Construire dans le "monde d'après" ?
Préface de la nouvelle édition du Manifeste pour un urbanisme circulaire par Philippe Bihouix, ingénieur, auteur de L'âge des low-tech et directeur général du groupe AREP.
Préface de Philippe Bihouix, ingénieur, auteur de L'âge des low-tech et directeur général du groupe AREP, pour la nouvelle édition du Manifeste pour un urbanisme circulaire.
C’est une des prises de conscience, parmi bien d’autres, de la dernière décennie. Nous artificialisons notre territoire à un rythme insoutenable. Notre vision reste parcellaire et les chiffres oscillent, entre données satellitaires, échantillonnages, analyses statistiques des fichiers fonciers, entre 30 000 et 60 000 ha par an. Même avec la tendance la plus optimiste, une projection linéaire nous amènerait à intégralement artificialiser la France métropolitaine – hommage à Trantor, la planète-capitale de l’empire galactique (1) – en moins de temps que celui qui nous sépare de Clovis… voire en quelques siècles là où la pression foncière est la plus importante, autour des métropoles et dans les départements côtiers (2).
Quelques siècles, c’est certes une éternité à l’échelle des décisions publiques. Et il est évidemment absurde d’imaginer qu’on pourrait aller jusqu’à convertir 100 % des terres agricoles, des forêts, des zones naturelles, en territoire urbanisé : l’artificialisation prendra fin avant. Mais l’enjeu est que celle-ci prenne fin le plus tôt possible, car chaque année qui passe entame nos capacités de résilience (alimentaire notamment), distend nos liens à la nature, met souvent à mal notre sens esthétique.
C’est dans cette optique que Sylvain Grisot a élégamment proposé le terme d’urbanisme circulaire. Si le parallèle est fructueux, puisqu’on peut « recycler » les bâtiments en les réhabilitant, et les friches urbaines en les requalifiant, Sylvain Grisot se garde de tomber dans un travers qui touche, bien trop souvent, les discours et les réflexions sur l’économie circulaire. Dans son acception la plus courante, en effet, il s’agit surtout de maintenir, à peu de chose près, la gabegie de production et de consommation actuelle, tout en augmentant, autant que faire se peut, les taux de recyclage des matières premières. Or le recyclage reste un levier limité : c’est d’abord sur la réduction à la source, sur la sobriété ou la frugalité, que les choses se jouent.
Cette sobriété doit infuser à tous les niveaux, dès l’expression des besoins. Il ne s’agit pas seulement de construire mieux, de concevoir et réaliser de « bons » projets, les plus neutres en carbone possible ; avec les volumes actuels, s’il fallait tout construire ou presque avec des matériaux biosourcés, les ressources disponibles n’y suffiraient pas, loin de là. Il s’agit donc d’abord de construire moins, de questionner fondamentalement les besoins et les programmes, d’intensifier intelligemment l’usage du bâti existant, de lutter contre l’obsolescence des lieux, en multipliant les fonctions, en privilégiant la réhabilitation, en faisant évoluer nos référentiels culturels. Il faut passer des maires bâtisseurs aux maires embellisseurs (enchanteurs ?) des lieux de vie.
À l’échelle territoriale, nous devons bien sûr viser la ZAN (zéro artificialisation nette), et même, si j’osais, tendre au plus vite vers la zéro artificialisation brute, car nous maîtrisons mal les processus de « réparation écologique ». Plutôt qu’éviter/ réduire/compenser, mettons-nous en tête qu’il est bien plus efficace d’éviter/éviter/éviter. Dans le domaine environnemental, prévenir est toujours bien plus sage que réparer. Cela devra se faire « quoi qu’il en coûte ».
Les injonctions contradictoires seront nombreuses : il faudra faire entrer, au chausse-pied, les besoins d’habitat, de commerces, de loisirs, de transports, mais aussi les fonctions productives et logistiques, avec, peut-être, une dose de relocalisation économique postcrise sanitaire, tandis qu’à l’heure de l’adaptation au changement climatique, de nouveaux usages, de nouveaux modes de consommation et production, nécessiteront de repenser fortement la spatialité de nos organisations. Personne n’a dit que ce serait simple…
Toute la profession doit s’embarquer dans cette aventure bien éloignée des habitudes prises dans le « monde d’avant » : les maîtres d’ouvrage et leurs conseils, pour prendre les décisions courageuses, accepter de mener les expérimentations, transformer leur commande ; les urbanistes pour raisonner différemment et mettre la préservation au cœur de leurs réflexions ; les programmistes pour « chasser » les mètres carrés surnuméraires ; bien sûr, ensuite, les concepteurs, architectes et bureaux d’études, pour déployer toute l’agilité nécessaire aux adaptations à l’existant.
Mais ne soyons pas naïfs : la prise de conscience, certes de plus en plus large, les quelques exemples emblématiques et inspirants, l’application de recettes locales par certains acteurs déjà plus engagés, ne suffiront pas. Il faudra un accompagnement sans faille de la part de la puissance publique, à tous les niveaux, dans les approches réglementaires et fiscales, et dans le choix des bonnes échelles de décision. De ce point de vue, nous n’en sommes qu’aux prémices. Mais nous pouvons déjà tirer quelques leçons de la crise sanitaire de 2020. L’histoire accélère parfois de manière impromptue : les habitudes coriaces peuvent alors être modifiées, les réticences promptement balayées, les tabous mis à bas… ainsi du rapport au télétravail, de la pratique du vélo, de l’attractivité des villes denses, de « l’argent gratuit » ou des ratios d’endettement à respecter à tout prix. Alors pourquoi pas, demain, une profonde évolution de notre rapport à la ville et aux territoires ?
Philippe Bihouix · Octobre 2020
(1) De la célèbre trilogie de science-fiction Fondation d’Isaac Asimov (1951).
(2) Dont le taux d’artificialisation est déjà cinq fois supérieur à la moyenne française.
Lire le "Manifeste pour un urbanisme circulaire"