Le logement d'abord
La fondation Abbé Pierre est engagée dans l’accès au logement pour tous. Elle prend notamment la parole dans le débat public en publiant tous les ans un rapport sur le mal-logement, qui rappelle l’immensité des besoins. On en parle avec Christophe Robert, délégué général.
La fondation Abbé Pierre est engagée pour l’accès au logement pour tous. Elle prend notamment la parole dans le débat public en publiant tous les ans un rapport sur le mal-logement, dont a parution de la 27ème édition rappelle l’immensité des besoins.
Sylvain GRISOT > Christophe Robert, bonjour ! Vous êtes délégué général de la fondation Abbé Pierre. Pourriez vous d’abord nous expliquer ce qu’elle représente et quels sont vos modes d’action ?
Christophe ROBERT > C’est une organisation un peu particulière car ce n’est pas une association, mais une fondation reconnue d’utilité publique depuis 1992. 98 % de nos ressources sont issues de la générosité publique, donc pas de subvention de l’Etat, par choix d’indépendance d’action et de plaidoyer. Ces dons se transforment, pour l’essentiel, en actions pour répondre aux besoins des mal-logés. Il s’agit de construire des logements sociaux en maîtrise d’ouvrage associative, de rénover des passoires énergétiques, de développer de lieux d’accès au droit au logement et d’accueil de jour pour les personnes sans domicile. Une partie de ces actions est menée à l’international. L’essentiel de notre activité est de financer environ 900 actions par an portées par 500 associations investies dans le domaine de la lutte contre le mal-logement.
Un deuxième pan de notre activité renvoie plus à la notion de plaidoyer, car nous sommes convaincus, comme l’Abbé Pierre l’était, que chacun doit apporter des réponses, essayer d’aider ceux qui sont en souffrance. Mais la solidarité seule ne permettra pas d’inverser le cours des phénomènes d’exclusion par le logement. Il faut comprendre les choix économiques, évaluer les politiques publiques, faire des propositions alternatives à partir d’actions expérimentales que l’on aura pu mener ou d’analyses de politiques publiques menées localement en France ou à l’étranger, qui peuvent inspirer des politiques plus solidaires, plus protectrice de nos concitoyens les plus fragiles. La fondation compte 160 salariés permanents, et près de 300 bénévoles qui agissent sur ces deux dimensions.
Quand on parle de mal-logement, on a tous en tête les personnes à la rue. Mais il y a en fait une grande diversité des typologies de mal-logés. Pouvez-vous définir ce qu’est le mal-logement et donner très concrètement des exemples ?
Christophe ROBERT > L’image collective, et c’est bien normal d’ailleurs, car c’est ce qui nous frappe le plus en tant que citoyens protégés, ce sont les personnes sans domicile fixe, les personnes sans-abri, si on prend la définition exacte de l’INSEE. Parmi les 4 millions de mal-logés que compte notre pays, la situation des sans-abris est la plus préoccupante, soit 300 000 personnes sans domicile. D’autres vivent dans des bidonvilles, des squats, des cabanes, des garages ou parkings transformés en logement. Mais le mal-logement, c’est aussi être dans un logement dangereux pour sa santé. On l’a vu de manière très douloureuse à Marseille, avec les effondrements de la rue d’Aubagne et les huit victimes, mais des dizaines de milliers de personnes sont concernées, vivant dans ces logements complètement indignes, loués souvent très cher et qui impactent la santé. Il faut aussi penser aux personnes en surpeuplement, dit excessif, au sens de l’INSEE, soit un logement trop petit pour la taille du foyer, avec toutes les incidences que cela peut avoir, les phénomènes d’insalubrité et d'indignité du logement. Ça a des impacts sur la santé, la scolarisation des enfants, l’estime de soi et le vivre ensemble. Il est extrêmement important d’avoir en tête cette diversité de formes de mal-logement qui n’est peut-être pas aussi visible que le phénomène des sans-abris dans l’espace public, mais néanmoins très douloureux et très pénalisant pour les familles concernées.
Il faut compter également 12 millions de personnes fragilisées dans leur rapport au logement, des personnes qui par exemple ont vu leur bail résilié, parce qu’ils ont fait l’objet de plusieurs impayés de loyer et sont donc soumis à une expulsion du jour au lendemain ou qui sont dans des copropriétés dégradées. Il y a une dégradation et une paupérisation de l’occupation de ces logements. En termes de politiques ou d’actions publiques, il faut être attentif à ces fragilisés. En termes d’emploi, vous avez des personnes qui ne sont pas comptées comme demandeurs d’emploi, mais qui sont en situation de pauvreté, les travailleurs pauvres par exemple. Ce qui est tout à fait stupéfiant, c’est l’ampleur en fait des difficultés de logement qui peuvent exister dans un pays riche comme le nôtre, l’impact sur la santé, la scolarisation, le vivre ensemble, la ségrégation territoriale, la spécialisation spatiale, la mobilité professionnelle, et le peu de considération du sujet dans le débat public et les priorisations politiques. Les douleurs et les conséquences ne sont pas quantifiables par la statistique publique. Ça implique de se pencher sur la question, d’écouter les gens pour comprendre quelle souffrance ça peut générer.
Finalement près de 20 % de la population française est de près ou de loin concernée, à la fois par les enjeux de suroccupation, d’insalubrité, de précarité énergétique, des bidonvilles... Est-ce qu’on peut revenir sur les principales victimes, parce qu’au-delà du logement, c’est évidemment pour les habitants que vous travaillez, que vous vous engagez. Est-ce qu’aujourd’hui on a des cibles privilégiées du mal-logement ?
Christophe ROBERT > Oui. Si on parle du phénomène du sans-abrisme, majoritairement ce sont des hommes seuls avec une surreprésentation de jeunes. Ces derniers sont particulièrement touchés par la fragilité du logement, ainsi que les familles monoparentales, essentiellement des femmes seules avec enfants, pour les raisons aussi qu’on connaît : un seul salaire, difficulté à conjuguer garde d’enfants et emploi… Les populations parmi les plus mal-logées sont les exilées, des personnes qui ne trouvent pas chaussure à leur pied dans des centres d’accueil pour demandeurs d’asile lorsqu’ils font une demande d’asile dans notre pays. Environ un demandeur d’asile sur deux trouve une place en centre d’accueil qui leur est dédiée, donc les autres se déportent vers des mauvaises solutions, parfois même le pire, c’est-à-dire des campements ou des bidonvilles. Il y a enfin beaucoup d’hommes seuls qui ont vécu des choses très difficiles, souvent avec des souffrances psychiques ou des dépendances à l’alcool ou à des drogues. Des réponses très ciblées doivent être apportées aux personnes qui souffrent du sans-abrisme en France. Les fragilités les plus graves sont financières, en particulier dans les grandes villes, les métropoles attractives, due à une déconnexion très forte entre le niveau des ressources issues de l’emploi et le coût du logement (achat immobilier, locatif et charges). Ce dernier a considérablement flambé dans les grandes villes depuis les années 2000 et s’est déconnecté de la réalité financière des ménages, car c’est devenu le premier poste de leurs dépenses. Presque 30%, parfois jusqu’à 60% pour les ménages les plus pauvres, alors que c’était l’alimentation il y a 30 ans. On arbitre pour garder son toit sur la tête aux dépens des dépenses d’alimentation, de santé, sans même parler des loisirs et de la culture.
Vous faites un point annuel sur l’état du mal-logement en France. Vous l’avez fait récemment pendant une période de pandémie aux impacts inégalitaires. Quelles sont les tendances du mal-logement en France ?
Christophe ROBERT > Je crois que la pandémie et le premier confinement, ont montré le rôle protecteur considérable du logement. On a dit : « Restez chez vous. » sans tenir compte de si on a un chez soi, ou si le logement pose des problèmes sur la santé ou la dangerosité, par précarité énergétique ou mauvais état, humidité, dégradation, peinture au plomb, etc. Il me semble que cet épisode très fort a montré aux yeux de tous l’importance du logement. On l’a vu aussi par rapport au trajet domicile-travail, la distance ou l’impossibilité de pouvoir être réactif, et l’importance du confort minimal pour pouvoir, par exemple, télétravailler en toute sérénité. Les tensions familiales dans les rapports parents-enfants, de fratrie, de couple peuvent être décuplées en surpeuplement. Il y a là une prise de conscience qui, je l’espère, peut constituer un terreau favorable à une meilleure considération de la question du logement et de l’habitat dans son ensemble. On l’a vu aussi sur la surreprésentation des infections dans les quartiers populaires, essentiellement du fait que beaucoup de familles sont en surpeuplement.
A propos des enjeux écologiques, on sait que le bâtiment est un des premiers émetteurs de gaz à effet de serre, et que ceux qui subissent la cherté du coût de l’énergie sont avant tout les plus pauvres qui ne peuvent pas entretenir ou faire des travaux dans des logements mal isolés. La distribution de ceux qui vivent dans des passoires thermiques n’est évidemment pas la même selon le revenu. Quand on voit flamber les prix de l’énergie, comme aujourd’hui, ceux qui en subissent le plus les effets, ce sont évidemment ceux qui n’ont pas pu se mettre dans un logement performant thermiquement. Ça a des impacts sur les émissions de gaz à effet de serre, il y a une responsabilité collective vis-à-vis de nos obligations de réduction des émissions de Co2, en tenant compte du budget des ménages et de leurs mauvaises conditions de vie, parce qu’ils ne se chauffent pas correctement.
Ça veut dire que cet effort massif de réhabilitation thermique est nécessaire pour répondre aux enjeux du siècle, c’est aussi travailler sur la précarité énergétique, et donc sur la précarité tout court ?
Christophe ROBERT > On peut ajouter la dimension économique, les plus modestes subissant de plein fouet la hausse des coûts de l’énergie, parce qu’on n’a pas su ces dernières décennies enclencher une forte dynamique de rénovation thermique des logements. En associant les enjeux, on fait bien d’une pierre trois coups : baisse des émissions de gaz à effet de serre, rendu de pouvoir d’achat aux ménages les plus fragiles et développement économique et de l’emploi. Mais ça ne se fera pas du jour au lendemain. Il faut entre temps ne pas laisser tomber ceux qui souffrent de précarité énergétique et en attendant de rénover ces passoires thermiques, qui est la bonne réponse structurelle, il faut apporter des soutiens en augmentant le chèque énergie.
Les questions sociales et climatiques viennent se rejoindre, mais ça pose aussi des enjeux démocratiques. Comment on répartit des ressources énergétiques rares, comment on partage les efforts ? Ce n’est pas qu’une question de curseur, de montant d’une prime ou d’un énième bureau mutualisé… Quelles sont vos propositions de pistes d’actions ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour vraiment amorcer la pompe, à la fois de la rénovation, mais aussi gérer un certain nombre de situations très concrètes, notamment sans laisser 300 000 Français à la rue ?
Ce quinquennat a vu des évolutions notables en matière de lutte contre la précarité énergétique et de prise en compte de l’enjeu que constituent le logement et le bâtiment dans la résolution de nos problèmes. C’est très important de ne pas avoir une lecture linéaire, parce qu’autrement on ne croit plus aux politiques. Or, on ne s’en sortira pas sans.
Dans nos 350 pages, chaque année, on voit que tout ne se ressemble pas et qu’il y a bien des choix, des mesures techniques ou des stratégies d’intervention de politique de puissances publiques différentes. Du côté du logement, on entend Bercy dire : « Le budget du logement coûte trop cher et, comme ça s’est passé pendant ce quinquennat, on va réduire sensiblement la capacité d’intervention publique. » Ce n’est pas possible. Chaque année, depuis des années, on augmente le nombre d’hébergements d’urgence, de places en hôtels sociaux jusqu’à atteindre plusieurs milliards d’euros de budget annuel, sans que ce soit la solution. C’est une réponse efficace dans l’urgence face à des personnes à la rue ou à un 115 débordé d'appels, mais pas une réponse durable adaptée. Pendant le confinement, 40 000 places en plus ont été créées et n’ont pas fermé depuis, ce qui est nécessaire mais coûteux pour la collectivité, et peu satisfaisant pour les personnes concernées, qui bien souvent ne peuvent pas inviter leurs amis, ni cuisiner. Il faut changer de stratégie. Cette évolution considérable depuis 20 ans du nombre de places d’hébergement d’urgence pour répondre à l’exclusion par le logement est le fait d’autres défaillances de politiques publiques, notamment un manque de suivi de l’aide sociale à l’enfance après 18 ans, des personnes qui sortent de prison, sans solution de logement, des exilés qui ne trouvent pas de place dans les centres d’accueil, des personnes expulsées de leur logement sans solution, des personnes qui souffrent de problèmes psychiques et qui ne sont pas accompagnées suffisamment par le secteur médical depuis la fermeture des lits psychiatriques dans les années 1970. On a multiplié les places d’hébergement d’urgence, en espérant qu’un jour ils passeront de l’hôtel social au logement temporaire, et peut-être un jour, au logement durable. Mais non, toutes les expériences nord-américaines, finlandaises ou ce qu’on a déjà commencé à déployer en France à travers la politique du « Housing first », le « Logement d’abord », nous montrent que c’est l’inverse ce qu’il faut faire. Il faut permettre un accès direct au logement, un logement de droit commun pour les personnes à la rue, qui va constituer le levier qui leur permettra de se reposer, de se tenir propre, de se reconstruire, de reprendre une vie sociale et un boulot.
Ces retours d’expérience étrangers montrent que quand on a quelqu’un de logé, on peut effectuer un travail social. On a finalement posé un socle, la présence durable dans un logement acquis. C’est une inspiration. Où en êtes-vous de vos expérimentations et sur des perspectives de déploiement beaucoup plus massif ?
Christophe ROBERT > Ce n’est pas du tout un débat sur la dignité, même si ça se recoupe, c’est surtout efficace. Nous développons des pensions de famille pour des personnes qui ne pourront pas accéder à un logement individuel tout de suite, ou ne le souhaitent pas forcément. Ce sont des unités d’une quinzaine, vingtaine de logements où les gens sont chez eux et ont un statut de droit commun, un bail. Quand des personnes ont passé 10 ans, 15 ans à la rue, ont vécu des choses terriblement difficiles, le simple fait de se retrouver pour la première fois depuis longtemps, parfois depuis toujours dans un logement à soi, participe à une part importante du travail. On augmente considérablement les leviers de réinsertion pour les personnes concernées. Depuis très longtemps, nous portons cette logique-là. Elle avait déjà été un peu initiée en France en 2009 avec le ministre du Logement Benoist Apparu. Et puis pendant la campagne de 2017, nous avons proposé de mettre en place un plan « Logement d’abord » sur cinq ans à tous les candidates et candidats. Le candidat Macron finalement élu, avait dit : « Moi, je le prendrai. » Il y a eu des appels à manifestation d’intérêt sur des territoires. Aujourd’hui, 45 territoires y sont engagés : collectivités, départements et métropoles. Il y a une augmentation du nombre de pensions de famille et la mobilisation du parc privé à vocation sociale. Il y a plus d’attributions de logements sociaux aux personnes sans domicile. Des avancées, un changement de culture donc, mais pas du tout à la hauteur des changements d’échelle de la situation d’aujourd’hui, et de la fluctuation du sans-abrisme. Le gouvernement a parallèlement coupé dans les APL et dans les aides à la production de logements sociaux, qui sont les deux leviers majeurs d’exercice de la solidarité dans le domaine du logement dans notre pays.
La discussion est évidemment loin d’être close. On a bien compris aussi que c’était pour vous un moment de rentrer dans le débat politique, sans doute auprès des candidats, des citoyens et professionnels que sont nos auditeurs. Votre rapport, au-delà d’être épais, est un document en multiples versions, y compris extrêmement abordables permettant enfin d’avoir une vision transversale, globale des enjeux du mal-logement en France. Est-ce que sur ces questions, vous avez un conseil de lecture à donner pour aller plus loin ?
Christophe ROBERT > A la base de tout ça, il y a la question de l’humain, des ruptures, de la solidarité et de la préservation de nos ressources naturelles. Un livre qui m’a beaucoup plu ces derniers temps c’est celui de Pierre Rosanvallon Les épreuves de la vie : comprendre autrement les français, qui recoupe avec beaucoup de choses qu’on voit à la fondation : des individualités qui se retrouvent à un moment dans des ruptures, des difficultés majeures et à qui on tend la main, et finalement on redonne vie et espoir. Cet ouvrage est un retour sur les épreuves de la vie, fondatrices de l’analyse que l’on peut faire de la société et de ce qui est attendu par nos concitoyens. La responsabilité première de la politique est de répondre à leurs aspirations. Je pense que ce petit retour sur les épreuves de la vie, tel que le propose Rosanvallon, est assez salutaire par les temps qui courent.
Merci beaucoup Christophe Robert, on rappelle que la fondation est indépendante et que les auditeurs peuvent aider la fondation financièrement ou par des action très concrètement contre le mal-logement, mais aussi à pousser les réflexions et à militer quelque part pour le Logement d’abord. Merci beaucoup et à bientôt.
Propos recueillis par Sylvain Grisot en février 2022
Pour aller plus loin :
- Site web de la Fondation Abbé Pierre
- Le plan Logement d'abord
- Les épreuves de la vie : comprendre autrement les français, Pierre Rosanvallon, Seuil 2021