Réemploi made in Bruxelles
Susie Naval travaille chez Rotor, une association bruxelloise spécialisée dans le réemploi de matériaux issus de la déconstruction. Nous avons exploré leur thématique de recherche et d'expérimentation, mais aussi les freins qui empêchent encore la massification du réemploi dans la construction.
Rotor, si vous ne connaissez pas, c'est la star du réemploi en Europe. Ce collectif a commencé à s'intéresser aux flux de "déchets" et de ressources dans la construction avant tout le monde. Rotor est né en 2005 par l'initiative d'une poignée d'architectes, de designers et de chercheurs basés à Bruxelles. Ce collectif s'est structuré en association et a ouvert, en 2016, une autre entité, Rotor DC, afin de récupérer, remettre en état et revendre des matériaux issus de la déconstruction. Cette entreprise est située dans le quartier d'Anderlecht à Bruxelles, dans une ancienne usine de pralines (On en parlait déjà dans le Manifeste).
De par ses fondateurs et fondatrices, Rotor a une dimension théorique très ancrée en questionnant et en étudiant toujours en profondeur la complexité des systèmes des flux. C'est en représentant la Belgique à la Biennale de Venise en 2010 qu'ils se font connaître : les recherches se sont précisées, et des projets expérimentaux en design et en architecture sont lancés.
Précisons d'ailleurs que l'écosystème bruxellois est bouillonnant d'initiatives sur l'économie circulaire, surtout depuis une quinze d'années. La région bruxelloise s'est intéressée rapidement à la circularité dans les bâtiments et a encouragé les expérimentations sur le sujet. En 2010, Rotor a reçu une subvention de la Région pour constituer un annuaire des acteurs du réemploi dans la région bruxelloise, mais aussi en Wallonie et en Flandre, régions qui ont plus d'espaces pour stocker les matériaux.
Entre 2016 et 2019, il y a eu le Plan Régional pour une Economie Circulaire bruxellois qui a désigné le bâtiment comme un de ses secteurs prioritaires. Ce plan a aussi lancé le programme "bi-circulaire" qui finance chaque année beaucoup de projets innovants qui acculturent les acteurs du bâtiment aux nouvelles pratiques de réemploi. Cela permet de capitaliser sur ce qui est acquis et d'espérer que la prochaine étape sera de faciliter les obligations réglementaires.
— Susie Naval, collaboratrice chez Rotor
Nous l'avons déjà souligné, mais c'est assez peu commun pour remettre une couche, Rotor est spécialisé en recherche-action, voire même en action-recherche. Les fondateurs et fondatrices étant quasi tous des doctorants, et maintenant des professeurs, c'est dans l'ADN de l'association. L'idée est toujours d'aller plus loin : oui, le réemploi c'est bon pour l'environnement, mais quel est le jeu d'acteurs ? Quel langage pour se comprendre ? Comment déshabiller un bâtiment ? Quels enjeux assurantiels ? Mais l'équipe de Rotor a aussi régulièrement les pieds sur les chantiers pour faire des pas de côté, tester de nouvelles choses, expérimenter, se tromper...
Il y a toujours eu la volonté de ne pas se cantonner à une recherche purement académique et d'associer l'expérimentation pratique. Parmi les fondateurs et fondatrices de Rotor, on a des doctorants d'architecture, mais aussi un designer autodidacte, des ingénieurs, qui sont arrivés dans le réemploi des matériaux peu à peu et qui ont développé une expertise de terrain. (...) On a toujours des projets qui ne concernent pas directement le réemploi, puisque c'est en acceptant le risque de se tromper qu'on va pouvoir continuer à appréhender la complexité des systèmes et en tirer des conclusions pertinentes. Le travail d'expérimentation sur le terrain est essentiel, car si on ne faisait que de la théorie, on rentrait droit dans le mur.
— Susie Naval, collaboratrice chez Rotor
C'est d'ailleurs en prenant un risque que Rotor s'est lancé dans un grand projet européen, financé par l'ADEME, l'Interreg Nord-Ouest Europe et la région Ile-de-France. Si le sujet est bien la facilitation de la circulation d'éléments de réemploi, on passe à une autre échelle : celle de l'Europe du Nord-Ouest, et plus spécifiquement en Belgique, au Royaume-Uni et en France. Changement d'ampleur pour Rotor, avec beaucoup de partenaires sur un projet de 5 ans : Bellastock, Salvo, CSTB, CSTC, la confédération de la construction en Belgique, etc... Leur mission est de s'attaquer de front à tous les nœuds qui ont pu être identifiés ces dernières années et qui freinent le réemploi.
Le premier, et cela ne nous étonne guère, est la connaissance de l'écosystème du réemploi. Si vous lisez régulièrement la newsletter de dixit.net, vous avez peut-être l'impression que c'est devenu un grand classique, mais non. Le réemploi manque encore cruellement de visibilité auprès des acteurs de la construction, ce qui empêche de le massifier. Deuxièmement, il reste de nombreux enjeux pour développer une offre suffisante en matériaux de réemploi : créer un marché, avoir de la disponibilité, avoir des connaissances et des compétences pour extraire les matériaux, etc. Enfin, roulement de tambour, il faut faciliter la demande. C'est très compliqué de prescrire des matériaux de réemploi dans les marchés publics, car il y a beaucoup de craintes techniques et assurantielles à lever.
Les trois premières années du projet sont déjà terminées. Susie Naval témoigne que le plus important est toujours de rappeler que c'est possible et d'expliquer sans relâche aux commanditaires qu'ils peuvent aller au delà du seul réemploi sur le chantier de réhabilitation, mais qu'il peut peut s'élargir à plusieurs bâtments qui échangent leurs matériaux.
Le réemploi ne se fait pas qu'à l'échelle in situ. C'est une bonne approche, mais c'est souvent la seule envisagée. Cela pose beaucoup de problèmes techniques, car quand il s'agit d'un premier projet on a tendance à sous-estimer la perte ou les difficultés qui peuvent se présenter. Cela voudrait aussi dire que si il n'y avait pas de bâtiment avant sur le chantier, il ne peut pas y avoir de réemploi. On explique que c'est possible, et que c'est même très pertinent de changer d'échelle et d'aller voir au-delà.
— Susie Naval, collaboratrice chez Rotor
Ce projet a permis de découvrir des acteurs du réemploi bien plus anciens que Rotor, qui sont parfois spécialisés dans certains matériaux, qui ont développé un savoir-faire depuis de longues années. Ils ont également pu expérimenter plusieurs façons d'introduire le réemploi dans les marchés publics. Certaines tentatives ont échoué, mais il fallait les tester pour en comprendre limite. Cela a permis à Rotor d'insister sur l'importance de l'implication du commanditaire dans le projet.
Cela ne paraît pas toujours facile de se lancer dans le réemploi (mais qui a dit que la transition le serait ?!), mais révéler révéler les ressources et les acteurs de son territoire est déjà un bon début. Rotor a commencé pour récolter des données dans un petit annuaire d'acteurs du réemploi, d'abord dans la région bruxelloise. Puis sur toute la Belgique, toute la France, tous les Pays-bas... Alors oui, il n'est pas exhaustif, mais il y a beaucoup de pistes. Si vous y jetez un œil, vous verrez que des acteurs du réemploi se trouvent déjà sur votre territoire.
Il existe une génération ancienne, de père en fils, avec un site et une activité qui peut être là depuis plus d'un siècle. Ils sont souvent spécialisés dans les anciens matériaux, comme les pavés. Mais aujourd'hui, de nouveaux acteurs, plus jeunes, par exemple Rotor DC, Minéka à Lyon, La station-service à Nantes, s'intéressent davantage aux matériaux contemporains. Cette nouvelle génération d'acteurs a besoin d'être encouragée, d'autant plus qu'elle est prête à s'engager dans de grands projets publics.
— Susie Naval, collaboratrice chez Rotor
Collectivités, vous êtes là ? Vous savez ce qu'il vous reste à faire ;)
Frédérique Triballeau · dixit.net · Décembre 2021
Pour aller plus loin :
- Site internet de Rotor
- Annuaire Opalis
- Déconstruction et réemploi : comment faire circuler les éléments de construction ? de Lionel Billet, Lionel Devlieger, Michaël Ghyoot et André Warnier, 2018
Photo de couverture : Projet technoparc Nextmed, dépose de carrelage mural, crédit à Luc Boegly