Repérer les friches
Sur le territoire du Grand Amiénois, un observatoire des friches a été mis en place. Un recensement qui est surtout un moyen de mobiliser ensuite ces fonciers pour faire projet. Retour d'expérience de Nicolas Delbouille, architecte et directeur d'études à l'ADUGA.
Sylvain GRISOT > Nicolas Delbouille, bonjour. Tu es architecte et directeur d’étude, planification et projet urbain à l’Agence de Développement et d’Urbanisme du Grand Amiénois (ADUGA). Tu as notamment piloté la réalisation d’un inventaire des friches de Grand Amiénois, en 2010-2011, à un moment où le travail sur ces espaces délaissés n’était pas encore évident. Cet inventaire a permis de repérer et de caractériser plus de 200 hectares de friches. Après dix ans, c’est le moment de nous faire un retour d’expérience. Tout d’abord, d’où est venue l’idée de faire un recensement des friches sur le territoire ?
Nicolas DELBOUILLE > C’était plutôt une démarche intégrée qui comprenait un inventaire, mais pas que. A l’origine de cette démarche, il y avait la DRE, la DREAL d’autrefois. Elle possédait déjà un inventaire des friches, mais il n’était plus à jour et elle ne s’en servait pas. Il y avait 7 millions de fonds FEDER pour la région Picardie, à cette époque, qui n’étaient pas consommés. Ce n’est pas pour autant qu’il n’y avait rien à faire. Le cœur de cette démarche d’inventaire et d’observatoire était d’associer les élus à la réflexion. Quand l’ADUGA a été créée, en 2008, les élus nous répondaient qu’ils ne pouvaient rien faire à leur échelle pour traiter la question des friches. La démarche avait alors pour postulat de mettre les élus en position d’agir et pas simplement de regarder. Ce n’était pas si simple, car c’était un territoire sans EPF, donc sans outil bien identifié pour accompagner la reconversion des friches.
Le recensement n’était donc pas une fin en soit, mais bien un moyen de mobiliser des espaces fonciers qui pourraient servir à autre chose. Comment avez-vous procédé pour repérer ces espaces disponibles dans le vaste territoire du Grand Amiénois ?
A l’époque, le Grand Amiénois, c’était plus de 540 communes, dont une grande partie était rurale. L’histoire du textile fait qu’on avait des friches aussi dans les territoires ruraux, c’était donc une problématique largement partagée.
La méthode de repérage a bénéficié d’une autre démarche, innovante à l’époque : le lancement des PLU intercommunaux. Il était plus simple dans ce contexte là d’interpeller les élus sur un projet de territoire. On avait des bases de données existantes, comme BASOL ou BASIAS, des bases de données publiques, mais qui ont été développées essentiellement pour traiter les pollutions de sols. Cela témoigne d’un passé industriel, mais c’est incomplet quand il s’agit de parler de friches. Toutes les formes d’activité nous intéressaient, que ce soit industriel, commercial ou agricole.
La démarche consistait donc à rencontrer les élus et à adresser à chaque Maire un questionnaire qu’on avait préparé avec les étudiants de Sciences Po Paris. On a eu un taux de retour de 81% sur le territoire du Grand Amiénois. On avait cette première base, puis on est allé sur le terrain. Cela a pris du temps, mais c’est comme ça qu’on a pu aboutir à un résultat concret : 83 friches qui correspondent à environ 200 hectares. Cela peut paraître peu, mais quand vous avez une friche de 2 à 10 hectares en plein centre-ville, c’est un enjeu essentiel.
C’est à la fois un enjeu parce que c’est une tâche dans la ville, une image dégradée, mais ce sont aussi des problématiques de risque, de pollution, d’effondrement… Ce sont aussi 200 hectares potentiels de développement économique en alternative à 200 hectares de fonciers agricoles qui peuvent être épargnés. Mais l’objectif n’était pas de recenser, mais d’activer. Qu’est-ce qu’on peut faire sur ces friches et par où on commence ?
Toutes ces friches n’avaient pas vocation à retrouver une activité économique, en tout cas, pas monofonctionnelle. Notamment parce qu’elles étaient inscrites dans le tissu urbain. Cette étude du potentiel de requalification des friches d’activités du Grand Amiénois était intéressante, car elle s’inscrivait dans le contexte des sites. On avait demandé au prestaire qui travaillait avec nous de proposer des familles de friches, une typologie de friches, pour que chaque élu comprenne bien dans quelle famille se situe la friche de sa commune. On voulait éditer un guide de reconversion qui s’appuie sur des études locales pour aider nos élus à franchir le pas. Ce n’était pas un travail scientifique qui se voulait duplicable.
La démarche a duré 18 mois. On a organisé des ateliers d’élus et de praticiens autour de cas pilotes pour démontrer qu’on pouvait se lancer, se projeter.
De ces typologies, vous avez donc repéré un certain nombre de sites pilotes, des prototypes sur lesquels vous avez poussé les réflexions en termes de programme, de processus opérationnels et de financement. Est-ce que tu peux nous donner quelques exemples de la diversité de ces friches ?
Ces sites pilotes ont été définis comme ceci par les élus. Le travail de technicien a permis de mesurer des potentiels sur environ 25 friches et on leur a demandé d’en garder 12, mais il y a eu des débats. On en a finalement gardé 13, pour éviter d’avoir un site pilote par intercommunalité. Les sites en question ont des caractéristiques assez différentes. Certains ont une dominante patrimoniale, car il y a de très belles friches de l’époque textile et de l’épopée des Saint Frères sur le territoire. Cela peut aussi être par une entrée environnementale. J’ai un site en mémoire où de la peinture, du solvant et du vernis étaient fabriqués. On imagine bien les conséquences environnementales, surtout au 19ème, car les règles n’étaient pas celles d’aujourd’hui. Il y a aussi des sites avec des qualités paysagères, en bord de rivière.
Ce que toutes ces friches ont en commun, c’est qu’elles sont en centre-ville ou très proches d’une centralité, et dans une polarité du territoire dans son ensemble. C’était aussi pour servir la mise en œuvre d’une cohérence territoriale. Certaines sont dans des cadres de vie qui peuvent être intéressants, pas que pour de l’activité, mais aussi pour du logement, de l’espace public, pour des morceaux de quartiers ou de complément de centralité.
Ces sites ont aussi une diversité de taille. Il y a un site ferroviaire qui faisait un peu plus de 20 hectares, mais il était assez spécifique. Sinon, la taille des sites variait entre 1 et 10 hectares. Cela reste des échelles modestes, mais c’est un territoire qui dispose de peu de moyens.
Donc 83 sites repérés sur plus de 400 communes et le choix de 13 sites pilotes. A la fois parce qu’ils sont emblématiques, choisis politiquement, mais aussi parce que ce sont des prototypes de typologique de friches qui pourraient exister. La démarche a nécessairement mis en avant les potentiels de ces friches, mais aussi les difficultés à les activer. Que s’est-il passé ensuite ? Quels ont été les leviers d’activation mis en place ?
Il y a deux leviers principaux, un plus à destination d’un usage interne et l’autre d’un usage externe. Celui à usage interne, c’est que l’agence d’urbanisme peut être sollicitée dans le cadre de son programme de travail, sans complément de financement particulier, depuis 2012, pour accompagner les élus qui veulent se lancer dans la reconversion de friches d’activités, si ce sont des sites pilotes. Cela a été reconduit pendant 10 ans, et cela a même été élargi récemment à d’autres sites qui ont émergé, dans les derniers PLUi par exemple.
Ce n’est pas parce qu’on met le doigt sur des sujets qu’ils émergent et qu’on trouve directement des solutions. Cela demande du temps long : trouver le cap, comprendre ce qui se passe et trouver des leviers de financement.
Le deuxième levier, plutôt à usage externe, c’est un atlas en ligne en accès libre. On a voulu que le guide et l’atlas soient accessibles à tout le monde. Il y a donc un outil interactif en ligne qui permet d’avoir le minimum d’informations sur le site. Il n’y a pas de contact direct lié à ces sites, j’ai donc souvent des appels et j’amène des apporteurs d’affaire et des personnes de la promotion sur certains sites, pour un premier contact. Quand il s’agit d’un site pilote, on parvient généralement à négocier une étude environnementale ou un diagnostic du sol, car c’est souvent la première question qui se pose sur des friches du 19ème. L’ADEME nous accompagne aussi pour faire des premiers diagnostics.
Les sols ont souvent plus de mémoire que les hommes. C’est intéressant de mettre ces sites sur la place publique et voir ce qui peut émerger. C’est un peu le parti pris de Cartofriches, où on voit bien que les territoires sont très inégalement recouverts.
Votre territoire a commencé tôt ce recensement, avant les autres, il y a 10 ans. Aujourd’hui, quels sont les résultats d’avancement global de la démarche ? Et d’avancement micro, sur les sites pilotes ?
Suite à aux études et aux échanges avec les élus sur la planification, on a pu rédiger des OAP (Orientations d’Aménagement et de Programmation) dans les PLUi sur le thème de la reconversion des friches. Si on a pu le faire, c’est parce qu’on a travaillé en amont avec les élus sur leurs attentes et sur ce qui était raisonnablement envisageable sur ces sites. Les groupes de travail sont des groupes mixtes avec des élus à l’échelle communale et intercommunale, et cela se concrétise par des OAP. Réussir une reconversion de friche, ce n’est sans doute pas que de la compétence publique, mais aussi un investissement privé qui a été guidé. Donc, le premier aspect très concret de cette démarche, c’est que la reconversion est guidée dans les PLUi.
L’autre aspect, c’est que depuis le mois d’août 2021, l’EPF Nord-Pas-de-Calais est devenu l’EPF Hauts-de-France en intégrant le département de la Somme où nous nous trouvons. C’est une structure très importante pour initier de véritables reconversions en portant des sites. Il y a alors des acteurs identifiés, une temporalité, une programmation à minima et un phasage. Cela permet d’avancer avec ces éléments sur les sites pilotes, qu’on n’aurait pas eu si il n’y avait pas l’investissement de l’EPF au préalable.
Pour préciser, un Etablissement Public Foncier a pour vocation, entre autres, à porter le foncier, c’est-à-dire en faire l’acquisition. Mais ils ont aussi une technicité sur les questions de dépollutions des sols, de déconstructions… C’est un acteur du recyclage foncier. Mais avant de s’engager, il doit y avoir des discussions sur les besoins, sur la nécessité de recycler cette friche, ce qui permet d’accélérer la démarche sur un site.
Ce qu’il faut savoir, c’est qu’on avait déjà sollicité l’EPF pour un site pilote très pollué, quand on n’était pas encore dans son périmètre. En tant qu’agence d’urbanisme, on a une expertise pour la programmation et la planification, mais on n’avait pas les moyens de faire un portage. La directrice générale de l’époque, Lorrane Bailly, a proposé de faire un test sur notre territoire et l’EPF s’est engagé, en produisant une note technique sur le dispositif de reconversion. Cela a joué un rôle essentiel pour que le département vote ensuite de rentrer dans l’EPF Hauts-de-France.
L’EPF a donc élargi son champ d’action pour désormais intervenir dans votre territoire. Il y a eu une prise de conscience à la fois sur l’enjeu des friches, mais aussi le besoin d’avoir un acteur du recyclage du foncier tel que l’EPF.
Aujourd’hui, ce sont aussi des réflexions que vous réengager à travers le SCOT. Où en êtes-vous ?
Il s’agissait de réviser le SCOT, car notre territoire s’est élargi à deux intercommunalités. Mais le contexte législatif actuel est plus exigeant qu’il y a dix ans, on a donc sollicité les élus pour évaluer le niveau de révision qu’ils souhaitaient : est-ce qu’on intégrait de nouvelles problématiques ? Est-ce qu’on modifiait le projet ? La réponse a été assez claire, on revoit tout le projet ! On a donc programmé une mise à jour de l’inventaire des friches en 2022, en élargissant le champ d’investigation au-delà des friches d’activités. On a aussi lancé une étude sur la vacance. On a besoin d’avoir des éléments d’explication et de compréhension du phénomène avant de lutter contre. De même, on a un observatoire des zones d’activités, mais on voudrait aller plus loin sur la compréhension de ces zones. On voudrait identifier les espaces qu’on pourrait resserrer, les entreprises qui ont besoin de moins de locaux, moins de foncier, pour densifier ces zones d’activité.
Vous portez alors un regard sur l’existant dans toute sa diversité : vacants, sous-occupés, sous-utilisés… Ce processus, depuis 10 ans, a notamment permis d’accueillir plus facilement l’EPF sur le territoire. Mais quel est ton retour d’expérience ? Finalement, qu’est-ce que tu referais et qu’est-ce que tu ne referais pas ? Qu’est-ce que tu retiens de cette expérience partagée de mobilisation des friches sur un territoire ?
Ce qui m’a frappé, c’est que cette expérience commence à être connue. Je suis souvent sollicité par des agences d’urbanisme, des agglomérations, des départements, qui veulent lancer un inventaire. Mais c’est souvent perçu comme un instant T, pas comme une démarche durable. Je pense que c’est une erreur, il y a un vrai investissement à faire pour mettre à jour ces inventaires, avoir des données correctes, et réfléchir à la concrétisation de projet. Cela me semble vraiment dommage de seulement dresser un inventaire. C’est une démarche de long terme, un peu à contrecourant des études flash ou des dispositifs éphémères. Mais les élus et les techniciens ne sont pas toujours les mêmes au bout de 10 ans, alors la question de la permanence de ce travail est importante. Sur notre territoire, il faut encore faire évoluer les mentalités et ces sujets là prennent du temps. La reconversion même, mais aussi le cheminement qu’il y a à faire pour les élus. Dire d’arrêter les zones d’activités, c’est se confronter aux questions de l’emploi. Alors que ce débat n’a pas lieu d’être, les friches actuelles peuvent accueillir des zones d’activité de demain. Mais il faut y travailler dès maintenant, avec un projet global à travers le temps long pour accueillir des activités, de l’emploi, des logements qui vont avec… On est dans une époque où il est difficile d’avoir ces débats de manière sereine et constructive. C’est un regret par rapport aux moyens dont on dispose pour être efficace sur ces thématiques. Je pense qu’on a besoin de structures pérennes et pas que des études flash ou des contrats courts.
En tout cas, on comprend bien que ces enjeux sont difficiles à faire émerger, mais aussi à repérer et à activer. C’est un travail qui nécessite des compétences de démarche de projet, techniques et de mobilisation. Le recensement permet de mobiliser, mais cela prend du temps. Le temps des études et des travaux, mais surtout le temps de convaincre. On peut faire, pourquoi pas, l’éloge d’acteurs qui restent sur le territoire. Partout, on a besoin de montrer qu’on peut faire autrement, que c’est possible. J’espère que ce que vous avez commencé il y a 10 ans en inspire d’autres.
Pour ouvrir la discussion, as-tu un conseil de lecture pour aller plus loin ?
La ressource qui me vient c’est le laboratoire LIFTI (Laboratoire d'Initiatives Foncières et Territoriales Innovantes). C’est un lieu de rencontre à la fois public et privé qui effectue un travail de vulgarisation et de sensibilisation sur ces sujets. On a tous besoin de dialoguer, car le travail sur les friches, c’est un travail de dialogue. Dialogue entre élus, entre techniciens, avec les friches et leur territoire. Et cela prend du temps. Le LIFTI est un bon outil de dialogue de mon point de vue.
J’abonde dans ton sens ! Nicolas, merci pour ce premier échange et à bientôt.
Propos recueillis par Sylvain Grisot en mai 2022
Pour aller plus loin :
- Site web de l'ADUGA
- Site du LIFTI
- (Re)faire la ville par ses friches, dixit, 2019
- Renaturer (temporairement) les friches, dixit, 2021