Naissance d'un écosystème de réemploi
Du chantier de déconstruction-réhabilitation personnel au métabolisme urbain, Raphaël Fourquemin nous raconte son parcours et celui l’association IDRE. On a parlé d’écosystèmes d’acteurs, de chantiers expérimentaux, de formations, mais aussi de politiques publiques et de l’importance du cap commun.
Sylvain Grisot > Raphaël Fourquemin, bonjour. Tu es architecte urbanisme et un des initiateurs de l’association IDRE, pour Interprofessionnelle de la Déconstruction et du Réemploi, créé en 2018 à Pau. IDRE s’engage sur un chemin qui a déjà été tracé par d’autres, comme Rotor, mais quand même semé d’embuches. L’idée, simple en apparence, est de moins jeter sur les chantiers et de récupérer ce qui peut l’être pour construire de nouveaux bâtiments. Il faut alors bâtir un écosystème d’acteurs conscients et compétents, ce qui est loin d’être simple. Commençons par le commencement : comment t’est venu le besoin de t’engager dans cette voie et de créer IDRE ?
Raphaël Fourquemin > J’ai commencé à travailler sur ces sujets là dès 2011, après mes études d’architecte. J’ai d’ailleurs une petite critique à faire sur les études d’archi en France. On est très déconnecté sur la matière. Cela me paraissait étrange de diriger des entreprises, alors que moi-même je n’ai jamais touché à ce qu’elles font. La première étape a donc été de faire de l’auto-construction. J’ai aussi travaillé dans des agences qui faisaient de la rénovation d’appartement et de maison. A chaque fois, c’était la même histoire, on faisait tabula rasa de l’existant. On met tout à la déchetterie et on reconstruit tout neuf avec du placo.
Je viens d’une famille modeste et paysanne, alors on gardait toujours tout. J’ai vécu avec des stocks de matériaux divers et variés : de l’éclairage public, de la carrosserie de voiture en passant par des pavés… Cela m’a parut donc complètement incohérent quand j’ai travaillé en agence. J’ai donc ajouté à l’envie de l’auto-construction celle du réemploi.
En 2011, on ne trouvait encore rien sur le réemploi. Même Rotor était mal référencé. Quand je me suis lancé, j’avais l’impression d’être le seul sur terre à faire ça. Avec ma campagne, on a cherché un bâtiment à rénover pour faire de la déconstruction et du réemploi de matériaux in situ. C’est ce qu’on a fait pendant 4 ans, en transformant un hangar en maison de ville bioclimatique. Ce hangar avait déjà été transformé en restaurant est 1999, ce qui nous permettait d’avoir un stock de matériaux assez récents et de bonne qualité. Après, je me suis servi comme carte de visite en organisant des rencontres avec le Pavillon de l’architecture de Pau, le CPI de Béarn, etc. A la suite de ça, avec des copains architectes, on a eu envie de pousser l’expérience en montant l’association IDRE en 2018.
Cela part donc d’une initiative personnelle, mais qui amorce une dynamique collective. Le terme « interprofessionnel » de votre association explicite bien qu’il faut agréger des métiers qui se parlent peu pour faire du réemploi. Peux-tu nous expliquer ce qui constitue le noyau des acteurs de l’association.
Avant sa création, on se faisait cette remarque. En tant qu’architecte, j’ai des relations plutôt du côté des maîtrises d’œuvre. On aurait pu simplement développer le sujet de ce côté. Mais si il n’y a pas de clients qui ont cette demande et pas d’entreprises qui peuvent y répondre, cela ne fonctionne pas.
Les premiers temps de l’association ont justement été d’organiser des rencontres où nous avons réuni une cinquantaine de professionnels. On fonctionnait sur le principe des locavores, avec une intervention dans un rayon de 200km autour de Pau. On n’a pas vraiment réfléchi, on n’a pas fait de calcul bilan carbone. Le principe comptait plus que la distance. Mais on se rend bien compte aujourd’hui qu’elles peuvent être plus importantes selon les matériaux. C’est une logique vis-à-vis de la matière à proprement parler, alors que pour la diffusion du savoir, nous n’avons pas de frontière.
Une fois de plus, il n’y a pas de bon périmètre. Il y a une échelle pertinente en fonction des typologies des matériaux et une autre de diffusion du savoir. C’est l’occasion de nous raconter ce que fait l’association aujourd’hui.
A la suite des rencontres entre maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre, artisans, bureaux d’études, brocanteurs, on a structuré un réseau. Son objectif est de parler à tout le monde. Pour réussir cela, il fallait que tous les corps de métiers soient déjà représentés dans l’association. Cela ne permet de répondre à tous les besoins, qui peuvent être très spécifiques. Avec la déconstruction, on découvre à chaque fois de nouvelles choses : déconstruire un immeuble de logement HLM n’a rien à voir avec déconstruire une maison individuelle ou un EHPAD. Les problématiques sont différentes et il y a besoin de compétences différentes. C’est pour cela que l’association s’est structurée autour de la transversalité des compétences.
Chacun des acteurs doit être conscientisé, compétents et que l’offre et la demande se développent en parallèle. Quels sont les leviers de l’association pour faire émerger cet écosystème local ?
On a d’abord réitéré sur cinq chantiers de déconstruction sans parler de réemploi, car la première étape, c’est quand même celle-ci. C’est ce que nous a permit de faire de la sensibilisation. Par exemple, une démolition est très différente d’une déconstruction. Une démolition c’est beaucoup de capital, la grosse pelle, et peu de travail, le bonhomme qui la conduit. Il ne va travailler que quelques jours, mais la pelle aura compté très chère. Alors que la déconstruction, c’est beaucoup de travail, des bras, peu de capital, des outils très simples.
Cette part de main d’œuvre est quasiment incompressible dans la déconstruction et le réemploi. C’est peu imaginable de faire de la dépose mécanisée. On peut intervenir avec des pelles sur de la pierre ou des bétons banchés. Mais globalement, comme l’intérêt premier est le second œuvre, car il y a plus de valeur ajoutée sur les matériaux. Une prise, c’est tout petit, mais ça coûte 10 euros et c’est très dur à recycler. D’après l’ADEME, le recyclage du second œuvre n’est que de 35%. Je m’écarte un peu, mais nous avons une problématique de terminologie. Le réemploi, c’est remettre en fonction un matériau dans sa fonction d’origine. Par exemple, je démonte une porte et je la repose comme une porte. Alors que la réutilisation, c’est je prends cette porte et je mets deux tréteaux pour en faire une table. J’ai détourné sa fonction, mais je n’ai pas transformé la matière. Alors que le recyclage, c’est faire passer la porte en bois dans une broyeuse, en faire des copeaux, mettre de la colle et réaliser des plaques d’OSB. Il y a une dégradation de la matière, l’ajout d’un second matériau et un processus industriel lourd. Le recyclage n’est pas une mauvaise chose en soit, mais il faut le conserver pour ce qui ne peut pas être réemployé ou réutilisé.
Il y a des boucles plus vertueuses en préservation de la matière, mais aussi en création de valeur. Mais il y a aussi une question de monter en compétences et de métiers. Comment traitez-vous ces questions ?
En s’appuyant sur des chantiers expérimentaux, notre première étape a été de sensibiliser en montrant que c’était possible, avec des résultats concrets. Ces expériences nous ont aussi permit de comprendre l’ensemble du projet : le temps passé, les outils, les méthodes de dépose, etc. On a créé des outils exprès pour mieux répondre à certains besoins, comme déposer des plaques de plâtres. Pour donner suite à ces sensibilisations, on a pu structurer des formations-chantier pour des artisans et des formations plus organisationnelles pour les maîtrises-d’œuvre et maîtres d’ouvrage. On n'improvise pas un chantier de déconstruction. Cela nécessite du stockage provisoire ou sur du long terme. Il faut penser aussi aux emplacements, car on va sortir aussi bien des prises électriques que du parquet dans la même journée. Il faut aussi réfléchir aux sorties des matériaux quand ils ne sont pas réemployés in situ, ce qui est majoritairement le cas.
Il faut à la fois penser la question de la place sur le chantier, mais aussi de l’écosystème local, c’est-à-dire ce qu’un chantier peut partager avec un autre. Mais en tout cas, que ce soit un chantier de réhabilitation ou de construction neuve, les plannings sont rarement synchronisés. Il faut donc trouver de la place pour les stocker, mais c’est aussi une façon de redonner de la visibilité à ces matières, à ces matériaux qui ne sont pas emballés, qui ne seraient pas propres, etc. Comment est-ce qu’on a, dans la ville, des espaces tampons ?
On travaille sur un gros projet depuis plus d’un an qu’on appelle Centre Ressource de la Déconstruction et du Réemploi. Ce centre serait un espace de stockage pour les matériaux, en structurant notamment la filière autour de la maîtrise d’ouvrage publique, avec des gros bâtiments type bailleurs sociaux. Quand on a 600m2 de couverture d’un coup, il faut pouvoir la stocker.
L’autre aspect serait de proposer une démarche de métabolisme urbain sur du long terme. L’objectif serait que les chantiers de déconstruction rencontrent des chantiers de construction au bon moment. Quand je dis construction, cela peut aussi être de la rénovation. En structurant le réseau d’acteurs, on espère avoir une vision suffisamment large et long terme pour anticiper sur un ou deux ans les chantiers. Ensuite, on aimerait structurer la méthode de métabolisme urbain sur une échelle de cinq à dix ans, car on sait que les bailleurs sociaux ont des plannings de rénovation qui sont plutôt à cette échelle. Le stockage deviendrait alors vraiment un tampon entre deux chantiers.
La cartographie de la ressource est un point fondamental et savoir les potentiels que cela permet. Quand on parle d’explorer la mine urbaine, c’est bien cette idée qu’il y a des matériaux qui ne sont pas dans le sol, mais dans nos bâtiments. Encore faut-il savoir où est-ce qu’on peut se servir. Cela demande de mobiliser des acteurs extrêmement variés, voire concurrents. Cela pose la question de les faire collaborer et de se synchroniser au moins sur ce sujet-là. Qu’est-ce que vous vous êtes donné comme cap pour les années qui viennent ?
On a déjà amorcé de nombreux projets qui sont assez lourds, comme le centre de ressource et la méthode de métabolisme urbain. Je ne l’ai pas évoqué, mais nous avons aussi une activité de bureau d’étude. On réalise des études et des diagnostics ressources, c’est-à-dire qu’on va analyser dans le détail ce qui est présent dans le bâtiment afin d’avoir une liste exhaustive pour anticiper la sortie de ces matériaux. Avec la formation, c’est une autre activité importante de l’association. Je crois que si on arrive à monter notre centre de ressources, ce sera déjà très bien. Dans la démarche de métabolisme urbain, comme cela se joue à l’échelle du territoire, il ne faut pas négliger la dimension politique. Actuellement, nous sommes dans la technique et cela ne nécessite pas de revoir la manière de penser la ville. Au contraire, le métabolisme urbain nécessite de changer d’échelle et de repenser la fabrique de la ville et des territoires.
Oui, il y a aussi plein de questions règlementaires dont on n’a pas parlé, mais ce sont évidemment des questions fondamentales. Et cela ne peut pas prendre de sens tant qu’il n’y a pas un cap collectif pour collaborer sur ce sujet. Je pense que ce type de projet peut amener une forme de masse critique et de visibilité vraiment importante qui pérennise des initiatives.
Pour finir, as-tu un conseil de lecture pour prolonger la réflexion ?
Je voudrais simplement rajouter qu’on voit même à notre échelle qu’il y a des initiatives qui émergent de plus en plus. En 2018, on se sentait un peu seuls et on nous regardait comme des huluberlus. La donne a changé, et vite. Règlementairement aussi. Être une association a un sens pour ça aussi en essaimant et en partageant avec d’autres collectifs. L’idée n’est pas d’être une start-up avec un concept qu’on garderait pour nous. Mais au contraire, de partager le plus possible les expériences.
Le premier livre que je conseillerai est sûrement le plus connu : Matière Grise, le catalogue de l’exposition réalisée par Encore Heureux en 2014 au Pavillon de l’Arsenal. Un bouquin qui fait le tour du monde et qui parle aussi bien de détournement, que de réemploi et de recyclage.
Un autre, qui s’adresse plutôt aux concepteurs, architecteurs et maîtres d’œuvre, est La poubelle et l’architecte. Il est assez technique au niveau de la conception, car l’idée est de sortir d’une conception catalogue Point P. Mais quand on parle de déconstruction et de réemploi, il y a toujours un flou dans le matériau qu’on va avoir. Il faut concevoir avec, quelque soit le matériau qui arrive, et atteindre l’objectif du programme. C’est super intéressant car cela vient requestionner complètement la manière de concevoir des bâtiments aujourd’hui.
Enfin, je conseillerai un documentaire Hacer mucho con poco. Ce sont des architectes vénézuéliens qui travaillent justement dans un contexte où la matière est difficile à trouver. La majorité des gens sont très pauvres et ne peuvent dépenser beaucoup pour construire quelque chose. Par conséquent, ils explorent les alternatives à la programmation des bâtiments. Ce n’est pas transférable tel quel dans notre société, ne serait-ce que pour une question de climat. Mais cela pose des questions sur ce qu’est le travail.
Merci beaucoup pour cet échange, on ne manquera pas de suivre votre travail durant les prochains mois.
Propos recueillis par Sylvain Grisot · dixit.net · Février 2022
Pour aller plus loin :
- Site web de l’Interprofessionnelle de la Déconstruction et du Réemploi
- Article de dixit.net sur Rotor, association de réemploi belge
- Article de dixit.net sur le métabolisme urbain à Plaine Commune
- Article de dixit.net sur la méthode métabolisme urbain et économie circulaire
- Matière Grise, de Encore Heureux, 2014
- La poubelle et l’architecte, de Jean-Marc Huygen, 2008
- Bande annonce du documentaire Hacer mucho con poco, 2018