offenstadt sont très intéressants. Il y a deux bouquins sur l'urbex en ex-RDA, et puis un livre plus récent qui fait le point sur l'urbex de manière générale, et sur la manière dont cela a été traité en sciences sociales. C'est un sujet qui est très visuel, donc je recommanderais des travaux photographiques. Je pense notamment aux travaux de Romain Meffre et d’Yves Marchand qui sont vraiment super. Ils ont notamment publié en 2010-2011 un gros bouquin de photos sur Détroit que je conseille vivement. Sur l'urbex, il y a aussi Timothy Hannem qui a publié deux bouquins et qui va en publier un troisième à l'automne 2023.
Enfin, sur un plan un peu plus pratique, je conseillerais aussi les visites de l'entreprise que j'ai suivie à Berlin, qui s'appelle Go2know. Ce sont des visites légales de lieux abandonnés, qui sont assez intéressantes et sympas, si on est photographe amateur ou amatrice.
Merci beaucoup, Aude Le Gallou.
Propos recueillis par Frédérique Triballeau, en janvier 2023
Pour aller plus loin :
- Géographie des lieux abandonnés. De l’urbex au tourisme de l’abandon : perspectives croisées à partir de Berlin et Détroit, Aude Le Gallou, 2021
- Urbex. Le phénomène de l'exploration urbaine décrypté, Nicolas Offenstadt (Albin Michel, 2022)
- Urbex RDA. L'Allemagne de l'Est racontée par ses lieux abandonnés, Nicolas Offenstadt (Albin Michel, 2019)
- Photographies de Romain Meffre et Yves Marchand
- Urbex Europe, 35 lieux secrets et abandonnés en France et en Europe Photographies et illustrations de l'auteur, de Timothy Hannem (Arthaud, 2019)
- Les photos de Diane Dufraisy